B) De la surveillance à la traque des anarchistes de
Lyon
Cependant, il ne faut pas minimiser la menace que
représentent plusieurs centaines d'anarchistes déterminés
à renverser par la force le pouvoir républicain. En effet, le
principe de la propagande par le fait est adopté lors du Congrès
de Londres en 1881 et encourage donc les actes de révolte
illégaux et violents - dont le meurtre - contre la classe
bourgeoise25. Néanmoins,
l'arrestation de soixante-six militants pour reconstitution de l'Association
Internationale des Travailleurs entre en contradiction avec les valeurs
libérales promues par les opportunistes et interroge sur
l'efficacité de la mesure pour lutter contre des actions individuelles
et de nature terroriste26, à
l'instar de l'explosion de Bellecour. Il faut à la fois replacer le
procès des 66 dans le contexte plus large d'une menace anarchiste qui se
dessine durant cette période tout en interrogeant les enjeux liés
à la surveillance des militants lyonnais.
Une rapide chronologie des événements
précédent l'attentat de l'Assommoir semble donc nécessaire
pour tenter de saisir les motivations derrière la mise en place d'une
surveillance politique du mouvement anarchiste lyonnais. Tout d'abord, Pierre
Kropotkine écrit dans Le Révolté
le 25 décembre 1880 un article encourageant
déjà la propagande par le fait -plusieurs mois avant le
Congrès de Londres- sans la nommer : « La révolte permanente
par la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite (...)
tout est bon pour nous qui n'est pas la légalité
»27. Puis, dans la nuit du 15 juin
1881, a lieu un attentat manqué contre la statue d'Adolphe Thiers
à Saint-Germain-en-Laye. Si cet événement a
été provoqué par Louis Andrieux via le journal
La Révolution Sociale qu'il a lui-même
fondé28, cela n'en fait pas moins
la première attaque anarchiste de la Troisième République.
Ensuite, quelques mois après le congrès de Londres, Emile
Florion, un jeune ouvrier tisseur se met en tête d'assassiner Gambetta,
mais ne pouvant approcher sa cible, il tire sur un médecin rue
de
25 cf. Chapitre
1.
26 A noter que le mot
« terroriste » n'est pas encore automatiquement employé
à cette période pour qualifier les attentats anarchistes, mais
est utilisé pour qualifier le climat qui traverse la ville de Lyon
après l'explosion de l'Assommoir par le journal Le
Gaulois, le 31 octobre 1882.
27 « L'Action », Le
Révolté, deuxième année, n°22, 25
décembre 1880.
28 cf. Chapitre
2.
90
Neuilly avant de tenter de se suicider le 20 octobre
188129. Alors que sa victime s'en sort
indemne et que lui-même a échoué à se donner la
mort, il déclare lors de son procès « Vive la
révolution sociale 30 ».
Cependant, Jean Maitron ne considère pas cet événement
comme un acte de propagande par le fait, mais plutôt comme un geste
désespéré puisque le jeune ouvrier venait d'être
licencié et tente de se suicider juste après
l'attaque31. Ceci n'empêche pas les
militants anarchistes de célébrer Emile Florion et son action
contre les « bourgeois », comme l'illustre un article du
Droit Social paru le 30 avril 1882 : « Eh bien,
nous aussi, en avant ! En avant les Florion (...) jusqu'au jour où le
dernier bourgeois disparaîtra
»32. On peut ensuite citer l'acte de
l'ouvrier Fournier à la suite d'une grève à Roanne en mars
1882 qui est considéré comme « la propagande par le fait la
plus féconde » par les rédacteurs du journal Le
Révolté33. Le
jeune ouvrier sans travail a en effet ouvert le feu sur le patron qu'il
considérait comme responsable de la crise mais ne l'a pas blessé.
Cependant, il regrette par la suite son acte et ne s'est jamais
revendiqué anarchiste34.
Finalement, ce sont les agissements de la « Bande Noire
» de Montceau-les-Mines au milieu de l'année 1882 qui rendent
publique la menace anarchiste. Jean Maitron propose un récit
éclairant sur ces évènements :
« Depuis quelques temps on signalait dans la
région industrielle et minière, qui a pour centres principaux
Montceau-les-Mines et Le Creusot, des conciliabules mystérieux tenus la
nuit dans les bois. L'opinion publique rattachait ces réunions suspectes
à des menées socialistes dont le but immédiat restait mal
défini et à une organisation secrète qu'on
désignait communément sous le nom de Bande
noire35. »
Ainsi, à partir du mois d'août 1882,
cette « Bande noire » mal identifiée s'attaque la nuit aux
croix catholiques qui parsèment la région tout en envoyant des
lettres de menaces aux notables de Montceau, notamment le curé et le
maire de la ville. À la suite d'attaques à la dynamite et
à la hache d'une chapelle de Bois-Duverne et finalement sa mise à
feu le 15 août 1882, le gouvernement décide de réprimer
violemment le groupe, aboutissant au procès de
29 Jean Maitron,
Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.210.
30 La Gazette des tribunaux,
27-28 février 1882.
31 Jean Maitron,
Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit,
p.210. 32« La Véritable Lutte », Le
Droit Social, Première année, n°12, 30 avril
1882.
33 « Mouvement Social - France »,
Le Révolté, quatrième
année, n°3, 1er Avril 1882.
34 Jean Maitron,
Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.154-155.
35 Ibid.,
p.155.
91
vingt-trois ouvriers appartenant à des Chambres
syndicales36. La « Bande noire » apparaît donc comme
le premier mouvement révolutionnaire organisé et en
capacité de se soulever contre la République alors que l'acte
d'accusation considère les inculpés comme des « membres
violents du parti ouvrier » liés aux « foyers de propagande
collectiviste ou anarchiste »37. Cependant, les participants
aux actions de Montceau-les-Mines ne revendiquent aucunement le principe de la
propagande par le fait et ne se considèrent pas comme des militants
anarchistes. L'avocat des accusés, M. Laguerre, déclare ainsi
dans sa plaidoirie : « Les Chambres syndicales et la
fédération de Saône-et-Loire n'ont [...] absolument rien en
commun avec le parti anarchiste de Lyon »38. Pourtant, les
agissements de Montceau sont ancrés dans la conscience collective comme
les premières actions d'un mouvement anarchiste qui vient remettre en
cause l'équilibre politique et social de la
République.
Ceci n'empêche pas la préfecture du
Rhône d'investir des fonds dans la surveillance du mouvement anarchiste
lyonnais au début des années 1880. Celle-ci prend la forme
classique de présence d'agents de police lors de réunions
militantes ou repose sur des indicateurs intégrés aux groupes
libertaires. Quels types d'informations la préfecture du Rhône
recueille t-elle à l'aide de ses méthodes de surveillance ? Par
ailleurs, il nous faut vérifier si les futurs accusés de janvier
1883 font l'objet d'un large contrôle, et ceci précédemment
à l'attentat de l'Assommoir. C'est sous la cote 4M 307 Agissements
anarchistes (1881-1883) des ADR que nous retrouvons un grand nombre de preuves
de cette surveillance39. Dans cette boîte réunissant
plus de cinq-cents documents, on dispose de nombreux rapport du commissaire
spécial près de la préfecture du Rhône à
destination du secrétaire général de la Police. Ils sont
souvent très détaillés et la précision des
informations nous amène à penser qu'elles sont en grande partie
fournies par des indicateurs « infiltrés »40
36 Ibid.,
p.156.
37 Acte d'accusation
cité dans Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France,
tome 1, op.cit., p.157.
38 La Gazette des
tribunaux, 22 décembre 1882.
39 ADR, 4M 307.
Agissements anarchistes (1881-1883).
40 Comme nous l'avons
déjà évoqué dans le Chapitre 1, le terme «
infiltré » est à manier avec précaution. En effet,
les indicateurs de la police ne sont pas des agents ou des mouchards
envoyés par leur hiérarchie espionner les groupes mais semblent
plutôt être des militants engagés qui décident de
donner des informations sur leurs compagnons contre de l'argent.
92
au sein du mouvement anarchiste. Aussi, c'est
semble-t-il sur cette boîte que Marcel Massard s'appuie pour
décrire les activités des anarchistes lyonnais avant l'attentat
de Bellecour41. Par exemple, il reprend le rapport du commissaire
spécial concernant une réunion publique en date du 22 octobre
1881 qui a résulté en un grand désordre42. Il
est en effet écrit à la fin du rapport : « Cette
réunion, comme je l'avais prévu, avait attiré un public
assez nombreux, mais elle n'a provoqué que des rires et de
l'indifférence pour les organisateurs et les orateurs qui s'y sont fait
entendre »43. Ce sont des documents similaires que nous
retrouvons sous la cote 4M 307 et qui nous confirment l'attention dont font
l'objet les militants anarchistes, d'autant plus qu'on retrouve un rapport ou
une note envoyée quasi quotidiennement entre 1881 et 188344.
Néanmoins, certaines archives issues de cette boîte renseignent
sur les méthodes de surveillance employées par la police
lyonnaise et nous apportent un premier éclairage sur le procès
des 66. Le 6 janvier 1882, le commissaire spécial détaille le
contenu d'une réunion qui a eu lieu au domicile de Toussaint Bordat, ce
qui confirme donc que c'est une personne nécessairement proche des
militants qui a pu récolter ces informations échangées
dans un cadre privé45. Ce rapport est envoyé plus d'un
an avant le procès et on y retrouve déjà le nom de
plusieurs des accusés : « Hier soir la commission des sections du
parti socialiste révolutionnaire s'est réunie chez le sieur
Bordat. Y assistaient les deux frères Trenta pour la section de la
Guillotière. Borias, Dupuis et Déamicis pour la section des
Brotteaux ; Ribeyre et Martin pour la section de la Croix-Rousse46
». En plus de nous permettre de constater cette surveillance accrue de
plusieurs membres du mouvement anarchiste, ce rapport indique la façon
dont les militants perçoivent ce contrôle politique :
« Borias et Bordat ont manifesté des
inquiétudes au sujet de l'attitude du Gouvernement et
déclaré que M. le Préfet du Rhône et celui de
Marseille seront probablement changés et remplacés par des
fonctionnaires à poigne sous prétexte que M. Gambetta veut se
débarrasser non pas des révolutionnaires car il y en a dans tous
les rangs comme dans tous les comités, mais des
41 Marcel Massard,
Histoire de mouvement anarchiste à
Lyon...,op.cit., p.38-58.
42 Ibid.,
p.44.
43 ADR, 4M 307, «
Rapport sur la Réunion publique organisée par le parti Socialiste
Révolutionnaire tenue le Samedi 22 Octobre 1881 au domicile du sieur
Bens, salle de la Perle, à la Croix Rousse ».
44 Ce nombre de documents
vient encore confirmer que la préfecture du Rhône a mis en place
un véritable réseau de surveillance du mouvement
libertaire.
45 ADR, 4M 307. Lettre du
commissariat spécial près la préfecture du Rhône en
date du 6 janvier 1882.
46 Ibid. En gras
nous avons indiqué les militants inculpés lors du procès
des 66.
93
anarchistes auxquels il en veut. Bordat a
ajouté que d'après les renseignements qu'il avait reçus de
Paris, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'une belle nuit on fit
une razzia des anarchistes. En conséquence et en prévision d'un
coup de main de cette nature il a engagé ceux du parti en mesure de
pouvoir le faire à s'armer d'un revolver et, en cas d'arrestation de
nuit, à en faire usage sans crainte, attendu qu'en pareil cas il y a
légitime défense47.»
Les militants ont donc conscience de la surveillance
dont ils font l'objet et se préparent à de potentielles
arrestations. Ils estiment aussi que cette répression est la
volonté du gouvernement républicain qui cherche à «
se débarrasser » de ses opposants. Les anarchistes se
considèrent donc comme les véritables ennemis de la
République et ont conscience du contrôle politique auquel ils sont
soumis. Ceci est confirmé par les informations très
précises détenues par la police sur les membres les plus actifs
du mouvement, notamment leur profession et leur adresse, comme en
témoigne une liste de noms retrouvée sous la cote 4M
30748. Ainsi, la police connaît l'identité et l'adresse
de 116 personnes - dont 13 femmes indiquées à la fin -
présentes lors d'une réunion privée le 17 septembre 1881.
D'une part, ceci appuie l'idée que des individus insérés
dans le mouvement renseignent la police ; nous sommes dans le cadre d'une
réunion privée à laquelle n'aurait pu assister un agent de
police et il faut bien connaître les compagnons pour disposer d'autant
d'adresses. D'autre part, on constate la présence sur cette liste des
noms et adresses de plusieurs futurs accusés du procès des 66
soit 21 individus identifiés sur cette liste49. La police
lyonnaise possède dès le mois de septembre 1881, soit plus d'un
avant l'explosion de Bellecour, les informations nécessaires pour
procéder aux perquisitions et arrestations de plusieurs militants
anarchistes. Par ailleurs, on retrouve dans la boîte 4M 307 une «
Liste des membres du parti socialiste révolutionnaire Lyonnais »
datant de 1882 - nous n'avons pas plus de précisions sur la date - mais
elle indique l'adresse de 54 militants50. Neuf d'entre eux font
partie des accusés du procès de
47 Ibid. Ces
personnes sont : Joseph Bernard, Auguste Blonde, Toussaint Bordat, Henry
Boriasse, Jean Marie Bourdin, Jospeh Victor Bruyère, Michel Antoine
Chavrier, Lazard Adolphe Dard, Jean Marie Dupoizat, Jospeh Genoud, Michel
Huggonard, Pierre Martin, Jules Charles Morel, François Pautet, Jacques
Peillon, Joseph Etienne Ribeyre, Jean Marie Thomas, Joseph Trenta, Jules
Trenta, Emile Viallet, Charles Voisin.
48 ADR, 4M 307. «
État des personnes ayant assisté à la Réunion
privée du parti socialiste révolutionnaire tenue le 17 septembre
1881, chez Célérier, rue St- Elisabeth, 108 ».
49 Ibid. «
État des personnes ayant assisté à la Réunion
privée du parti socialiste révolutionnaire tenue le 17 septembre
1881, chez Célérier, rue St- Elisabeth, 108 ».
50Ibid. « Liste
des membres du parti socialiste révolutionnaire Lyonnais »,
1882.
94
janvier 1883 et on peut se demander si ces «
états d'identités » ont été dressés en
vue de futures arrestations.
Malgré les informations détenues par la
police lyonnaise sur les motivations répréhensibles des
compagnons, la machine d'État a eu besoin d'un événement
déclencheur pour entrer en action et s'attaquer à la menace que
représente le mouvement anarchiste pour la
République.
|