L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à l’anarchisme dans les années 1880.par Amélie Gaillat Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019 |
Chapitre 4 : De la police à la justice politique« Vous croyez ainsi montrer que vous êtes, comme on dit, des hommes de gouvernement ; vous montrez seulement que vous êtes des hommes d'autorité absolue »1. A la fin de l'année 1882, la préfecture du Rhône applique toute l'étendue de ses méthodes de police politique pour écrouer les principaux acteurs du mouvement anarchiste. Du 8 au 19 janvier 1883 se tient devant le tribunal correctionnel de Lyon le « procès-spectacle » du « parti révolutionnaire » dont se délecte la presse et les députés les plus conservateurs2. Le procès des 66 apparaît avant tout comme un procès politique et non la condamnation d'un mouvement terroriste ; ceci révèle les contradictions d'un pouvoir exécutif libéral qui tente par tous les moyens d'empêcher un mouvement de gauche contestataire de se développer3. Les soixante et une condamnations pour tentative de reconstitution de l'AIT affaiblissent en effet le mouvement, mais divisent le camp républicain pris dans l'engrenage de la machine d'État. Ce n'est pas seulement la technostructure policière qui contraint le gouvernement à réprimer les anarchistes, mais un système de justice politique entièrement dévoué à la protection du régime. Dans ce chapitre, il est donc nécessaire de s'interroger sur ce que révèle le procès des 66 de l'administration de la coercition légitime. Les institutions policières n'ont pas le monopole de la répression politique puisque l'appareil judicaire détient lui aussi une place importante au sein de la machine d'État. En outre, bien plus qu'une réponse publique à la menace anarchiste qui pèse sur la République, le procès des 66 s'inscrit dans un contexte plus large de légitimation du nouveau régime de gouvernement face aux « ennemis de l'intérieur ». 1 Georges Clemenceau à la Chambre des députés le 27 janvier 1883 à propos des hommes du gouvernement et du procès des 66, Journal Officiel de la République Française, 28 janvier 1883, p.154. 2 Voir Laurent Gallet, Le mouvement anarchiste et la presse lyonnaise..., op.cit, (non paginé). 3 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France..., op.cit p.173. 106 4.1 - La notion de délit d'opinion en RépubliqueDans un premier temps, le procès des 66 présente une première rupture dans le contrat libéral conclu par les républicains lors de leur arrivée au pouvoir en 1879. Cette instruction semble entrer en contradiction avec les lois concernant la liberté de la presse et de réunion, puisque les anarchistes sont jugés pour reconstitution de l'AIT, interdite par la loi Dufaure promulguée en 1872. Par conséquent, la notion de délit d'opinion est au centre des débats devant le tribunal correctionnel de Lyon au début de l'année 1883. À la Chambre des députés, ce sont les représentants de la gauche radicale qui s'insurgent contre cette atteinte aux libertés fondamentales à l'instar de Georges Clemenceau4. Néanmoins, c'est dans la presse que l'on retrouve plus précisément l'opinion des différentes forces politiques sur ce procès comme le soutient Laurent Gallet dans son mémoire5. Alors que les opportunistes alertent sur la menace que représente selon eux l'Internationale pour le régime en place, les oppositions de droite et de gauche considèrent le procès des 66 comme un moyen pour les Républicains d'asseoir leur pouvoir de répression6. Cet événement met aussi en avant les fractures d'une société française divisée entre conservateurs et radicaux que les opportunistes ont tenté d'unifier. A) Soixante-six condamnés pour tentative de reconstitution de l'InternationaleLe procès, qui dure une dizaine de jours, est marqué par les déclarations éloquentes des militants les plus aguerris se défendant pour la plupart eux-mêmes7. Ceci est un moyen pour eux de faire la promotion de la doctrine libertaire et de révéler les contradictions du libéralisme absolu associé à la Troisième République. 4 Voir séance de la Chambre des députés du 23 janvier 1883, Journal Officiel de la République Française, 23 Janvier 1883, p.115. 5 Voir Laurent Gallet, Le mouvement anarchiste et la presse lyonnaise..., op.cit. (non paginé). 6 Cette synthèse en ligne résume les différentes positions politiques vis-à-vis du procès : https://rebellyon.info/La-presse-lyonnaise-et-les 7 C'est le cas de Pierre Kropokine, Toussain Bordat, Joseph Bernard et Emile Gautier. 107 Un compte-rendu des débats devant le tribunal correctionnel intitulé Le procès des anarchistes devant la police correctionnelle et la Cour d'appel de Lyon réalisé par des partisans du mouvement constitue la source principale des historiens souhaitant étudier l'événement8. Les éditeurs de cette chronique dénoncent un « procès de tendance » et assument leur volonté de défendre les anarchistes contre les accusations d'affiliation à l'Internationale9. Ils font le choix de ne pas publier les plaidoiries des avocats constituant l'ensemble de l'audience du 18 janvier : « Du reste, notre livre étant publié pour la propagande des idées anarchistes et non pour publier ce que peuvent penser des avocats bourgeois sur les lois et légalité (...) nous n'avons pas cru devoir les insérer »10. Ce choix éditorial souligne les larges tensions politiques que cristallisent le procès des 66 et qui divisent la société française. Cependant, du côté des publications « bourgeoises », nous ne retrouvons pas de chroniques similaires prenant la défense de la République. Même la revue annuelle Causes criminelles et mondaines, éditée par Albert Bataille et relatant les affaires judiciaires de l'année écoulée, fait mention des procès de Montceau-les-Mines et du gréviste Fournier mais pas de celui de Lyon11. Ceci ne l'empêche pas de se placer clairement du côté du gouvernement lorsqu'il s'agit de la répression du mouvement anarchiste : « L'année 1882 marque une évolution nouvelle de l'armée socialiste et anarchiste. Pour la première fois depuis la Commune, les révolutionnaires passent des paroles aux actes, et la « justice bourgeoise » est forcée d'intervenir12.» Par conséquent, Jean Maitron, Marcel Massard ou encore Laurent Gallet se sont donc largement appuyés sur Le procès des anarchistes pour relater le jugement des 66 dans leurs oeuvres respectives. Tout d'abord, il est important de noter que des mesures de sécurité exceptionnelles sont prises dès le début du procès : pour accéder à l'audience il faut présenter 8 Toussaint Bordat, et al., Le procès des anarchistes devant la police correctionnelle et la Cour d'appel de Lyon, op.cit. ; nous n'avons pas retrouvé de documents retranscrivant l'ensemble du procès et avons conscience du biais que présente cette source. Dans les dossiers d'archives, nous retrouvons seulement des comptes rendus succincts des journées du procès rédigés par des agents de polices assistant aux audiences n'apportant pas d'informations complémentaires. 9 Ibid. « Avant-Propos ». 10 Ibid., p.111. 11 Ces évènements sont évoqués dans le chapitre 3. 12 Albert Bataille, Causes criminelles et mondaines. 3, année 1882. E. Dentu, 1883, p.313. 108 une carte spéciale, d'abord à l'extérieur du palais de justice puis une nouvelle fois avant de pénétrer à l'intérieur de la grande salle où se déroule l'instruction13. Aussi, la compagnie entière du 98e de ligne de l'armée garde le hall du palais de justice, tandis qu'une douzaine de gendarmes de réserves occupent la salle d'audience alors que chaque prévenu est entouré par deux agents de police14. Ces dispositions de sécurité perturbent largement le procès. Les accusés se plaignent d'ailleurs dès le deuxième jour de l'audience qu'il leur est impossible de suivre les interrogatoires, ayant beaucoup de mal à entendre les déclarations à cause des forces de l'ordre occupant plus de la moitié de l'espace15. Ce même jour, la femme de Kropotkine fait un malaise durant l'interrogatoire de son mari expliquant qu'il y a « des gens en nombres si pressé qu'il n'y a plus moyen de respirer »16. En outre, les compagnons subissent pendant l'audience diverses provocations. Bordat interrompt l'interrogatoire de Jules Trenta rapportant qu'un capitaine d'infanterie l'a menacé lui et ses amis en tenant les propos suivants : « J'ai arrangé vos camarades de la Commune, et si vous aviez affaire à moi, je vous arrangerai de même »17. Le lendemain, Péjot fait connaître au début de son interrogatoire qu'il s'est fait traiter de « pâle voyou » par un journaliste présent dans la salle18. Enfin, les rédacteurs du compte-rendu du procès indiquent que Didelin déclare lorsqu'on l'interroge qu'un agent de police l'a traité de lâche lors de son arrestation19. Ainsi, le procès se déroule dans une atmosphère particulièrement tendue. L'accusation a divisé les soixante-six prévenus en deux groupes. Certains sont accusés d'être affiliés depuis moins de trois ans à une association internationale quand d'autres sont en plus chargés d'avoir occupé des fonctions dans ladite association20. Si la majorité des militants assument leur appartenance à des groupes anarchistes et réaffirment les principes de la doctrine libertaire, ils remettent en cause l'accusation d'appartenance à l'Internationale, 13 Marcel Massard, Histoire de mouvement anarchiste à Lyon..., op.cit., p. 63. 14 Laurent Gallet, Machinations et artifices..., op.cit., p.75. 15 Le procès des anarchistes..., p. 29. 16 Ibid., p. 31. 17 Ibid., p. 35. 18 Ibid., p.47. 19 Ibid., p.50. 20 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.. p.171. 109 puisqu'elle a été dissoute en 187721. Emile Gautier, militant reconnu pour ses qualités de propagandiste et d'orateur rejette cette idée dans la défense qu'il présente aux jurés le 13 janvier 1883 : « Ai-je le droit d'être anarchiste ? Voilà la véritable et la seule question de ce procès. Il résulte en effet du réquisitoire que l'Internationale n'est autre chose que la Fédération lyonnaise ; or je n'en fais pas partie. Cette Internationale, -démontrée, on sait comment, par l'instruction - n'existe donc pas en tant qu'association et, par suite, ne tombe pas sous le coup de la loi de 1872. L'association est chose précise, strictement définie : où est le siège social de celle-ci ? où est sa caisse ? quels sont ses statuts ? où est l'administration de cette société que vous poursuivez ? Est-ce que les congrégations religieuses, les jésuites, la franc-maçonnerie ne sont pas des associations internationales ? Les sociétés financières elles-mêmes ne sont-elles pas aussi internationales ? (...) L'ancienne Internationale était bien réellement une association, mais elle est tombée au Congrès de la Haye. La loi de 1872 punit le délit d'affiliation à l'Internationale ; or, il est bien certain que le mot affiliation veut dire réception dans une société après certains engagements (...) La conclusion s'impose donc d'elle-même : l'Internationale n'existe pas22.» Malgré les longs débats et l'éloquence de certains des accusés pendant leurs interrogatoires, seulement cinq d'entre eux sont acquittés par le verdict prononcé le 19 janvier 1883. Les soixante et un autres subissent des peines allant de six mois de prison, cinquante francs d'amendes et cinq ans d'interdiction de droits civils à cinq ans de prison, deux mille francs d'amende, dix ans de surveillance et quatre ans d'interdiction des droits civils23. Kropotkine, Gautier, Bernard et Bordat, les militants les plus connus des soixante six accusés sont soumis à la plus extrême des condamnations, considérées comme lourdes pour une affaire de délit d'opinion24. Nous reproduisons en détail dans un tableau présenté en annexe de ce chapitre les différentes peines auxquelles sont condamnés les militants et ainsi constater la sévérité du jugement. Est-il en adéquation avec les dispositions prévues par la loi Dufaure de 1872 ? Il est donc nécessaire de regarder de plus près le contenu de cette loi du nom du garde des Sceaux de l'époque et votée le 14 mars 1872 un an après l'écrasement de la Commune de Paris par le gouvernement de « l'ordre moral ». Le texte de cette législation visant à interdire l'Association Internationale des Travailleurs est reproduit en annexe de ce chapitre. Or nous constatons que l'article deux prévoit pour affiliation à l'AIT une peine de trois mois à deux 21 Marcel Massard, Histoire du mouvement anarchiste à Lyon..., op.cit., p.65. 22 Toussaint Bordat, et al., Le procès des anarchistes..., p.84. 23 Ibid., p.134. 24 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.., p.173. 110 ans de prison, une amende de 50 à 4000 francs ainsi qu'une privation des droits civils pendant cinq ans au moins et dix ans au plus pour tout français ou étranger25. Aussi, les membres qui « auront accepté une fonction dans une de ces associations ou qui auront sciemment concouru à son développement, soit en recevant ou en provoquant à son profit des souscriptions » peuvent être soumis à une peine de cinq ans de prison, à une amende de 2000 francs et à la surveillance de la haute-police pour cinq ans au moins et dix ans au plus d'après l'article trois26. Le jugement apparaît donc conforme à ce qui est prévu par la loi, néanmoins nous pouvons nous demander si cette dernière est digne d'une République libérale. Au moment de sa promulgation en mars 1872, elle a suscité de nombreux débats et a été dénoncée par les Républicains alors minoritaires à la Chambre. Par exemple, le député syndicaliste et ancien membre de l'AIT Henri Tolain développe une longue argumentation le 4 mars 1872 contre la législation, insistant sur le fait que l'Internationale est devenue un bouc émissaire universel27. Deux jours plus tard, c'est le célèbre député socialiste Louis Blanc qui reproche à la loi de ne pas condamner des actes mais des doctrines et donc de créer un « délit intellectuel »28. Enfin, le 14 mars 1872, dernier jour de débats à la Chambre avant l'adoption de la loi, les discussions se concentrent sur la liberté des ouvriers à s'organiser ainsi que leur place dans le système capitaliste. Henri Tolain s'empresse alors de déclarer : « Il est légitime que les ouvriers puissent s'entendre et se concerter pour la défense de leur salaire ; mais il est illégitime, il est dangereux, il est coupable qu'ils puissent suspendre le travail »29. Le député de la Seine insiste donc sur la question de la liberté d'opinion qui est au centre de cette loi. Ceci n'empêche pas la Chambre d'adopter l'article premier de la loi ce jour là à 493 voix pour et 106 contre30. Cependant, son utilisation lors du procès des anarchistes à Lyon en janvier 1883 fait ressurgir les débats sur la liberté d'expression qui divisent le camp républicain au pouvoir. 25 Loi Dufaure, 14 mars 1872, Art.2.Voir Annexe 3. 26 Loi Dufaure, 14 mars 1872, Art.3.Voir Annexe 3. 27 Voir la séance du 4 mars 1872, Journal Officiel de la République Française, 5 mars 1872, p.1568. 28 Voir la séance du 6 mars 1872, Journal Officiel de la République Française, 7 mars 1872, p.1615. 29 Henri Tolain à la Chambre des députés le 13 mars 1872, Journal Officiel de la République Française, 14 mars 1872, p.1809. 30 Ibid., p.1814. 111 Dès leur arrivée au pouvoir en 1879, les opportunistes accordent l'amnistie aux communards mais ne remettent pas en cause la loi Dufaure. Il faut y voir ici la volonté d'unifier la nation française à la suite de l'installation définitive de la République et non de rétablir l'Internationale qui continue à diviser les citoyens autant que la classe politique. Cependant, le procès de Lyon et l'application de la loi du 14 mars réactive les tensions qui divisent le camp républicain à la Chambre, qui s'expriment publiquement dans les journaux de l'époque. |
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