V. La construction des profils et la mise en scène
de soi sur Tinder
A.Architecture de Tinder
Saisissant l'exhaustivité de la démarche de
rencontre, les sites de rencontre ont découpé les
différentes tâches assujetties à la rencontre en
sous-tâches permettant aux individus d'être dans un état
psychologique plus confortable. (Dulaurans, Marczak, 2019). Cet état dit
état de « flow» par les psychologues (Csikszentmihaly, dans
Ibid.,) est une sorte d'adéquation entre la difficulté d'une
tâche et les compétences de l'individu pour parvenir à
réaliser un but. Dans l'univers vidéoludique, les « gamers
» sont sans cesse accompagnés par cet état. À travers
l'augmentation régulière de la difficulté, les joueurs
sont entourés d'informations pour répondre à des objectifs
clairs segmentés en plusieurs tâches. On retrouve cette
perspective dans les sites de rencontre où l'inscription est
divisée en des sous-tâches. Pour renforcer la motivation, il
existe un « mécanisme d'impersonnalisation » visant à
faire croire à un individu qu'il a émis ces mots (Dulaurans,
Marczak, 2019). Ce mécanisme prend effet sur Tinder lors des ajouts de
photos de profil où l'on lui suggère d'en ajouter davantage pour
augmenter ses chances de match. En bref, comme l'indique Gallilo, dans (Collomb
et al. 2016), Tinder est avant tout un dispositif qui configure notre attention
de manière à ce qu'elle ait davantage tendance à se
disséminer qu'à se cristalliser.
On recense une seconde similitude aux jeux vidéo avec
un système de classement groupant les utilisateurs selon leur taux de
match dans l'optique de les rassembler selon cette variable. Par
conséquent, plus le niveau d'attractivité de la personne est
élevé, plus elle pourra observer des profils dits «
attrayants» et cela équivaut également pour le contraire.
Par ailleurs, la valeur des « likes» est aussi attribuée en
fonction du niveau d'attractivité du profil. Une personne «
likée » aura plus de valeur si l'utilisateur qui la like à
un « rating» (classement) plus élevé (Pais dans Collomb
et al. 2016).
Selon Calleja (dans Dulaurans, Marczak, 2019), il existe
plusieurs dimensions expérientielles définissant le «
mécanisme d'implication ». Nous y retrouvons, le ludique, la
narration, le social, le geste, l'émotion et l'espace.
Premièrement, la dimension ludique des sites de rencontre reprend des
caractéristiques du mécanisme compétitif liées aux
jeux (Dulaurans, Marczak, 2019). Tout d'abord, la fonctionnalité
d'exclusivité des jeux vidéo où lors de l'achat d'un
article, le joueur peut débloquer un contenu supplémentaire et en
quelque sorte un privilège.
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En comparaison avec des applications comme Tinder, on retrouve
des initiations à souscrire à des abonnements avec cette logique
de l'appât du gain « Si tu payes, tu auras plus de likes et tu
seras plus visible, donc tu auras plus de «matchs » ». La
dimension narrative comprend des critères inédits à ces
nouveaux marchés de rencontre comme les composantes
socioprofessionnelles. Ensuite, nous avons les dimensions sociale et spatiale
qui viennent s'inclure dans cette pratique privatisée et
dématérialisée. Pour Calleja (dans ibid.),
l'émotion est intrinsèquement liée à la dimension
spatiale privatisant les rencontres, procurant sans contraintes sociales des
effets de socialisation et de développement du soi. C'est finalement par
ce geste presque culturel : « le swipe » que va se former
toute une kinesthésie habituelle aux applications comme Tinder. Pour
Jeanneret (dans Garmon, 2020), ce geste est entré dans notre «
mémoire des formes », il fait autant référence dans
son sens propre à cette glissée du pouce pour « liker ou
non » que dans son sens figuré, à ce «
non-amour» décrit par Illouz (2020) caractérisant la
difficulté des nouvelles générations à former des
relations pérennes. Dès lors « Ce geste serait une nouvelle
clé de lecture et d'interprétation du monde, un objet devenu
culturel» (Inès Garmon, 2020 : 43). Un utilisateur n'ayant pas
payé d'abonnement dispose de « 20 swipes à droite
», c'est-à-dire de 20 validations de profils sur lesquelles
l'individu accepte la possibilité d'un match.
À travers sa structure et son fonctionnement, Tinder
développe une forme de processus de moralisation. Ce concept de Massumi
(dans Ibid.) illustre la transformation d'une complexité vers une
simplicité réduite en choix binaire et se retrouve sur Tinder
où « les complications du désir» (David et Cambre, 2016
: 6) sont réduites à « la simplicité de l'esprit ou
du corps» (ibid., : 6). Favorisée par le cadre de Tinder
appauvrissant la quantité d'informations, une coopération
quasiment mondiale s'est effectuée « en faisant accepter aux
utilisateurs la logique binaire et relève un plan de transcendance
crée par la molarisation » (Massumi, dans ibid., : 6).
Perçu comme utile pour aller à l'essentiel, il
s'agit pour David et Cambre (2016) : « d'une «séparation de la
pensée et du corps (transcendance) [...]» (Massumi, dans Ibid., :
6) ». Autrement dit, cette abstraction du corps mobilise un ensemble de
dispositifs et techniques qui permet d'évaluer ce « corps
marchand» et de tirer à travers ces corps « un système
d'identité pour que la grille identitaire s'actualise en images, dans
une redescente instantanée du plan de transcendance vers la chair, via
un appareil technique ou social ou moyen» (Massumi, dans Ibid., : 6).
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Rejoignant ici l'idée du capital scopique d'Illouz
(2020), les photos de profil sont soumises à un traitement marchand.
À l'effigie du cadre « pornographique », Tinder crée
par son dispositif une quantité d'images incitant avec son
mécanisme de « swipe» à aller de profils en profils
où plutôt devrions-nous dire, de photos en photos. De
manière similaire à la consommation pornographique (Baudry,
2016), l'individu baigne dans un plaisir de « swipe» sans fin,
motivé par la trouvaille d'un inattendu. Ipso facto, cela réduit
la tendance des individus à jeter un coup d'oeil à la dimension
« narrative» des profils, c'est-à-dire, sa description. En
sus, l'individu est exposé à un rapport opposé entre la
dimension narrative et impressive produite par l'imagerie. Dans l'attente
perpétuelle de l'introuvable, l'inattendu à un caractère
excitant pour l'individu qui le maintient dans le plaisir visuel
immédiat et direct (Baudry, 2016). L'instantanéité de la
pulsion scopique associée à la fluidité d'usage et de
navigation génère sur Tinder des comportements compulsifs et
parfois même addictifs (Rezzoug dans Galligo, 2017) où un
éventail d'images de corps sexualisés est exposé et
évalué tel une marchandise de consommation (Illouz, 2020).
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