B) La nécessité de désigner un
coupable
Si le procès des 66 ne juge pas les coupables
de l'attentat de Bellecour mais le mouvement anarchiste pour tentative de
reconstitution de l'AIT, il est nécessaire de répondre aux
attentes du public ému par cet acte de violence en désignant un
responsable. Le militant et gérant de presse Antoine Cyvoct se
révèle être le candidat idéal. Il a en effet
publié un article intitulé « Un bouge » dans le journal
libertaire Le Droit Social le 12 mars 1882. Dans
celui-ci il incitait ses camarades de lutte à s'en prendre au
théâtre Bellecour89. Une chasse à l'homme
s'engage donc dès le lendemain de l'explosion alors que Cyvoct se
réfugie en Suisse avant d'être arrêté en
Belgique.
Cité lors du procès des 66 en janvier
1883 alors qu'il est en fuite, son instruction se tient devant la cour
d'assises du Rhône en décembre de la même année.
Pourtant, Antoine Cyvoct a toujours clamé son innocence et n'est
d'ailleurs pas reconnu comme le poseur de bombe du théâtre
Bellecour. Il est en fait jugé coupable d'avoir incité à
commettre ce crime ce qui lui vaut une condamnation à mort90.
Si sa peine est finalement commuée en travaux forcés au bagne de
Nouvelle-Calédonie91, le procès du jeune militant
anarchiste vient confirmer le rôle de la machine d'État dans la
répression des opposants politiques de la République. D'une part,
Cyvoct à l'instar des condamnés du procès des 66 est
soumis à la surveillance accrue de l'administration policière. En
effet, Laurent Gallet indique que son nom apparaît pour la
première fois dans les archives de la police lyonnaise le 7 août
1882 dans un rapport indiquant qu'à la suite d'une réunion, le
jeune homme est désigné comme le nouveau gérant du
journal
89 « On y voit surtout
après minuit, la fine fleur de la bourgeoisie et du commerce...Le
premier acte de la révolution sociale devra être de
détruire ces repaires ». Extrait de
l'article « Un bouge » publié dans Le Droit
Social et reproduit dans Laurent Gallet, Machinations
et artifices..., op.cit., p. 393.
90 Ibid., p.
192.
91 Ibid.,
p.204.
102
l'Etendard Révolutionnaire92. Dans
le « Fonds Panthéon » conservé aux archives nationales,
on retrouve par ailleurs l'extrait d'un rapport de la préfecture du
Rhône en date du 19 août 1882 donnant un grand nombre
d'informations sur le militant anarchiste :
« Le sieur Cyvoct (Antoine Marie) gérant
du Journal l'Etendard n'est âgé que de 21 ans, il fait partie de
la classe 1881 et se trouve compris ( ?) sous le N° 160 dans la
première portion du contingent (...) Il appartient à une famille
considérée à Lyon, ses parents lui ont fait donner une
instruction assez complète, chez les frères de la doctrine
chrétienne (...) Par suite de la fréquentation de ce débit
de boissons [lieu où Cyvoct a rencontré Bordat], il est devenu
subitement un membre actif du parti révolutionnaire93.
»
Ce document que nous ne présentons pas dans son
entièreté, révèle que la police suit de près
Antoine Cyvoct depuis qu'il s'est rapproché des cercles anarchistes
lyonnais. De plus, un rapport classé sous la même cote confirme
que Cyvoct est surveillé par les services de police de la région
dès le 22 août 188294, soit trois mois avant l'attentat
du théâtre Bellecour. Ce contrôle politique est
assumé par les services policiers de Lyon puisqu'il est rapporté
à sa hiérarchie. Le ministère de l'Intérieur sait
donc que la préfecture du Rhône a mis en place une surveillance du
mouvement libertaire et est informé quotidiennement - comme c'est le cas
à Paris avec le préfet de Police95 - de
l'activité du « parti anarchiste » dans la région.
Aussi, le 31 août 1882 la préfecture du Rhône rapporte que
Cyvoct lors d'une réunion anarchiste ayant eu lieu le 16 août, a
proféré des menaces de mort contre les juges et jurés qui
ont condamné ses camarades anarchistes Claude Crestin et Joseph
Bonthoux96. Un autre rapport daté du 3 octobre de la
même année indique que Cyvoct « préconise la
grève des conscrits » lors de réunions publiques et «
se disposerait à partir pour la Belgique afin de se soustraire à
l'appel sous les drapeaux97 ». Enfin, un document est
envoyé au ministère de l'Intérieur par le commissaire
spécial de Lyon le 18 octobre indiquant que Cyvoct « est toujours
disposé à
92 Ibid.,
p.27.
93 AN, F7 15943/1. «
Fonds Panthéon ». Antoine Cyvoct. Extrait d'un rapport du
préfet du département du Rhône en date du 19 août1
882.
94Ibid. . Extrait
d'un rapport du préfet du Rhône en date du 22 Août
1882.
95 cf. Chapitre
2.
96 AN, F7 15943/1. «
Fonds Panthéon » Antoine Cyvoct. Extrait d'un rapport du
préfet du Rhône, le 31 Août
1882.
97Ibid. Extrait d'un
rapport du préfet du Rhône, le 6 octobre 1882.
103
passer la frontière » supposant ainsi que
le jeune lyonnais se trouve encore dans la région quatre jours avant
l'explosion de Bellecour98. Néanmoins, le militant anarchiste
ayant toujours clamé son innocence publie une défense dans le
journal l'Hydre Anarchiste en 188499, quelques mois avant
son départ pour le bagne de Nouvelle-Calédonie. Il affirme avoir
quitté Lyon le 9 octobre 1882 pour échapper aux poursuites
liées à son arrestation du 7 octobre100. Les archives
de la police lyonnaise étant « muettes » entre le 9 octobre et
l'attentat du 22 octobre selon l'expression de Laurent Gallet, elles ne nous
permettent pas d'établir la présence de Cyvoct à Lyon
durant cette période101. Par ailleurs, il explique avoir pris
la décision de quitter Lyon car des nouvelles venues de Paris
indiquaient des arrestations dans la région à la suite des
troubles de Montceau-les-Mines. En effet, Bordat venait de se faire
arrêter et il avait le « pressentiment » qu'il n'était
pas en sécurité à Lyon102. Ceci rappelle le
document étudié précédemment daté du mois de
janvier 1882 et expliquant que Bordat s'attend à une potentielle
arrestation massive de militants anarchistes commandée par le
gouvernement103.
Par ailleurs, si le procès des « 66 »
a marqué l'histoire à cause de sa nature politique, celui de
Cyvoct revêt une dimension beaucoup plus dramatique. En effet,
l'accusé n'est aucunement déclaré coupable d'avoir
posé la bombe à l'Assommoir mais d'avoir incité à
cet attentat par la publication d'un article dans Le Droit
Social104. Le procès s'achève malgré tout en
une condamnation à mort pour Antoine Cyvoct, jugement inattendu de
l'aveu des jurés eux-mêmes105. Ce verdict,
disproportionné à la vue de ce qui est reproché au
militant anarchiste, fait l'objet de réactions contrastées. Dans
le Fonds Panthéon on retrouve un dossier nommé « Impression
produite par la condamnation à mort prononcée contre Cyvoct
»
98 Ibid. «
Fonds Panthéon » Antoine Cyvoct. Lettre du 18 Octobre 1882. «
Fonds Panthéon ».
99 « Défense de Cyvoct », L'Hydre
Anarchiste, première année, n°3, 9 mars
1884.
100Ibid., 9 mars
1884.
101 Laurent Gallet, Machinations et
artifices..., op.cit., p. 45.
102 « Défense de Cyvoct », L'Hydre
Anarchiste, première année, n°3, 9 mars
1884.
103 ADR, 4M 307. Lettre du commissariat spécial
près la préfecture du Rhône en date du 6 janvier
1882.
104 On a précédemment
évoqué l'article « Un bouge » reproduit dans le livre
Laurent Gallet Machinations et artifices...,
op.cit., p. 393.
105 Ibid. p. 192.
104
et rapportant à la fois les sentiments des
camarades de l'accusé et l'opinion des « honnêtes gens
»106. Les habitants de Montceau-les-Mines, région
où les groupes anarchistes sont très actifs, se disent
soulagés de la condamnation de Cyvoct alors que ses partisans
s'abstiennent de tout commentaire107. À la Chaux-de-Fonds,
les militants sont « exaspérés » par le jugement auquel
ils ne s'attendaient pas et certains appellent à de nouveaux attentats
en représailles108. Il est important de noter que ni
l'opinion publique, ni les partisans de l'accusé, et encore moins les
jurés, ne s'attendaient à la peine capitale pour celui qui a
été déclaré « complice » de l'explosion.
En effet, comme le rapporte le journal le
Progrès, le jury a signé le recours en grâce
concernant le jeune Cyvoct109. Par ailleurs, dès le 14
décembre, le ministre de l'Intérieur demande au préfet du
Rhône de lui transmettre un rapport concernant ce recours en grâce
ainsi que son avis110. Le fonctionnaire indique se ranger du
côté de l'avis du président des Assises et du procureur
général, tous les deux en faveur à ce que la peine de
Cyvoct soit commuée en travaux forcés à
perpétuité111. Si le jeune militant échappe
finalement à la peine capitale, ces réactions mettent en
lumière toute l'ambiguïté de l'administration coercitive
dans sa mission de répression du mouvement anarchiste.
Il lui faut répondre aux attentes d'une
société française inquiétée par la menace et
protéger le régime républicain contre ces «
agitateurs » tout en restant dans un cadre défini par une
société libérale. Cependant, l'influence que la machine
d'État exerce sur le pouvoir exécutif remet en cause la doctrine
gouvernementale. Le processus qui entraine l'arrestations d'un grand nombre de
militants lyonnais et le procès qui en découle illustre une
pratique de pouvoir prenant le pas sur les principes démocratiques.
L'analyse en détail du procès des 66 met en lumière le
« multi-institutionnalisme » du maintien de l'ordre et
révèle la dimension
politique qui conditionne les institutions
judiciaires.
106 AN, F7 15943/1. « Fonds Panthéon »
Antoine Cyvoct.
107 Ibid. « Fonds
Panthéon » Antoine Cyvoct. Rapport du 15 décembre
1883.
108 Ibid., Rapport du 17
décembre 1883.
109 Ibid., Extrait du journal
Le Progrès, le 22 décembre
1883.
110 Ibid.,
Télégramme chiffré du 14 décembre
1883.
111 Ibid., Lettre du 19
décembre 1883.
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