L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à l’anarchisme dans les années 1880.par Amélie Gaillat Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019 |
3.2- Les enjeux d'un procès pour l'exempleAinsi, l'explosion du café de l'Assommoir a deux conséquences directes mais bien distinctes. D'une part, ce crime politique contre la République nécessite une réponse publique qui passe par l'identification et l'arrestation d'un coupable. D'autre part, il apparaît comme le prétexte tant attendu pour enfin tenter d'étouffer les voix discordantes du régime puisque les partisans de la révolution sont accusés de vouloir reformer l'Association Internationale des Travailleurs (AIT), interdite par la loi Dufaure de mars 1872. L'attentat de Bellecour légitime alors l'arrestation de dizaines de militants dans les semaines suivantes et permet aux forces policières d'envoyer un signal à l'ensemble des militants anarchistes du territoire français. La vague d'arrestation qui coïncide avec l'explosion et le procès qui en découle dépassent la simple réponse sécuritaire et révèlent les logiques politiques de l'administration du maintien de l'ordre républicain. A) Administrer l'arrestation des militants anarchistesLe processus d'arrestation qui suit l'explosion de l'Assommoir révèle en effet toute l'ampleur et la complexité de la machine d'État engagée dans ce processus de lutte contre un ennemi politique venu de la gauche de la République. Ceci nous permet alors de ne pas aborder le procès des 66 comme une réaction logique à l'attentat de Bellecour, mais bien comme le moment où se révèle l'administration de la coercition légitime. Dans un premier temps, nous souhaitons déterminer la chaîne de commandement qui conditionne l'enquête sur l'explosion du 22 octobre 1882 et les arrestations qui s'en suivent. Ceci nous permet de nous interroger sur l'autonomie que la préfecture du Rhône dispose en pratique vis-à-vis du ministère de l'Intérieur et d'analyser les méthodes employées par la 95 police lyonnaise en réaction à l'attentat. Un dossier dépouillé aux AN dédié à l'attentat du café-théâtre Bellecour et à celui du bureau de recrutement de Lyon qui a eu lieu le lendemain51 nous permet d'étudier le fonctionnement de l'administration de la coercition légitime dans le cadre de cette affaire52. On y apprend que le préfet du Rhône informe immédiatement par télégramme le ministre de l'Intérieur de l'explosion du théâtre Bellecour dès le 23 octobre53. Deux jours plus tard, voici la réponse télégraphique de Paris à la préfecture : « J'attends de vous, par télégramme, les détails les plus circonstanciés sur les deux explosions du café de Bellecour et du bureau de recrutement, les victimes qu'elles ont faites, leurs auteurs présumés et le résultat des recherches dont ils sont l'objet. Urgence extrême à assurer rapide et complète répression54.» La dernière phrase apporte de nouvelles interrogations : faut-il réprimer violemment les auteurs de l'attentat car c'est en effet un acte criminel ? Le ministre sous-entend-il qu'il faille réprimer le mouvement libertaire lyonnais qui semble avoir fomenté l'explosion ? Ce télégramme annonce-t-il la tenue du procès des 66 trois mois plus tard ? Cette dernière hypothèse confirmerait donc que l'explosion de Bellecour est l'événement qui enclenche le processus de répression des anarchistes par la machine d'État. Par ailleurs, à la vue de la gravité de l'affaire qui fait plusieurs blessés et causera même le décès du jeune employé de commerce Louis Miodre55, il est nécessaire pour la police d'arrêter au plus vite le poseur de bombe. C'est sur l'ouvrier tisseur et gérant du journal anarchiste l'Etendard Révolutionnaire, Antoine Cyvoct, que se portent les soupçons56. Ceci explique alors pourquoi un des dossiers du coffre du ministère de l'Intérieur dit « Fonds Panthéon » conservé aux Archives nationales concerne le jeune militant lyonnais57. Ici, on retrouve une lettre du préfet du Rhône adressé au ministre de l'Intérieur le 25 octobre 1882 et où il indique avoir « cru devoir prendre et 51 Une seconde explosion a eu lieu à Lyon le 23 octobre 1883 à un bureau de recrutement, personne n'a été blessé. 52 AN, F7 121516. Agissements anarchistes - Rhône (1882-1900) ; Seine (1892-1900). 53Ibid. Télégramme du 23 octobre 1882, Préfet à Intérieur. 54 Ibid. Télégramme du 25 octobre 1882, Intérieur à Préfet du Rhône. 55 Marcel Massard, Histoire de mouvement anarchiste à Lyon..., op.cit. p.61. 56 Nous évoquons en détail cette question dans la sous-partie suivante. 57 AN, F7 15943/1. « Fonds Panthéon » Antoine Cyvoct. 96 provoquer les mesures exceptionnelles (...) pour rechercher les auteurs ou les complices de ces attentats »58. Tous les agents de la préfecture du Rhône sont donc mobilisés dès le 23 octobre - « dès le lundi matin » dans la lettre - pour arrêter au plus vite le ou les coupables. C'est aussi dans cette lettre que les « anarchistes » sont désignés pour la première fois comme les responsables de l'explosion de Bellecour et du bureau de recrutement59. On peut donc supposer que « les mesures exceptionnelles » évoquées sont les perquisitions et arrestations de différents militants déjà connus des services de police. Il explique cependant qu'il a renforcé la surveillance des milieux anarchistes et s'est appuyé sur le procureur de la République pour ordonner la coopération du commissaire spécial de la Sûreté et celui de la préfecture du Rhône sur ces questions de renseignements60. Cette lettre est donc centrale pour comprendre le déroulé de l'enquête concernant l'attentat de l'Assommoir et le rapport de la police lyonnaise au mouvement libertaire. Néanmoins, comme nous l'avons précédemment expliqué, l'administration du maintien de l'ordre est une technostructure composée de plusieurs acteurs61 et la réaction de la machine d'État à la suite de l'explosion du théâtre Bellecour n'implique pas seulement les forces de police lyonnaises. C'est pourquoi nous retrouvons dans les Archives de la Préfecture de Police plusieurs documents révélant l'implication de l'institution parisienne dans l'enquête menée sur l'attentat. Louis Andrieux, toujours député du Rhône au moment où il devient préfet de police, met en place une surveillance des anarchistes Lyonnais, vraisemblablement poursuivies par son successeur Ernest Camescasse, et dont la preuve se trouve sous la cote BA 394 « Menées des socialistes et des anarchistes à Lyon (1881-1885) »62. À la suite de l'explosion de l'Assommoir, plusieurs télégrammes sont transmis par les « agents secrets » de l'institution parisienne présents dans la région lyonnaise. Par exemple, un individu qui signe sous le patronyme Havas rédige depuis Lyon le 26 octobre 1882 un télégramme faisant état de l'arrestation de deux individus potentiellement impliqués dans l'attentat63. Ceci nous montre donc que la 58 Ibid. Lettre du préfet du Rhône au ministre de l'intérieur le 25 octobre 1882. 59 Ibid. Lettre du préfet du Rhône au ministre de l'intérieur le 25 octobre 1882. 60 Ibid. Lettre du préfet du Rhône au ministre de l'intérieur le 25 octobre 1882. 61 cf. Chapitre 2. 62 APP, BA 394. Menées des socialistes et des anarchistes à Lyon (1881-1885). 63 Ibid. Télégramme Lyon, 26 octobre 1882, Havas Paris. 97 préfecture de Police se tient au courant de l'avancée de l'affaire via des canaux de communication indépendants de sa hiérarchie. Cette méthode tend à confirmer l'idée que l'institution parisienne jouit d'une véritable autonomie vis-à-vis des autres institutions du maintien de l'ordre, se situant à part dans la technostructure policière et cherchant à s'émanciper de toute subordination. Cependant, la mise en place de ce type de pratiques n'empêche pas la machine d'État de l'impliquer aux côtés des autres acteurs du maintien de l'ordre lorsque la République se retrouve menacée par le mouvement anarchiste. Ainsi, le 8 novembre 1882, le Préfet de police reçoit un courrier de l'intérieur le priant d'envoyer plusieurs de ses agents pour aider à faire avancer l'enquête concernant l'attentat du café Bellecour : « Monsieur le Préfet, M. Le Garde des Sceaux Ministre de la Justice, me fait connaître que la police de sûreté de Lyon, malgré son zèle et son dévouement ne peut à l'heure actuelle suffire à sa tâche. Il ajoute que l'opinion publique et les magistrats du Parquet, accueilleraient avec une satisfaction marquée l'envoi d'un certain nombre d'agents de votre Préfecture64.» Ce document nous révèle à la fois que la préfecture du Rhône se retrouve à traiter cette affaire de grande ampleur et qu'elle bénéficie d'un éclairage important de la part de la presse. De plus, ceci indique que la technostructure policière n'est pas la seule impliquée dans l'enquête, puisque la justice prend aussi sa place dans l'administration de la coercition légitime65. Ces documents nous montrent aussi comment se met en place la coopération entre les différents acteurs du maintien de l'ordre. Il nous paraît maintenant nécessaire de revenir sur les arrestations des futurs accusés de janvier 1883 en analysant leur temporalité et en montrant qu'elle dépasse largement le cadre de l'enquête de l'attentat de Bellecour. Dans son mémoire portant sur le procès des 66 et la presse lyonnaise, Laurent Gallet apporte un éclairage intéressant sur la vague d'arrestations des militants anarchistes lyonnais à la fin de l'année 1882 en réalisant un tableau « récapitulatif de l'état des 66 accusés du procès de Lyon »66. Il se base notamment 64 Ibid. Lettre du Ministère de l'Intérieur au Préfet de Police, 8 novembre 1882. 65 Cette question est traitée dans le Chapitre 4. 66 Laurent Gallet, Le mouvement anarchiste et la presse lyonnaise..., op.cit.,(non-paginé). 98 sur les cartons 4M30767 et 4M30868 conservées aux ADR, ainsi que sur d'autres informations tirées du dictionnaire biographique du mouvement ouvrier 69 et des articles de presse de l'époque. Nous reproduisons en annexe 2 ce tableau que nous avons complété et nous présentons ici les enseignements que nous pouvons en tirer. Tout d'abord, Laurent Gallet indique que sept des futurs accusés du tribunal correctionnel de Lyon sont en prison au moment où se produit l'attentat. On sait en effet que Claude Crestin a été condamné au mois d'août précédent à la suite de la diffusion d'un article, à deux ans de prison et 100 francs d'amande pour provocation à crimes, meurtres et pillages mais aussi à un an et un jour de prison pour outrage à magistrat70. Ensuite, on constate que Toussaint Bordat a lui été arrêté quelques jours avant l'attentat dans le cadre de l'affaire de la bande noire de Montceau-les-Mines71. Laurent Gallet précise dans son livre sur l'attentat de Bellecour publié en 2015, que Bordat a fait l'objet d'une instruction lancée par le procureur de Charolles dès le 12 octobre 1882 à la suite d'affichage de placards anarchistes la veille de l'explosion de la maison d'un industriel à Saint-Vallier72. La série U « Justice » des ADR nous confirme par ailleurs l'attention portée à certains militants anarchistes dont Toussaint Bordat73. Aussi, sous la cote 2 U 433-434 on retrouve un document indiquant qu'un mandat d'arrêt a été délivré contre Régis Faure à Chalon-sur-Saône dès le 20 octobre 188274. Cependant, la notice biographique 67 ADR, 4M 307. Agissements des anarchistes ; poursuites contre Joseph Bonthox et Crestin ; rapports de police (1881 - 1883). 68 ADR, 4M308. Procès des anarchistes (janvier 1883) ; état des condamnés ; souscriptions en faveur des détenus ; articles de presse ; pièces de procédure (1883). 69 Le Maitron [en ligne] accessible via : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/ 70 http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article79498, notice CRESTIN Claude, Dominique par Maurice Moissonnier, version mise en ligne le 30 mars 2010, dernière modification le 30 mars 2010. 71 http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article153823, notice BORDAT Toussaint [Dictionnaire des anarchistes] par Jean Maitron, notice revue par Rolf Dupuy et Laurent Gallet, version mise en ligne le 7 mars 2014, dernière modification le 17 décembre 2018. 72 Laurent Gallet, Machinations et artifices..., op.cit., p.61-62. 73 ADR, 2 U 433-434. 16 août 1882. BORDAT Toussaint, BERNARD Joseph, BONTHOUX CRESTIN et autres. Affiliation à une société internationale (dossier incomplet). 74 Ibid.16 août 1882. BORDAT Toussaint, BERNARD Joseph, BONTHOUX CRESTIN et autres. Affiliation à une société internationale (dossier incomplet). 99 d'Octave Liégeon ne précise aucune date d'arrestation dans le cadre du procès75 et celle de Pierre Martin affirme seulement que celui-ci a été arrêté à la « mi-octobre » 188276 ; ceci ne nous dit pas si elle précède bien l'explosion du théâtre Bellecour. Dans son livre, Laurent Gallet, sans donner de date précise, explique néanmoins que Liégeon et Martin sont en premier lieu poursuivis dans le cadre d'une procédure instruite par le juge d'instruction de Chalon-sur-Saône77. Par ailleurs, l'historien indique dans le même ouvrage que Michel Sala et Victor Fages ont en fait été arrêtés début décembre 1882 donc bien après l'attentat78. Concernant, Antoine Desgranges, Laurent Gallet a corrigé sur la notice du Maitron le statut du militant, arrêté le 25 octobre 188279, d'autant plus qu'il affirme dans son livre qu'il est soupçonné d'être l'auteur de l'explosion de l'Assommoir 80. Il faut donc prendre les données de Laurent Gallet avec précaution et les croiser avec d'autres sources pour établir une chronologie des arrestations des 66 accusés de Lyon. Nous retrouvons alors aux ADR sous la cote 4M 307 un sous-dossier intitulé « Parti Anarchique - Arrestation du 19 au 24 octobre 1882 » dans lequel est classé un courrier du commissaire spécial du Rhône adressé au secrétaire général de la Police de Lyon. Il est alors indiqué qu'un mandat d'arrêt a été délivré contre Jolly, Péjot et Renaud le 23 octobre 1882 pour « meurtre assassinat dans le but d'exciter à la guerre civile »81. On note en effet l'arrestation de Péjot dès le 24 octobre dans le tableau de Laurent Gallet et la fuite des deux autres compagnons. Il explique par ailleurs dans Machinations et Artifices que le peu de preuves réunies contre les compagnons concernant l'explosion de l'Assommoir et les soupçons portés sur Antoine Cyvoct font basculer leur 75 http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article82671, notice LIÉGEON Octave, version mise en ligne le 30 mars 2010, dernière modification le 30 mars 2010. 76 http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article154338, notice MARTIN Pierre [Dictionnaire des anarchistes] par Jean Maitron, Guillaume Davranche, version mise en ligne le 13 mars 2014, dernière modification le 21 mars 2015. 77 Laurent Gallet, Machinations et artifices..., op.cit., p.69. 78 Ibid., p.72. 79 http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article153899, notice DESGRANGES Antoine [Dictionnaire des anarchistes] par Laurent Gallet, version mise en ligne le 5 avril 2014, dernière modification le 6 avril 2014. 80 Laurent Gallet, Machinations et artifices..., op.cit., p.66. 81 ADR, 4M 307. « Parti Anarchique - Arrestation du 19 au 24 octobre 1882 », lettre du commissariat spécial au Secrétaire général pour la Police, 24 octobre 1882. 100 arrestation dans le cadre du procès des 6682. Cependant, ce que nous révèle le tableau de Laurent Gallet c'est que la majorité des 66 a été arrêtée le 19 novembre 1882. Dans son livre, l'historien explique que la veille près de 7000 personnes se sont réunies lors d'une manifestation anarchiste pour répondre aux attaques qui se tiennent depuis l'explosion de l'Assommoir contre les militants libertaires83. En réponse à ce rassemblement, la police arrête vingt-sept animateurs du mouvement qui sont alors inculpés pour affiliation à une société internationale et non dans le cadre de l'explosion du 22 octobre84. Marcel Massard affirme pour sa part que « les pouvoirs publics étaient décidés à impliquer [les anarchistes] afin de s'en débarrasser » ; le 19 novembre est selon lui un « coup de filet contre les membres de la Fédération révolutionnaire »85. Du côté des ADR on retrouve plusieurs documents relatant cette vague d'arrestations. Un rapport du commissaire spécial de la Sûreté de Lyon daté du 15 au 19 novembre 1882 indique l'arrestation de quatorze militants anarchistes pour « affiliation à une association Internationale des Travailleurs »86. De plus, un télégramme chiffré envoyé par le préfet du Rhône au ministre de l'Intérieur donne une liste de vingt-sept militants anarchistes - nombre que l'on retrouve dans le tableau de Laurent Gallet - arrêtés dans le cadre de l'exécution d'un mandat décerné par le juge d'instruction du tribunal de Lyon87. Si le télégramme confirme que les individus sont arrêtés pour affiliation à l'A.I.T., le préfet précise à la fin de son envoi : « Je crois savoir que le juge d'instruction a déclaré les mandats en raison tant des renseignements locaux dont vous aurez copie que de ceux de Chalons et de Charolles »88. À partir de ce moment-là, le cadre de l'instruction pour l'attentat du théâtre Bellecour a largement été dépassé pour entrer dans une phase de répression assumée du mouvement anarchiste. Les militants arrêtés avant le 19 novembre et à un moment suspectés d'avoir fomenté l'explosion du 22 octobre 1882, se retrouvent impliqués dans une vaste opération de 82 Laurent Gallet, Machinations et artifices..., op.cit., p.66. 83 Ibid., p.68. 84 Ibid., p.69. 85 Marcel Massard, Histoire du mouvement anarchiste à Lyon...,op. cit., p.62-63. 86 ADR, 4M 307. Rapport du 15 au 19 novembre 1882, le Commissaire spécial de la Sûreté au préfet. 87 Ibid. Chiffre spécial, Préfet à intérieur Paris, non daté. 88 Ibid. Chiffre spécial, Préfet à intérieur Paris, non daté. 101 répression du mouvement anarchiste lyonnais. S'il est logique que la machine d'État réagisse lorsque le régime républicain est menacé, les réponses qu'elle apporte questionne la pratique du pouvoir des républicains qui va à l'encontre de la doctrine libérale. |
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