B.Mise en scène de soi et authenticité
Pour la recherche, les applications de rencontres constituent
un nouvel espace pour le management et la gestion de nos impressions. Par
ailleurs, de nombreuses recherches démontrent que dans un environnement
médiatisé, « les individus sont très motivés
à contrôler l'impression qu'ils créent» (Ellison et
al, dans Ward, 2016, p.4). Cela est notamment dû au fait que sur les
« apps dating », les profils peuvent laisser paraître peu
d'indices en raison de l'armature des applications (Ward, 2016). En guise
d'illustration, la structure des profils de Tinder fait en sorte que
l'impression qu'a un individu sur un profil s'appuie directement sur la photo
dite « principale ». Contrairement à d'autres applications,
Tinder recense des critères basiques comme : l'âge, le sexe, la
proximité géographique, etc.
S'inscrivant dans ce courant individualiste qui se traduit sur
internet par une projection « égocentrée » illustrant
la naissance d'une culture du narcissisme fondée sur l'image de soi en
ligne (Lasch, dans Tisseron, dans 2011), les nouveaux marchés de
rencontre réinvestissent la frontière entre privé et
public. Cette nouvelle frontière forme ce que Tisseron définit
par l'extimité. Pour Tisseron (2011 : 8), l'extimité est «
[...] est pour nous le processus par lequel des fragments du soi
intime sont proposés au regard d'autrui afin d'être
validés. [...] le désir d'extimité est inséparable
du désir de se rencontrer soi-même à travers l'autre et
d'une prise de risques ».
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Le désir d'extimité porte non pas sur des biens
matériels ayant une valeur financière, mais sur des parties de
soi jusque-là gardées secrètes et sur la reconnaissance de
leur originalité participant à la construction du soi par trois
dimensions (Tisseron, 2011) : son intégration (l'adaptation de l'estime
de soi, la cohérence des attributs mis en scène en ligne au
regard de la sphère sociale et de son adaptation aux normes sociales.
Les trois dimensions de la construction du soi en ligne se retrouvent dans
chacun des processus de gestion des impressions de Leary et Kowalski (dans
Ward, 2016). Premièrement, il y a la « motivation
d'impression» (Ibid., 3), c'est-à-dire, la motivation d'un individu
à adopter une présentation de soi particulière.
Deuxièmement, il existe pour Leary et Kowalski un deuxième
processus de gestion des impressions : « la construction des
impressions» (Ibid., : 3), c'est la réflexivité et le choix
dans la construction de l'impression qui s'établit à partir d'une
méthode.
Selon Higgins (dans Ellison et al. 2006 : 418), il existe
plusieurs domaines du moi : « Le moi réel (les attributs qu'un
individu possède), le moi idéal (les attributs qu'un individu
posséderait idéalement) et le moi «devrait» (les
attributs qu'un individu devrait posséder) [traduction libre] ».
Pour Bargh et Coll (dans ibid.), internet permettrait aux individus d'exprimer
davantage le vrai moi, c'est-à-dire des éléments «
moi devrait» qu'ils souhaitent mettre en scène bien que ces
attributs ne soient pas encore « possédés ». Pour
Higgins (dans Filter et Magyar 2017), ce « moi idéal [traduction
libre]» est aussi grandement constitué par la représentation
des pairs envers les attributs qu'un individu détient. Ainsi,
l'utilisateur présente des attributs qu'il croit ou que les autres
croient qu'ils possèdent. Cette représentation de soi par autrui
peut s'avérer importante dans la construction du profil pour s'assurer
d'afficher un « moi » authentique, les utilisateurs ont aussi recours
à une validation du profil par la sphère intime et
personnelle.
Le marché des rencontres en ligne octroie les individus
à se présenter d'une manière plus réflexive. Cela
les incite à livrer de fausses déclarations (Cornwell et Lundgren
dans ibid.) bien que la quête de rencontres en ligne exige d'après
les utilisateurs, une cohérence dans l'expression de soi entre
l'identité en ligne et hors ligne. Toute cette jonction entre la
nécessité d'exposer « son meilleur soi [traduction
libre]» (Heino et al. dans Filter et Magyar, 2017) et le fait de montrer
un soi authentique illustre le fait que l'authenticité est un concept
flexible chez les utilisateurs. Pour David et Cambre (2016), l'un des moyens
trouvés par les participants pour parvenir à résoudre
cette vision conflictuelle est de projeter une dimension du « soi
idéal ».
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Le soi idéal est une projection de comment les
individus s'envisagent et souhaitent être dans un futur probant. Si le
clivage entre le « moi idéal et le moi réel» est trop
important, les utilisateurs travaillent sur leur vie personnelle pour
atténuer la frontière entre ces deux états du « moi
». L'exemple typique est la perte de poids qu'un individu peut mener pour
se rapprocher de son « moi idéal» représenté
dans son profil.
Si « [...] l'authenticité est l'un attribut
très honorable dans notre société [traduction libre]»
(Kadlac et al. dans ibid., p.75), celle-ci elle est perpétuellement
négociée sur Tinder. Dans cette application, les utilisateurs ont
conscience qu'une fausse présentation de soi est connotée
péjorativement. Néanmoins, la présentation des
utilisateurs n'a pas une concordance « totale» avec leur propre
attente sur l'authenticité envers les autres individus. Comme Filter et
Magyar (2017) le démontre, les utilisateurs se permettent une certaine
flexibilité sur la construction de leur profil. Tout ce paradoxe
s'illustre par le fait que bien que les utilisateurs ne concèdent pas la
même flexibilité aux autres que sur leur propre profil, ils
revendiquent chez les autres profils une présentation de soi authentique
(ibid.). L'une des raisons d'une présentation de soi «
parfaite» ou plus lissée sur Tinder est la pression due au fait la
concurrence est rude entre hommes et femmes d'une même tranche
d'âge à proximité. Réduisant
énormément aux photos, la présentation de soi fait
pressentir le besoin d'être particulièrement persuasif et de se
présenter avec ce que l'autre aimerait voir chez nous.
Cela implique que, dans le processus de figuration (Goffman,
1998), il ait mobilisé des stratégies d'évitement venant
masquer ou compenser les « mauvais attributs» susceptibles de nous
faire défaut. Pour cela, beaucoup d'utilisateurs construisent leur
profil avec des amis ou des proches. En construisant son profil avec une
identité perçue par les autres, l'individu prend connaissance de
ce qu'autrui aimerait voir chez lui et tente d'augmenter ses chances de
succès. Cette présentation de soi va avoir une place importante
dans la poursuite de la conversation, et éventuellement de la rencontre,
car l'individu devra maintenir ce que Goffman (ibid.) appelle la
cohérence de l'expression. C'est pourquoi les vraies
présentations sont appréciées par les utilisateurs car le
contraire produit de la déception ou de la frustration.
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Si cette tromperie de l'identité en ligne est l'une des
craintes principales des utilisateurs Brym, Lenton (dans Filter et Magyar,
2017), elle reste pour autant une pratique assez minoritaire. En 2001, une
étude montre qu'un quart des utilisateurs des sites de rencontre avait
« modifié» des paramètres de leur identité dont
les critères les plus fréquents sont l'âge (14 %),
l'état matrimonial (10 %) et enfin l'apparence (10 %). En sus, la
localisation géographique octroie aux « dateurs» de faire des
rencontres proches de chez eux ce qui inévitablement leur fait supposer
qu'ils risquent d'avoir plus de chance d'être confrontés à
autrui (Ellison et al., dans Ward, 2016). Ipso facto, la proximité
géographique des rencontres augmente la potentialité qu'une
personne connue ou un futur partenaire ait accès à la
présentation de soi en ligne. C'est pourquoi les utilisateurs seraient
incités à avoir une présentation de soi davantage
plausible avec la réalité qu'une mise en scène de soi
« attractive» (Blackwell et al. dans Ward, 2016).
Pour Schmitz (dans Bergström, 2016), les mensonges sont
majoritairement employés par les individus des classes moyennes et
défavorisées. Disposant de capitaux sociaux plus
conséquents et légitimés par la société, les
classes favorisées ressentent moins l'utilité de mobiliser ce
type de ruse. Chez les classes populaires, le mensonge est plus courant, mais
il est moins associé à des stratégies permettant de nouer
des contacts contrairement aux classes moyennes où ils sont
employés à des fins stratégiques. Il faut aussi mentionner
que contrairement aux classes favorisées où la plupart s'exaltent
dans l'univers rédactionnel et culturel, la rédaction d'une
description chez les usagers de classes modestes est considérée
comme une tâche fastidieuse où l'on peut craindre de trop se
« grandir ». Dans ce marché en ligne, les classes moyennes
conscientisent dès le départ un certain désavantage face
aux plus favorisés. En ce sens, employer des stratégies
d'évitement et des mensonges fait écho à l'adage selon
lequel « la fin justifie les moyens ».
Il faut noter que les classes moyennes sont également
dotées d'un fort désir d'ascension sociale qui se
caractérise par une exigence dans la construction du profil, et
notamment dans les choix des critères présentés. Ellison
et al. (2006) ont fait le constat dans leur investigation que les personnes
n'avaient pas de mal à avouer le fait qu'ils ont modifié leur
âge par « peur» d'être filtré dans les recherches.
Changer son âge était donc perçu par les
enquêtés comme une norme « acceptable» sur laquelle ils
pouvaient tirer davantage de profit (Fiore, Donath, dans ibid.,).
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Disposant de 500 caractères, chaque mot implique un
choix et une censure de l'individu sur sa présentation. Cela se traduit
par une figuration en ligne destinée à parer et anticiper les
évènements pour éviter de perdre la face. À
l'effigie des annonces matrimoniales, de nombreux éléments
peuvent être tus afin de ne pas être confronté à
l'évitement tant craint (Singly, 1984). Comme dans les annonces
matrimoniales, il existe trois composantes principales regroupant les mots de
la présentation de soi : la dimension corporelle, la dimension
économique et la dimension relationnelle (les traits de
caractère, etc..). Cependant, comme plusieurs chercheurs le
démontrent (Filter et Magyar, 2017 : Ward, 2016: Illouz, 2020),
l'apparence physique est l'aspect primordial lors de l'évaluation de
profils. Après le capital « beauté », la recherche
d'indices sur la personnalité succède dans l'évaluation.
Pour l'utilisateur, le partage d'un univers commun et d'attentes similaires,
l'humour, le style et la personnalité sont autant
d'éléments créant des formes d'affinités
culturelles venant qualifier ou disqualifier l'individu (Bergström, 2016).
Ainsi sur Tinder, les individus effectuent une opération de
généralisation (Boltanski, 1984, p.19) de leur « moi ».
C'est donc à partir du commun que les daters vont se singulariser
(Martuccelli, 2010).
Nous pouvons aussi dire que c'est aussi par ce
mécanisme de que les daters se rendent attractifs auprès des
utilisateurs ayant des affinités similaires (ibid.). En mobilisant les
critères que Tinder confère comme la mise en avant des
goûts musicaux, la profession exercée ou les attraits personnels
[passion(s), activités appréciées, style de vie, etc..],
les individus tendent de faire valoir des attributs ou attraits
valorisés ou acceptables par la société. Comme Boltanski
(1984) l'observe dans son enquête, les « daters » peuvent
rattacher des éléments singuliers à un collectif pour
donner davantage de crédit à leur profil. Nous pouvons identifier
plusieurs sphères mobilisables par les individus. D'une part, l'individu
peut se rattacher à une sphère culturelle en faisant
référence à des auteurs, par son écrit, ou par des
attraits musicaux. D'autre part, il peut montrer par ce biais l'appartenance ou
la revendication à une classe sociale, mais également à un
style musical. De manière plus générale, l'utilisateur est
aussi enclin à faire figurer dans son profil un « style de
vie» en revendiquant un statut. Que ce soit pour le sportif, l'aventurier
souvent nommé « Globetrotter» sur Tinder ou pour une
orientation alimentaire (végane, végétarien), chaque
indice est un élément de figuration rattachant l'individu
à un groupe, un collectif, ou une personnalité. Néanmoins,
dans cette fragilité de l'authenticité, nous pensons que de
nombreux utilisateurs mobilisent également la deuxième composante
du profil : la photographie, afin de prouver un véritable statut ou
attribut.
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La présentation descriptive de Tinder recense des
caractéristiques similaires à celles relevées dans
l'enquête de Boltanski (et al. 1984). Comme dans la dénonciation,
pour qu'elle suscite de l'intérêt et des « like », la
description doit paraître comme « normale» pour avoir à
minima des chances de réussite. En reprenant les propos de
Bergström (2016), la crainte des classes populaires est peut-être
d'ailleurs justifiée par cette « condition de normalité
», d'où cette limitation dans l'écrit par peur de trop se
grandir ou de sortir des normes. Construire son profil en oscillant entre
« être original» et pas « trop en faire» est aussi
une particularité des applications observable dans les annonces
matrimoniales où «[...] l'écriture implique une prise de
conscience de ce qui est «naturel» dans les parades de la
séduction». (De singly, 1984, p.525). Disposant de
différentes cartes à jouer dans ses mains, chaque acteur organise
sa propre mise en scène bien qu'il ait conscience que pour se rattacher
à un univers collectif, il est nécessaire d'avoir un profil
lissé tout en sachant qu'un profil trop généraliste ne
suscitera pas d'intérêt pour autant (Lejealle, 2008). C'est donc,
comme l'intitulé de ce mémoire l'illustre « entre
l'originalité et le conformisme », que l'individu oscille
perpétuellement pour construire son profil.
Pour certains, ajouter une descriptive exhaustive de soi est
une manière de rassurer les matchs futurs sur sa normalité, mais
aussi sur la première étape de l'engagement (Nadaud-Albertini,
2019). En montrant sa motivation et le type de rencontre qu'il souhaite, le
dater permet aux autres d'évaluer son profil de manière plus
rapide et d'identifier des caractéristiques communes (ibid.). Pour
d'autres, une description vide ou absente est un moyen de se protéger
par rapport aux personnes connues à l'extérieur de l'application
(cercle social, familial, etc....) (ibid.)
Dans ce marché où l'on peut liker en abondance,
les utilisateurs font face à une présélection, notamment
par des filtres (niveau de français, mise en scène de soi,
qualité des photos, etc..). Il va sans dire que cette «
opération de qualification» est une fonction nouvelle des sites de
rencontre provoquant pour certains individus « Un malaise face à
cette démarche inédite qu'ils associent volontiers à
l'univers de la consommation» Bergström (dans 2016, p.111). Ainsi,
pour évaluer les profils, les utilisateurs opèrent des processus
de déconstruction des indices laissés par le profil formant
« la façade de l'autre ». Chaque petit signal peut être
l'objet d'une recherche pour évaluer l'identité d'autrui (Donath,
dans Ellison et al. 2006). Par exemple, une faute d'orthographe peut être
rédhibitoire pour faire passer un profil du bon côté
« du swipe » à l'autre.
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Par ailleurs, celle-ci se transforme en signal selon
l'exigence de l'utilisateur et peut être considérée comme
« déficit d'éducation ou d'intérêt dans leur
recherche ». En jouant autour de la représentation des signaux, les
daters vont donner aussi des informations sur leurs attentes. Par exemple, des
photos trop explicites (corps trop sexualisé ou exhibé) font
supposer que l'individu tend à rechercher des expériences
ponctuelles. Pour la gent féminine, le contrôle de la
représentation des signaux donnés est d'autant plus rigoureux.
Selon David et Cambre (2016), cela passe principalement par le fait
d'éviter de donner des indices d'autoprésentation laissant
paraître qu'elles souhaiteraient des relations essentiellement sexuelles.
La formation des impressions est un apprentissage qui se réalise de
manière autoréflexive.
C'est en effectuant « une sorte de benchmarking »
(ibid.,) que les individus modélisent le leur en intégrant
différentes dimensions à travers les photos, l'écrit, etc.
Pour évaluer la crédibilité de l'autre, les individus se
servent d'un ensemble de règles qu'ils ont eux-mêmes
incorporé dans leur présentation en ligne. Car les fausses
représentations sont courantes, les utilisateurs essayent de montrer des
aspects de leur personnalité plutôt que de parler
d'eux-mêmes. Ainsi dans cette perspective, nous pensons que les
photographies peuvent devenir des « justificatifs» pour prouver la
cohérence de l'expression d'un statut ou d'une personnalité.
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