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L’administration de la coercition légitime en république. Les institutions de l’état face à  l’anarchisme dans les années 1880.


par Amélie Gaillat
Institut des études politiques de Paris - Master de recherche en Histoire 2019
  

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Deuxième partie. Quand un attentat lyonnais révèle

l'existence d'une machine d'Etat (1882-1884)

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Chapitre 3 : De l'explosion de l'Assommoir au procès des 66

Le procès des 66 qui se tient à Lyon en janvier 1883 a fait l'objet de rare travaux historiographique. Dans son ouvrage de référence, Jean Maitron ne prend pas le temps d'y consacrer un véritable chapitre et se contente de le présenter en une dizaine de pages1. Quant aux historiens de la Troisième République, ils donnent la priorité à l'étude des « lois scélérates » dès qu'il s'agit d'évoquer les attentats anarchistes, certains limitant d'ailleurs les actions des militants libertaires aux années 1890 à l'instar de Maurice Agulhon2. Seul Marcel Massard s'attarde sur le procès des 66 et ses conséquences dans son livre sur l'histoire du mouvement anarchiste à Lyon3. Laurent Gallet a cependant réalisé un travail de recherche sur ce sujet, analysant la façon dont l'événement a été traité par la presse lyonnaise à l'époque4. Il a par la suite réalisé une étude très complète sur Antoine Cyvoct5, le militant considéré comme responsable de l'attentat de l'Assommoir. Quant aux sources imprimées de l'époque, un seul écrit consacré au procès a été retrouvé, soit un texte faisant le compte-rendu des audiences et proposé par des partisans du mouvement libertaire6. Par conséquent, le dépouillement d'un important corpus de sources primaires permet de remédier à certaines lacunes historiographiques.

Ce chapitre retrace la chronologie des événements qui débouchent sur le procès des 66 et met en lumière les enjeux politiques soulevés par cette affaire.

1 Jean Maitron, Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit., p.167-176.

2 Maurice Agulhon, La République..., op.cit., p.130.

3 Marcel Massard, Histoire du mouvement anarchiste à Lyon...,op. cit.

4 Laurent Gallet, Le mouvement anarchiste et la presse lyonnaise: le procès des 66 de 1883, mémoire de maîtrise, 2000 (non paginé).

5 Laurent Gallet, Machinations et artifices: Antoine Cyvoct et l'attentat de Bellecour (Lyon, 1882), Atelier de Création Libertaire, 2015.

6 Toussaint Bordat et al., Le procès des anarchistes devant la police correctionnelle et la Cour d'appel de Lyon, Imprimerie nouvelle, 1883.

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3.1- Les anarchistes face à la technostructure policière lyonnaise

Que ce soit pour les historiens du mouvement anarchiste aujourd'hui ou pour les agents de la police politique au début des années 1880, il n'y a pas de surprise à ce que le premier attentat anarchiste de la Troisième République se produise à Lyon. En effet, la ville est un épicentre du mouvement depuis l'épisode de la Commune en 1871 et concentre l'attention de la préfecture de police de Paris et des autorités du département du Rhône. Lyon rivalise avec Paris pour le titre de « capitale du mouvement anarchiste français » à la fin du XIXe siècle mais aussi comme « chef-lieu » du maintien de l'ordre. En effet, la préfecture du Rhône dispose d'une place particulière au sein de l'appareil policier de la Troisième République et semble être la seule institution à pouvoir se mesurer à la Préfecture de police. Il est donc nécessaire de s'intéresser aux prérogatives de l'administration policière lyonnaise et d'analyser ses pratiques en termes de surveillance du mouvement libertaire au début des années 1880.

A) Une préfecture du Rhône bien dotée

Le procès des 66 prend place à Lyon où les réseaux libertaires sont particulièrement actifs. La ville a en effet bénéficié tout au long des années 1870 des activités de la Fédération jurassienne qui se sont étendues au-delà du massif du Jura. Puis en 1879, à la suite du congrès ouvrier de Marseille, Lyon est désigné comme le siège de la « Fédération de l'Est ». Enfin, le retour des amnistiés de la Commune qui s'étaient réfugiés en Suisse en 1871 favorise la diffusion de la propagande anarchiste7. Face à ce mouvement libertaire très actif dans la région, la République dispose d'une nouvelle administration policière à laquelle elle a confié les pouvoirs nécessaires pour surveiller - et à terme punir -ses opposants révolutionnaires.

De fait, la préfecture du Rhône est apparue précédemment au sein de notre technostructure policière en charge de la coercition légitime au début des années 1880. Il n'est donc pas étonnant que les historiens qui ont étudié le mouvement anarchiste dans la région lyonnaise se soient largement appuyés sur la série 4M « Police » des Archives Départementales du Rhône. Encore une fois, c'est au prisme de la technostructure policière que cette recherche appréhende l'histoire de l'anarchisme à la fin du XIXe siècle. La

7 Marcel Massard, Histoire du mouvement anarchiste à Lyon,op.cit., p.30-31.

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surveillance exercée par la police lyonnaise sur les militants libertaires est comparable à celle exercée par les agents de la préfecture de police8. En effet, la préfecture du Rhône jouit des prérogatives similaires à celles de l'institution parisienne depuis 1873, ce qui est confirmé par la loi du 21 avril 18819. Ce régime spécial de la préfecture départementale du Rhône peut être vu comme une conséquence indirecte de l'épisode de la Commune de Lyon qui a révélé la présence de nombreux militants anarchistes dans la région. Il faut néanmoins replacer la ville dans une histoire plus longue du système policier français. Comme l'explique Amos Frappa, Lyon est pionnière dans la mise en place de la police spéciale puisque comme Paris elle se dote d'un service de Sûreté dès les années 183010. À partir ce moment-là, l'organisation lyonnaise entame « une marche vers l'autonomie achevée en 1873 » 11. C'est ainsi qu'un « commissaire spécial pour la Sûreté » est officiellement nommé, devenant un acteur essentiel dans le dispositif de renseignements12. Prenant le pas sur les services de la police municipale, le service de la Sûreté, à travers le commissaire spécial, se place juste derrière le Secrétaire général pour la police dans l'organigramme de l'institution. Au contact des commissaires d'arrondissement, le chef de la Sûreté joue un rôle de pivot, essentiel dans la gestion des informations13. Dans leur étude sur la police publiée en 1887, Hogier et Grisson consacrent un chapitre à la police de Lyon, affirmant que « la police lyonnaise est plus pratique à certains points de vue que celle de la ville de Paris »14. Ils insistent ensuite sur le fait que le secrétaire général de la police - s'apparentant au poste de « préfet de police de Lyon » - n'est pas en compétition avec le commissaire spécial de la Sûreté comme à Paris. Si l'institution lyonnaise est plus « pratique » à leurs yeux, cela est dû à une meilleure organisation hiérarchique des services comparée à celle de l'administration parisienne. Par conséquent, l'autonomie dont

8 Archives Départementales du Rhône - Inventaire 1M à 4M. Trente cartons correspondent à l'entrée « Anarchistes », ce qui montre l'importance du travail de surveillance exercée par la police lyonnaise.

9 Ibid., voir « Réimpression du Répertoire Publié en 1978 (Philippe Paillard) ».

10 Amos Frappa, « La Sûreté lyonnaise dans le système policier français (début XIXe-début XXe siècle) », Criminocorpus [En ligne], Histoire de la police, Articles, mis en ligne le 10 avril 2014, p.2.

11 Ibid., p.5.

12 Ibid., p.5.

13 Ibid., p.5.

14 Georges Grison et F. Hogier, Les hommes de proie : la police, ce qu'elle était, ce qu'elle est, ce qu'elle doit être, La Librairie Illustrée, 1887, p.308.

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dispose la préfecture du Rhône en matière d'attribution policière tend à susciter des rivalités avec la préfecture de police de Paris, modèle de la police spéciale jusqu'au début de la Troisième République. Ceci n'empêche pas les deux institutions d'entretenir une correspondance régulière selon Amos Frappa, notamment dans le but de se tenir au courant des méthodes policières développées par leur « rivale »15.

Autre tentacule de la pieuvre à laquelle s'apparente la technostructure policière des années 1880, la préfecture du Rhône concurrence sa collègue parisienne notamment sur le terrain de la police politique, d'autant plus qu'elle possède les moyens de ses ambitions. En effet, elle bénéficie largement des fonds secrets maintenus par le gouvernement républicain. Dans la série F7 des archives nationales, on retrouve en effet un carton consacré aux fonds secrets dans lequel se trouve un dossier concernant spécifiquement la préfecture du Rhône16. Le ministère de l'Intérieur considère que l'institution lyonnaise de par son statut particulier réalise des missions de police secrète et doit donc être financée par le gouvernement. C'est en tout cas ce que sous-entend un document en date du 21 mars 1878 : « Indépendamment de l'allocation mensuelle de deux mille francs accordée sur le Chapitre XII à Mr le Préfet du Rhône, pour frais de police secrète, il lui est alloué un crédit supplémentaire de quinze cents francs par mois pour le même service, à partir du 1er Février 1878 »17. Puis, le 3 novembre 1880 un arrêté rétablit les « frais supplémentaires de sureté générale [du préfet du Rhône] » alors supprimés le 9 juin de la même année18. Ce document nous indique par ailleurs qu'il y a une potentielle tentative de suppression des fonds secrets mais que la préfecture du Rhône nécessite cependant un budget spécifique à ses missions de « Sûreté Générale » - et non plus de « police secrète » - ne comprenant pas les traitements de ses agents de police. Malgré ce changement de toponymie, le ministère de l'Intérieur ne rompt pas avec les pratiques du Second Empire et légitime ces activités « de l'ombre » en les finançant.

Des traces de cet argent « secret » apparaissent dans la comptabilité de la préfecture du Rhône et le type d'activités - potentiellement de police politique - qu'elle finance. Si les

15 Amos Frappa, « La Sûreté lyonnaise dans le système policier français... », art. cit., p.13.

16 AN, F7 12828. Fonds secrets. Sommes allouées au préfet du Rhône (1840-1882); débats à la Chambre (18841912).

17 Ibid. Sommes allouées au préfet du Rhône (1840-1882). Arrêté du Ministre de l'Intérieur, le 21 mars 1878.

18 Ibid. Sommes allouées au préfet du Rhône (1840-1882). Arrêté du Ministre de l'Intérieur, le 3 novembre 1880.

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dossiers de la série 4M 74 « Budget-Comptabilité (1880-1932) » des ADR sont loin d'être exhaustifs, nous avons tout de même réussi à identifier des dépenses s'apparentant à des frais de « police secrète » et donc passées sur les fonds secrets du ministère de l'Intérieur19. Par exemple, une pochette intitulée « Commissariat spécial - Comptes des dépenses. 1881-1902 » retrace de façon mensuelle « l'état des dépenses du commissariat près la Préfecture du Rhône »20. Ainsi, le 5 janvier 1881 on a dépensé quinze francs pour « indications », le 16 janvier c'est vingt francs qui sont payés pour le même motif alors que le 14 janvier, dix francs sont consacrés à la « surveillance particulière internationaliste21 ». Les frais pour « indications » représentent la plus grande part des dépenses du commissariat spécial et concernent sans surprise les militants anarchistes : le 17 septembre 1881 on paye dix francs pour « Indications sur le parti Socialiste Révolutionnaire »22 et le 2 octobre c'est cinq francs qui sont débloqués pour des photographies du « parti Révolutionnaire »23. On suppose alors que ce dossier retrouvé aux ADR concerne la comptabilité des fonds secrets, parce que les traitements des policiers - directement réglés par l'État 24 - et autres dépenses « normales » ne sont pas indiqués.

Ceci nous confirme que la préfecture du Rhône a donc les moyens financiers de mettre en place une surveillance politique du mouvement libertaire qui s'organise dans la région lyonnaise.

19 Nous remercions par ailleurs Laurent Gallet de nous avoir indiqué cette source qui s'est révélée très utile à notre travail.

20 ADR, 4M 74. Budget-Comptabilité (1880-1932). « Commissariat spécial - Comptes des dépenses. 1881-

1902 ».

21 Ibid. État des dépenses faites pour les besoins du commissariat spécial près la Préfecture du Rhône, du 1er au 31 Janvier 1881 inclus.

22 Ibid. État des dépenses faites pour les besoins du commissariat spécial près la Préfecture du Rhône, du 1er au

30 Septembre 1881 inclus.

23 Ibid. État des dépenses faites pour les besoins du commissariat spécial près la Préfecture du Rhône, du 1er au

31 Octobre 1881 inclus.

24 Jean-Marc Berlière et René Lévy, Histoire des polices en France..., op.cit. p.46.

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"L'imagination est plus importante que le savoir"   Albert Einstein