Deuxième partie. Quand un attentat lyonnais
révèle
l'existence d'une machine d'Etat (1882-1884)
84
Chapitre 3 : De l'explosion de l'Assommoir au
procès des 66
Le procès des 66 qui se tient à Lyon en
janvier 1883 a fait l'objet de rare travaux historiographique. Dans son ouvrage
de référence, Jean Maitron ne prend pas le temps d'y consacrer un
véritable chapitre et se contente de le présenter en une dizaine
de pages1. Quant aux historiens de la Troisième
République, ils donnent la priorité à l'étude des
« lois scélérates » dès qu'il s'agit
d'évoquer les attentats anarchistes, certains limitant d'ailleurs les
actions des militants libertaires aux années 1890 à l'instar de
Maurice Agulhon2. Seul Marcel Massard s'attarde sur le procès
des 66 et ses conséquences dans son livre sur l'histoire du mouvement
anarchiste à Lyon3. Laurent Gallet a cependant
réalisé un travail de recherche sur ce sujet, analysant la
façon dont l'événement a été traité
par la presse lyonnaise à l'époque4. Il a par la suite
réalisé une étude très complète sur Antoine
Cyvoct5, le militant considéré comme responsable de
l'attentat de l'Assommoir. Quant aux sources imprimées de
l'époque, un seul écrit consacré au procès a
été retrouvé, soit un texte faisant le compte-rendu des
audiences et proposé par des partisans du mouvement
libertaire6. Par conséquent, le dépouillement d'un
important corpus de sources primaires permet de remédier à
certaines lacunes historiographiques.
Ce chapitre retrace la chronologie des
événements qui débouchent sur le procès des 66 et
met en lumière les enjeux politiques soulevés par cette
affaire.
1 Jean Maitron,
Le Mouvement anarchiste en France, tome 1, op.cit.,
p.167-176.
2 Maurice Agulhon,
La République..., op.cit.,
p.130.
3 Marcel Massard,
Histoire du mouvement anarchiste à
Lyon...,op. cit.
4 Laurent Gallet,
Le mouvement anarchiste et la presse lyonnaise: le procès
des 66 de 1883, mémoire de maîtrise, 2000 (non
paginé).
5 Laurent Gallet,
Machinations et artifices: Antoine Cyvoct et l'attentat de
Bellecour (Lyon, 1882), Atelier de Création
Libertaire, 2015.
6 Toussaint Bordat et al.,
Le procès des anarchistes devant la police correctionnelle et la
Cour d'appel de Lyon, Imprimerie nouvelle, 1883.
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3.1- Les anarchistes face à la technostructure
policière lyonnaise
Que ce soit pour les historiens du mouvement
anarchiste aujourd'hui ou pour les agents de la police politique au
début des années 1880, il n'y a pas de surprise à ce que
le premier attentat anarchiste de la Troisième République se
produise à Lyon. En effet, la ville est un épicentre du mouvement
depuis l'épisode de la Commune en 1871 et concentre l'attention de la
préfecture de police de Paris et des autorités du
département du Rhône. Lyon rivalise avec Paris pour le titre de
« capitale du mouvement anarchiste français » à la fin
du XIXe siècle mais aussi comme « chef-lieu » du maintien de
l'ordre. En effet, la préfecture du Rhône dispose d'une place
particulière au sein de l'appareil policier de la Troisième
République et semble être la seule institution à pouvoir se
mesurer à la Préfecture de police. Il est donc nécessaire
de s'intéresser aux prérogatives de l'administration
policière lyonnaise et d'analyser ses pratiques en termes de
surveillance du mouvement libertaire au début des années
1880.
A) Une préfecture du Rhône bien
dotée
Le procès des 66 prend place à Lyon
où les réseaux libertaires sont particulièrement actifs.
La ville a en effet bénéficié tout au long des
années 1870 des activités de la Fédération
jurassienne qui se sont étendues au-delà du massif du Jura. Puis
en 1879, à la suite du congrès ouvrier de Marseille, Lyon est
désigné comme le siège de la «
Fédération de l'Est ». Enfin, le retour des amnistiés
de la Commune qui s'étaient réfugiés en Suisse en 1871
favorise la diffusion de la propagande anarchiste7. Face à ce
mouvement libertaire très actif dans la région, la
République dispose d'une nouvelle administration policière
à laquelle elle a confié les pouvoirs nécessaires pour
surveiller - et à terme punir -ses opposants
révolutionnaires.
De fait, la préfecture du Rhône est
apparue précédemment au sein de notre technostructure
policière en charge de la coercition légitime au début des
années 1880. Il n'est donc pas étonnant que les historiens qui
ont étudié le mouvement anarchiste dans la région
lyonnaise se soient largement appuyés sur la série 4M «
Police » des Archives Départementales du Rhône. Encore une
fois, c'est au prisme de la technostructure policière que cette
recherche appréhende l'histoire de l'anarchisme à la fin du XIXe
siècle. La
7 Marcel Massard,
Histoire du mouvement anarchiste à
Lyon,op.cit., p.30-31.
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surveillance exercée par la police lyonnaise
sur les militants libertaires est comparable à celle exercée par
les agents de la préfecture de police8. En effet, la
préfecture du Rhône jouit des prérogatives similaires
à celles de l'institution parisienne depuis 1873, ce qui est
confirmé par la loi du 21 avril 18819. Ce régime
spécial de la préfecture départementale du Rhône
peut être vu comme une conséquence indirecte de l'épisode
de la Commune de Lyon qui a révélé la présence de
nombreux militants anarchistes dans la région. Il faut néanmoins
replacer la ville dans une histoire plus longue du système policier
français. Comme l'explique Amos Frappa, Lyon est pionnière dans
la mise en place de la police spéciale puisque comme Paris elle se dote
d'un service de Sûreté dès les années
183010. À partir ce moment-là, l'organisation
lyonnaise entame « une marche vers l'autonomie achevée en 1873
» 11. C'est ainsi qu'un « commissaire spécial pour
la Sûreté » est officiellement nommé, devenant un
acteur essentiel dans le dispositif de renseignements12. Prenant le
pas sur les services de la police municipale, le service de la
Sûreté, à travers le commissaire spécial, se place
juste derrière le Secrétaire général pour la police
dans l'organigramme de l'institution. Au contact des commissaires
d'arrondissement, le chef de la Sûreté joue un rôle de
pivot, essentiel dans la gestion des informations13. Dans leur
étude sur la police publiée en 1887, Hogier et Grisson consacrent
un chapitre à la police de Lyon, affirmant que « la police
lyonnaise est plus pratique à certains points
de vue que celle de la ville de Paris »14. Ils insistent
ensuite sur le fait que le secrétaire général de la police
- s'apparentant au poste de « préfet de police de Lyon » -
n'est pas en compétition avec le commissaire spécial de la
Sûreté comme à Paris. Si l'institution lyonnaise est plus
« pratique » à leurs yeux, cela est dû à une
meilleure organisation hiérarchique des services comparée
à celle de l'administration parisienne. Par conséquent,
l'autonomie dont
8 Archives
Départementales du Rhône - Inventaire 1M à 4M. Trente
cartons correspondent à l'entrée « Anarchistes », ce
qui montre l'importance du travail de surveillance exercée par la police
lyonnaise.
9 Ibid., voir «
Réimpression du Répertoire Publié en 1978 (Philippe
Paillard) ».
10 Amos Frappa, « La
Sûreté lyonnaise dans le système policier français
(début XIXe-début XXe siècle)
», Criminocorpus [En ligne], Histoire de la
police, Articles, mis en ligne le 10 avril 2014, p.2.
11 Ibid.,
p.5.
12 Ibid.,
p.5.
13 Ibid.,
p.5.
14 Georges Grison et F.
Hogier, Les hommes de proie : la police, ce qu'elle
était, ce qu'elle est, ce qu'elle doit être,
La Librairie Illustrée, 1887, p.308.
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dispose la préfecture du Rhône en
matière d'attribution policière tend à susciter des
rivalités avec la préfecture de police de Paris, modèle de
la police spéciale jusqu'au début de la Troisième
République. Ceci n'empêche pas les deux institutions d'entretenir
une correspondance régulière selon Amos Frappa, notamment dans le
but de se tenir au courant des méthodes policières
développées par leur « rivale
»15.
Autre tentacule de la pieuvre à laquelle
s'apparente la technostructure policière des années 1880, la
préfecture du Rhône concurrence sa collègue parisienne
notamment sur le terrain de la police politique, d'autant plus qu'elle
possède les moyens de ses ambitions. En effet, elle
bénéficie largement des fonds secrets maintenus par le
gouvernement républicain. Dans la série F7 des archives
nationales, on retrouve en effet un carton consacré aux fonds secrets
dans lequel se trouve un dossier concernant spécifiquement la
préfecture du Rhône16. Le ministère de
l'Intérieur considère que l'institution lyonnaise de par son
statut particulier réalise des missions de police secrète et doit
donc être financée par le gouvernement. C'est en tout cas ce que
sous-entend un document en date du 21 mars 1878 : « Indépendamment
de l'allocation mensuelle de deux mille francs accordée sur le Chapitre
XII à Mr le Préfet du Rhône, pour frais de police
secrète, il lui est alloué un crédit supplémentaire
de quinze cents francs par mois pour le même service, à partir du
1er Février 1878 »17. Puis, le 3 novembre
1880 un arrêté rétablit les « frais
supplémentaires de sureté générale [du
préfet du Rhône] » alors supprimés le 9 juin de la
même année18. Ce document nous indique par ailleurs
qu'il y a une potentielle tentative de suppression des fonds secrets mais que
la préfecture du Rhône nécessite cependant un budget
spécifique à ses missions de « Sûreté
Générale » - et non plus de « police secrète
» - ne comprenant pas les traitements de ses agents de police.
Malgré ce changement de toponymie, le ministère de
l'Intérieur ne rompt pas avec les pratiques du Second Empire et
légitime ces activités « de l'ombre » en les
finançant.
Des traces de cet argent « secret »
apparaissent dans la comptabilité de la préfecture du Rhône
et le type d'activités - potentiellement de police politique - qu'elle
finance. Si les
15 Amos Frappa,
« La Sûreté lyonnaise dans le système
policier français... », art. cit., p.13.
16 AN, F7 12828. Fonds
secrets. Sommes allouées au préfet du Rhône (1840-1882);
débats à la Chambre (18841912).
17 Ibid. Sommes
allouées au préfet du Rhône (1840-1882).
Arrêté du Ministre de l'Intérieur, le 21 mars
1878.
18 Ibid. Sommes
allouées au préfet du Rhône (1840-1882).
Arrêté du Ministre de l'Intérieur, le 3 novembre
1880.
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dossiers de la série 4M 74 «
Budget-Comptabilité (1880-1932) » des ADR sont loin d'être
exhaustifs, nous avons tout de même réussi à identifier des
dépenses s'apparentant à des frais de « police
secrète » et donc passées sur les fonds secrets du
ministère de l'Intérieur19. Par exemple, une pochette
intitulée « Commissariat spécial - Comptes des
dépenses. 1881-1902 » retrace de façon mensuelle «
l'état des dépenses du commissariat près la
Préfecture du Rhône »20. Ainsi, le 5 janvier 1881
on a dépensé quinze francs pour « indications », le 16
janvier c'est vingt francs qui sont payés pour le même motif alors
que le 14 janvier, dix francs sont consacrés à la «
surveillance particulière internationaliste21 ». Les
frais pour « indications » représentent la plus grande part
des dépenses du commissariat spécial et concernent sans surprise
les militants anarchistes : le 17 septembre 1881 on paye dix francs pour «
Indications sur le parti Socialiste Révolutionnaire »22
et le 2 octobre c'est cinq francs qui sont débloqués pour des
photographies du « parti Révolutionnaire »23. On
suppose alors que ce dossier retrouvé aux ADR concerne la
comptabilité des fonds secrets, parce que les traitements des policiers
- directement réglés par l'État 24 - et autres
dépenses « normales » ne sont pas indiqués.
Ceci nous confirme que la préfecture du
Rhône a donc les moyens financiers de mettre en place une surveillance
politique du mouvement libertaire qui s'organise dans la région
lyonnaise.
19 Nous remercions par
ailleurs Laurent Gallet de nous avoir indiqué cette source qui s'est
révélée très utile à notre
travail.
20 ADR, 4M 74.
Budget-Comptabilité (1880-1932). « Commissariat spécial -
Comptes des dépenses. 1881-
1902 ».
21 Ibid.
État des dépenses faites pour les besoins du
commissariat spécial près la Préfecture du Rhône, du
1er au 31 Janvier 1881 inclus.
22 Ibid.
État des dépenses faites pour les besoins du
commissariat spécial près la Préfecture du Rhône, du
1er au
30 Septembre 1881 inclus.
23 Ibid. État
des dépenses faites pour les besoins du commissariat spécial
près la Préfecture du Rhône, du 1er
au
31 Octobre 1881 inclus.
24 Jean-Marc Berlière
et René Lévy, Histoire des polices en France...,
op.cit. p.46.
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