C.Les usages et les représentations
sexués
De nombreuses études ont démontré que les
hommes ont davantage tendance à utiliser davantage ces services en ligne
pour des rencontres ponctuelles que les femmes (Nadaud-Albertini, 2019 ;
Bergström, 2019 ; Sumter et al. dans Ingram et Al. 2019). Parfois certains
masquent leurs attentes pour faciliter les contacts avec la gent
féminine pour éviter le stigmate attribué à un
homme ayant soif de conquêtes sexuelles (Nadaud-Albertini (2019). Comme
le dirait Kaufmann (2011), les daters dotés de l'esprit game,
c'est-à-dire, ceux qui sont imprégnés par une logique de
compétition cherchent l'accumulation de conquêtes afin de se
constituer un statut auprès de leur sphère sociale (notamment
masculine). Dans ce « sport fun », chacun à ses techniques et
peu importe les moyens, la compétition prime avant tout. Reposant
principalement sur un principe de non-engagement, pour être dans la
course, ces « chasseurs sexuels» (g11) sont sens cesse dans
l'auto-régulation de leur état émotionnel.
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Tout comme Bergström 2019, Nadaud-Albertini (2019)
relève que, dans le flirt sur les applications de rencontre, les femmes
se montrent réservées (passives dans la drague) et les hommes en
sont les initiateurs (actifs). Cette tendance s'illustre notamment par l'envoi
du premier message qui s'effectue très souvent par l'homme
(Bergström, 2019).
À travers ces éléments rapportés
ci-dessus, on retrouve la trame de séduction classique au sein des
rencontres pour ces chercheurs (Bergström, 2016 ; Ward, 2016 ;
Nadaud-Albertini, 2019). On retrouve la trame de séduction classique au
sein des rencontres. Néanmoins, il faut rappeler que l'utilisation des
caractères de la description n'est pas pleinement exploitée de
manière générale. Selon l'étude de Lefebvre (2018),
74,4 % des utilisateurs avaient une description ayant une moyenne de 31, 75
caractères et 25,6 % n'en avaient pas rédigé. Ainsi, s'il
existe une homogamie sociale sur Tinder, celle-ci doit donc s'opérer de
manière globale par le biais des photographies.
Bergström (2019) nous donne une première
ébauche d'une distinction de classe par les photos de profil en
émettant le fait que les utilisateurs des classes les plus
favorisées possèdent des photographies plus travaillées,
de meilleure qualité et dotées d'une meilleure mise en
scène que les usagers des classes défavorisées. Pour les
personnes issues d'un milieu plus favorisé, les photos sont
mobilisées pour illustrer en arrière-plan des voyages ou des
passions. Chez les classes populaires, la photo est plus souvent un «
selfie13 » où l'on aperçoit dans
l'arrière-plan des éléments du foyer de vie (chambre,
cuisine, salle de bain, etc....) (Bergström, 2019). Ainsi, si
l'écrit présente traduit un rapport socialement contrasté
à l'écrit, mais aussi à l'exposition de soi, il faut
mettre à un point d'honneur à souligner que les photos
témoignent aussi de clivages sociaux en sus qu'elles sont plus
employées que l'expression textuelle sur Tinder.
Bien que l'on pourrait émettre l'hypothèse que
les femmes mobilisent plus les photographies que les hommes, l'étude de
Ingram et (Al. 2019) partant du postulat que les présentations de soi
entre les genres diffèrent montre le contraire. Sur un
échantillon de 300 profils, les femmes ont soumis une moyenne de 3,9
photos contre 4,3 photos pour les hommes.
13 Un « selfie » est une photographie
où il figure en gros plan le visage de la personne.
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De plus, la liaison du compte Instagram au compte Tinder
s'avère être assez similaire (39 % des femmes et 31 % des hommes
ont lié à leur compte Instagram à Tinder) (Ibid.). En ce
qui concerne l'utilisation de la liaison du compte Spotify, il est
recensé une différence significative. En effet, 35 % des hommes
disent avoir lié leur compte Spotify contre seulement 22 % des
femmes.
Les photos des hommes ont présenté des
caractéristiques moins communes aux deux genres. Chez les hommes, on
retrouve plus de photos illustrant des activités sportives. On y voit
également plus de photographies contenant des animaux de compagnie. Si
les hommes utilisent plus les photographies, ils incluent aussi plus
régulièrement une description verbale dans leur profil ainsi que
leur cursus universitaire. On voit ici que sur les sites de rencontre, les
hommes ont conscience que le capital culturel et économique à de
l'importance dans leur niveau d'attractivité. Une distinction importante
dans l'utilisation de la photographie se traduit par le fait que les photos du
corps entier étaient propres aux profils féminins (Ingram et al.
2019). De plus, l'exposition du corps complet démontre que des
informations visuelles comme le rapport taille-hanches semblent être
importantes pour dans les stratégies sexuelles (ibid.).
Ainsi, selon les usages et les sexes, la présentation
de soi se traduit sous des formes différentes. On s'aperçoit ici
qu'il y a une distinction dans l'évaluation physique entre les femmes et
les hommes sur les applications de rencontre, où les femmes sont
évaluées par des parties distinctes du corps qui sont
sexualisées tandis que les hommes sont évalués de
manière holistique (Illouz, 2020). Comme nous avons pu le constater,
certaines logiques sociales se réinventent sur les sites de rencontre
comme le montre l'investissement des capitaux propres à
l'attractivité de chacun des sexes. Néanmoins, la
réaffirmation des tendances à l'homophilie et à
l'homogamie sur les réseaux de l'amour reste des questions très
discutées dans la littérature scientifique. C'est notamment le
cas de l'assortatif éducatif qui pour Neyt et al. (2019) est en baisse
depuis l'arrivée des applications de rencontre comme Tinder, ce qui
impacte la répartition des revenus par foyers. Si pour certains, ces
tendances se réinvestissent sur le marché de l'amour en ligne
(Nadaud-Albertini, 2019 ; Bergström; 2019 ; Ward; 2016), pour d'autres
(David et Cambre, 2020 ; Illouz, 2020 ; Kaufmann, 2011 ; Galligo, 2017 ; Neyt
et al., 2019), des applications comme Tinder viennent situer les individus dans
une logique de non-choix et braver les normes sociales.
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Si les styles de vie, les intérêts et les
goûts sont constamment évalués comme des
préférences chez un consommateur, ce sont des critères
d'évaluation venant accentuer une logique de « non-choix ».
Ainsi pour Illouz (2020, p.183), « Cette forme de non-choix
transparaît dans ce que j'appelle le raffinement des goûts
déstabilise l'habitus et rend la dynamique du choix fondamentalement
instable. ». Nous pouvons aussi dire que certains facteurs comme la courte
durée d'évaluation des profils et la faible moyenne de
caractères des descriptions accentuent la perspective de non-choix et
atténuent les moyens par lesquels la morale, les normes et logiques
sociales se réinvestissent. Néanmoins, comme nous avons pu le
voir ici, certaines normes et morales sociales se réinventent sous de
nouvelles formes, mais elles semblent parfois être fragilisées.
C'est notamment ce que Filter et Magyar (2017) ont pu illustrer avec le concept
d'authenticité qui passe d'un état rigide à un état
de fragilité et de maniabilité sur Tinder. Dans une
société où l'identité singulière s'est
démocratisée avec les industries culturelles et où il
existe une émergence considérable de plateformes fortifiant ces
notions de visibilité et de décontrôle (Granjon, 2014), les
agents sociaux deviennent « à la fois plus tolérants et plus
indifférents» (Ibid. : 11). La quête de singularité
des sujets sociaux sur les applications de rencontre est bouleversée par
« l'idée d'une interchangeabilité fonctionnelle des
êtres » (Martuccelli, 2010, p.60). Dans une difficulté de
faire reconnaître sa singularité, nous pensons que cette
quête de singularité sur les applications de rencontre se
transforme en une obsession de visibilité et d'originalité
(ibid.). Ces plateformes de l'amour seraient donc à ce titre, un vecteur
à la « crise identitaire » de ce siècle dans laquelle
la singularité des individus est de plus en plus dissolue (ibid.).
S'inscrivant dans la perspective de Granjon (2014), les
travaux de Filter et Magyar (2017) illustrent le fait que, comme sur les
réseaux sociaux, il existe sur les applications de rencontre une grande
tolérance face « aux débordements de soi» acquise plus
par un apprentissage que par la permissivité des normes (Granjon, 2014).
Cette « tolérance indifférente» (Wouters, dans ibid. :
10) sur le marché de la rencontre en ligne est pour nous une
manière d'avilir les normes et les logiques sociales et de les rendre
davantage flexibles dans l'optique de mouvoir au mieux sa singularité.
C'est en quelque sorte une manière de s'ajuster au monde qui se justifie
donc par plusieurs facteurs : la montée de la singularité
(Martuccelli,2010) et sa fragilisation sur les sites de rencontre, l'absence de
normes explicites (tout particulièrement sur Tinder). Nous pensons donc
en conclusion que même si certaines normes se réinvestissent dans
les applications de rencontre, elles régissent beaucoup moins les
comportements sociaux que dans les rencontres traditionnelles.
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