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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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B) De la surveillance à la traque des anarchistes de Lyon

Cependant, il ne faut pas minimiser la menace que représentent plusieurs centaines d'anarchistes déterminés à renverser par la force le pouvoir républicain. En effet, le principe de la propagande par le fait est adopté lors du Congrès de Londres en 1881 et encourage donc les actes de révolte illégaux et violents - dont le meurtre - contre la classe bourgeoise25. Néanmoins, l'arrestation de soixante-six militants pour reconstitution de l'Association Internationale des Travailleurs entre en contradiction avec les valeurs libérales promues par les opportunistes et interroge sur l'efficacité de la mesure pour lutter contre des actions individuelles et de nature terroriste26, à l'instar de l'explosion de Bellecour. Il faut à la fois replacer le procès des 66 dans le contexte plus large d'une menace anarchiste qui se dessine durant cette période tout en interrogeant les enjeux liés à la surveillance des militants lyonnais.

Une rapide chronologie des événements précédent l'attentat de l'Assommoir semble donc nécessaire pour tenter de saisir les motivations derrière la mise en place d'une surveillance politique du mouvement anarchiste lyonnais. Tout d'abord, Pierre Kropotkine écrit dans Le Révolté le 25 décembre 1880 un article encourageant déjà la propagande par le fait -plusieurs mois avant le Congrès de Londres- sans la nommer : « La révolte permanente par la parole, par l'écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite (...) tout est bon pour nous qui n'est pas la légalité »27. Puis, dans la nuit du 15 juin 1881, a lieu un attentat manqué contre la statue d'Adolphe Thiers à Saint-Germain-en-Laye. Si cet événement a été provoqué par Louis Andrieux via le journal La Révolution Sociale qu'il a lui-même fondé28, cela n'en fait pas moins la première attaque anarchiste de la Troisième République. Ensuite, quelques mois après le congrès de Londres, Emile Florion, un jeune ouvrier tisseur se met en tête d'assassiner Gambetta, mais ne pouvant approcher sa cible, il tire sur un médecin rue de

25 cf. Chapitre 1.

26 A noter que le mot « terroriste » n'est pas encore automatiquement employé à cette période pour qualifier les attentats anarchistes, mais est utilisé pour qualifier le climat qui traverse la ville de Lyon après l'explosion de l'Assommoir par le journal Le Gaulois, le 31 octobre 1882.

27 « L'Action », Le Révolté, deuxième année, n°22, 25 décembre 1880.

28 cf. Chapitre 2.

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Neuilly avant de tenter de se suicider le 20 octobre 188129. Alors que sa victime s'en sort indemne et que lui-même a échoué à se donner la mort, il déclare lors de son procès « Vive la révolution sociale 30 ». Cependant, Jean Maitron ne considère pas cet événement comme un acte de propagande par le fait, mais plutôt comme un geste désespéré puisque le jeune ouvrier venait d'être licencié et tente de se suicider juste après l'attaque31. Ceci n'empêche pas les militants anarchistes de célébrer Emile Florion et son action contre les « bourgeois », comme l'illustre un article du Droit Social paru le 30 avril 1882 : « Eh bien, nous aussi, en avant ! En avant les Florion (...) jusqu'au jour où le dernier bourgeois disparaîtra »32. On peut ensuite citer l'acte de l'ouvrier Fournier à la suite d'une grève à Roanne en mars 1882 qui est considéré comme « la propagande par le fait la plus féconde » par les rédacteurs du journal Le Révolté33. Le jeune ouvrier sans travail a en effet ouvert le feu sur le patron qu'il considérait comme responsable de la crise mais ne l'a pas blessé. Cependant, il regrette par la suite son acte et ne s'est jamais revendiqué anarchiste34. Finalement, ce sont les agissements de la « Bande Noire » de Montceau-les-Mines au milieu de l'année 1882 qui rendent publique la menace anarchiste. Jean Maitron propose un récit éclairant sur ces évènements :

« Depuis quelques temps on signalait dans la région industrielle et minière, qui a pour centres principaux Montceau-les-Mines et Le Creusot, des conciliabules mystérieux tenus la nuit dans les bois. L'opinion publique rattachait ces réunions suspectes à des menées socialistes dont le but immédiat restait mal défini et à une organisation secrète qu'on désignait communément sous le nom de Bande noire35. »

Ainsi, à partir du mois d'août 1882, cette « Bande noire » mal identifiée s'attaque la nuit aux croix catholiques qui parsèment la région tout en envoyant des lettres de menaces aux notables de Montceau, notamment le curé et le maire de la ville. À la suite d'attaques à la dynamite et à la hache d'une chapelle de Bois-Duverne et finalement sa mise à feu le 15 août 1882, le gouvernement décide de réprimer violemment le groupe, aboutissant au procès de

29 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.210.

30 La Gazette des tribunaux, 27-28 février 1882.

31 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit, p.210. 32« La Véritable Lutte », Le Droit Social, Première année, n°12, 30 avril 1882.

33 « Mouvement Social - France », Le Révolté, quatrième année, n°3, 1er Avril 1882.

34 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.154-155.

35 Ibid., p.155.

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vingt-trois ouvriers appartenant à des Chambres syndicales36. La « Bande noire » apparaît donc comme le premier mouvement révolutionnaire organisé et en capacité de se soulever contre la République alors que l'acte d'accusation considère les inculpés comme des « membres violents du parti ouvrier » liés aux « foyers de propagande collectiviste ou anarchiste »37. Cependant, les participants aux actions de Montceau-les-Mines ne revendiquent aucunement le principe de la propagande par le fait et ne se considèrent pas comme des militants anarchistes. L'avocat des accusés, M. Laguerre, déclare ainsi dans sa plaidoirie : « Les Chambres syndicales et la fédération de Saône-et-Loire n'ont [...] absolument rien en commun avec le parti anarchiste de Lyon »38. Pourtant, les agissements de Montceau sont ancrés dans la conscience collective comme les premières actions d'un mouvement anarchiste qui vient remettre en cause l'équilibre politique et social de la République.

Ceci n'empêche pas la préfecture du Rhône d'investir des fonds dans la surveillance du mouvement anarchiste lyonnais au début des années 1880. Celle-ci prend la forme classique de présence d'agents de police lors de réunions militantes ou repose sur des indicateurs intégrés aux groupes libertaires. Quels types d'informations la préfecture du Rhône recueille t-elle à l'aide de ses méthodes de surveillance ? Par ailleurs, il nous faut vérifier si les futurs accusés de janvier 1883 font l'objet d'un large contrôle, et ceci précédemment à l'attentat de l'Assommoir. C'est sous la cote 4M 307 Agissements anarchistes (1881-1883) des ADR que nous retrouvons un grand nombre de preuves de cette surveillance39. Dans cette boîte réunissant plus de cinq-cents documents, on dispose de nombreux rapport du commissaire spécial près de la préfecture du Rhône à destination du secrétaire général de la Police. Ils sont souvent très détaillés et la précision des informations nous amène à penser qu'elles sont en grande partie fournies par des indicateurs « infiltrés »40

36 Ibid., p.156.

37 Acte d'accusation cité dans Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.157.

38 La Gazette des tribunaux, 22 décembre 1882.

39 ADR, 4M 307. Agissements anarchistes (1881-1883).

40 Comme nous l'avons déjà évoqué dans le Chapitre 1, le terme « infiltré » est à manier avec précaution. En effet, les indicateurs de la police ne sont pas des agents ou des mouchards envoyés par leur hiérarchie espionner les groupes mais semblent plutôt être des militants engagés qui décident de donner des informations sur leurs compagnons contre de l'argent.

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au sein du mouvement anarchiste. Aussi, c'est semble-t-il sur cette boîte que Marcel Massard s'appuie pour décrire les activités des anarchistes lyonnais avant l'attentat de Bellecour41. Par exemple, il reprend le rapport du commissaire spécial concernant une réunion publique en date du 22 octobre 1881 qui a résulté en un grand désordre42. Il est en effet écrit à la fin du rapport : « Cette réunion, comme je l'avais prévu, avait attiré un public assez nombreux, mais elle n'a provoqué que des rires et de l'indifférence pour les organisateurs et les orateurs qui s'y sont fait entendre »43. Ce sont des documents similaires que nous retrouvons sous la cote 4M 307 et qui nous confirment l'attention dont font l'objet les militants anarchistes, d'autant plus qu'on retrouve un rapport ou une note envoyée quasi quotidiennement entre 1881 et 188344. Néanmoins, certaines archives issues de cette boîte renseignent sur les méthodes de surveillance employées par la police lyonnaise et nous apportent un premier éclairage sur le procès des 66. Le 6 janvier 1882, le commissaire spécial détaille le contenu d'une réunion qui a eu lieu au domicile de Toussaint Bordat, ce qui confirme donc que c'est une personne nécessairement proche des militants qui a pu récolter ces informations échangées dans un cadre privé45. Ce rapport est envoyé plus d'un an avant le procès et on y retrouve déjà le nom de plusieurs des accusés : « Hier soir la commission des sections du parti socialiste révolutionnaire s'est réunie chez le sieur Bordat. Y assistaient les deux frères Trenta pour la section de la Guillotière. Borias, Dupuis et Déamicis pour la section des Brotteaux ; Ribeyre et Martin pour la section de la Croix-Rousse46 ». En plus de nous permettre de constater cette surveillance accrue de plusieurs membres du mouvement anarchiste, ce rapport indique la façon dont les militants perçoivent ce contrôle politique :

« Borias et Bordat ont manifesté des inquiétudes au sujet de l'attitude du Gouvernement et déclaré que M. le Préfet du Rhône et celui de Marseille seront probablement changés et remplacés par des fonctionnaires à poigne sous prétexte que M. Gambetta veut se débarrasser non pas des révolutionnaires car il y en a dans tous les rangs comme dans tous les comités, mais des

41 Marcel Massard, Histoire de mouvement anarchiste à Lyon...,op.cit., p.38-58.

42 Ibid., p.44.

43 ADR, 4M 307, « Rapport sur la Réunion publique organisée par le parti Socialiste Révolutionnaire tenue le Samedi 22 Octobre 1881 au domicile du sieur Bens, salle de la Perle, à la Croix Rousse ».

44 Ce nombre de documents vient encore confirmer que la préfecture du Rhône a mis en place un véritable réseau de surveillance du mouvement libertaire.

45 ADR, 4M 307. Lettre du commissariat spécial près la préfecture du Rhône en date du 6 janvier 1882.

46 Ibid. En gras nous avons indiqué les militants inculpés lors du procès des 66.

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anarchistes auxquels il en veut. Bordat a ajouté que d'après les renseignements qu'il avait reçus de Paris, il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'une belle nuit on fit une razzia des anarchistes. En conséquence et en prévision d'un coup de main de cette nature il a engagé ceux du parti en mesure de pouvoir le faire à s'armer d'un revolver et, en cas d'arrestation de nuit, à en faire usage sans crainte, attendu qu'en pareil cas il y a légitime défense47

Les militants ont donc conscience de la surveillance dont ils font l'objet et se préparent à de potentielles arrestations. Ils estiment aussi que cette répression est la volonté du gouvernement républicain qui cherche à « se débarrasser » de ses opposants. Les anarchistes se considèrent donc comme les véritables ennemis de la République et ont conscience du contrôle politique auquel ils sont soumis. Ceci est confirmé par les informations très précises détenues par la police sur les membres les plus actifs du mouvement, notamment leur profession et leur adresse, comme en témoigne une liste de noms retrouvée sous la cote 4M 30748. Ainsi, la police connaît l'identité et l'adresse de 116 personnes - dont 13 femmes indiquées à la fin - présentes lors d'une réunion privée le 17 septembre 1881. D'une part, ceci appuie l'idée que des individus insérés dans le mouvement renseignent la police ; nous sommes dans le cadre d'une réunion privée à laquelle n'aurait pu assister un agent de police et il faut bien connaître les compagnons pour disposer d'autant d'adresses. D'autre part, on constate la présence sur cette liste des noms et adresses de plusieurs futurs accusés du procès des 66 soit 21 individus identifiés sur cette liste49. La police lyonnaise possède dès le mois de septembre 1881, soit plus d'un avant l'explosion de Bellecour, les informations nécessaires pour procéder aux perquisitions et arrestations de plusieurs militants anarchistes. Par ailleurs, on retrouve dans la boîte 4M 307 une « Liste des membres du parti socialiste révolutionnaire Lyonnais » datant de 1882 - nous n'avons pas plus de précisions sur la date - mais elle indique l'adresse de 54 militants50. Neuf d'entre eux font partie des accusés du procès de

47 Ibid. Ces personnes sont : Joseph Bernard, Auguste Blonde, Toussaint Bordat, Henry Boriasse, Jean Marie Bourdin, Jospeh Victor Bruyère, Michel Antoine Chavrier, Lazard Adolphe Dard, Jean Marie Dupoizat, Jospeh Genoud, Michel Huggonard, Pierre Martin, Jules Charles Morel, François Pautet, Jacques Peillon, Joseph Etienne Ribeyre, Jean Marie Thomas, Joseph Trenta, Jules Trenta, Emile Viallet, Charles Voisin.

48 ADR, 4M 307. « État des personnes ayant assisté à la Réunion privée du parti socialiste révolutionnaire tenue le 17 septembre 1881, chez Célérier, rue St- Elisabeth, 108 ».

49 Ibid. « État des personnes ayant assisté à la Réunion privée du parti socialiste révolutionnaire tenue le 17 septembre 1881, chez Célérier, rue St- Elisabeth, 108 ».

50Ibid. « Liste des membres du parti socialiste révolutionnaire Lyonnais », 1882.

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janvier 1883 et on peut se demander si ces « états d'identités » ont été dressés en vue de futures arrestations.

Malgré les informations détenues par la police lyonnaise sur les motivations répréhensibles des compagnons, la machine d'État a eu besoin d'un événement déclencheur pour entrer en action et s'attaquer à la menace que représente le mouvement anarchiste pour la République.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway