IV. Quand la sociologie rencontre l'amour
Au fil des siècles, les sociologues se sont
intéressés au champ de l'amour (Durkheim, Weber, Engels, Girard,
Bozon et Héran etc.). La modernité suscite de nouvelles questions
sociales au sujet de l'amour en déstabilisant les pratiques de
comportements associés à l'émotion. On distingue dans la
sociologie francophone plusieurs courants de pensée à ce sujet.
La première perspective est issue d'une sociologie critique. Grande
penseuse de ce siècle, Eva Illouz (2020) démontre en explorant
les résultantes de ces nouveaux marchés de rencontre en ligne
qu'ils ont contribué à une séparation du registre de
l'amour et de l'émotion venant fragiliser les relations à travers
une l'incorporation d'une logique capitaliste dans l'amour. Dans « la
fin de l'amour», Eva Illouz analyse les relations sous une forme
négative (tout comme Freud) et étudie les mécanismes
entravant le fonctionnement des rencontres qui sont selon elle
caractérisées par l'incertitude et le « non-choix ».
Les concepts de « non-choix» et « d'incertitude»
résultent en partie de la reproduction des attitudes
consuméristes sur la sphère de l'amour.
Sur les applications de rencontre, les nouvelles formes de
relation (éphémères) viennent refléter les logiques
capitalistes. L'évaluation de l'individu centrée sur le corps et
l'abondance de choix venant raffiner davantage les goûts de la personne
sont autant de facteurs menant à une forme de « non-choix ».
On s'aperçoit de la séparation des registres émotionnel et
sexuel dans les nouvelles relations éphémères
possédant dans leur dénomination un caractère
négatif [« le plan cul» par exemple]. Ces nouvelles
formes de liens sociaux permettent à l'individu de quitter la relation
à tout moment, de préserver et développer son «
moi » en se forgeant une expérience dans la sexualité.
Le désir de l'individu étant situé dans le « moi
consommateur» et le « moi sexuel» (Illouz, 2020), l'individu ne
sait pas situer son désir. Au lieu d'être précis et
fixé sur un objet, celui-ci devient excessif et difficilement
identifiable. Pour résumer la pensée d'Illouz, les relations
éphémères fragilisent les frontières sociales et
ethniques. Ces liaisons seraient régies par une forme de consommation
abondante possédant en elles de « nouvelles normes morales ».
Celles-ci se traduisent par l'instauration d'un nouveau cadre culturel
nommé « la liberté institutionnelle» (Illouz,
2020). Dans cette forme de liberté, le choix devient l'objet d'une
relation avec soi-même, il a pour objectif de nous faire parvenir
à atteindre notre moi « idéal» peu importe les
frontières ou déterminants sociaux auxquels nous sommes
confrontés. En outre, ce nouveau cadre culturel sur lequel reposent les
relations suscite des manières différentes de penser ses
liaisons.
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Pour Illouz (2020), le processus d'évaluation des
profils basé essentiellement sur « le corps en image »
incarnerait la chute des normes et des logiques sociales associées
aux rencontres traditionnelles. D'autres chercheurs (David et Cambre, 2020 ;
Galligo, 2017) rejoignent l'idée d'Illouz et considèrent que, sur
ces applications, la sélection du futur « match » est
réduite à une simplicité binaire s'opérant par
l'évaluation d'un corps « marchand». Si ce postulat
relève des traits négatifs impliqués à ce nouveau
marché de l'amour (l'abondance du choix formant un non-choix, le
maintien des relations à l'état gazeux), la perspective de
Kaufmann s'avère plus optimiste.
Tout comme les autres chercheurs mentionnés
précédemment (David et Cambre, 2020 ; Galligo, 2017 ; Illouz,
2020), Kaufmann (2011) considère la naissance de ces nouvelles
technologies comme une sorte de révolution dans les relations
libérant les individus des normes et entraves de la
société associées au mode de rencontre traditionnel. Que
ce soit pour des rencontres éphémères ou durables, ce
bouleversement des rencontres aurait des effets libérateurs pour les
individus. Pour Kaufmann (ibid.), le sexe est aujourd'hui en pleine
transformation, il devient « banalisé », simple et
agréable alors qu'auparavant, il était joint à un univers
symbolique de l'angoisse.
Bergström (2019) s'oppose à la pensée de
Kaufmann et d'Illouz en affirmant par le biais d'une approche
sociodémographique que les plateformes de rencontre en ligne ne sont pas
l'objet de la chute des normes sociales. Pour Bergström (ibid.),
ces normes se réinvestissent dans ces services sous de nouvelles formes.
Que ce soit dans la sphère anglo-saxonne ou française,
de nombreux chercheurs rejoignent le constat de Bergström
(Nadaud-Albertini, 2019 ; Sumter et al. dans Ingram et Al. 2019). Selon eux,
les dispositions internes de l'individu manifesteraient cette
réappropriation des frontières sociales étant donné
qu'elles ne s'évaporent pas des utilisateurs lorsqu'ils sont sur ces
services de rencontre en ligne. Elles interviendraient à chaque instant
dans les mécanismes de sélection et de jugement (Orgeta,
Hergovich, dans Bergström, 2019). L'une des perspectives
intéressantes mises en avant par Bergström (2019) est la
privatisation des rencontres. Car les espaces de rencontre en ligne se situent
en dehors de la sphère sociale (les amis, la famille, etc....), les
activités sociales ordinaires se retrouvent dissociées du domaine
des rencontres. En outre, la privatisation des rencontres vient marquer une
rupture essentielle par rapport aux modes de rencontres traditionnels qui
étaient liés à la sphère sociale de l'individu.
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Histoire de l'amour
Entre-le XVIII et le XIXème siècle, la cour
était un cadre social façonnant la prise de décision et
assurant une réciprocité des sentiments entre les partenaires
dont l'accomplissement était le mariage. Auparavant, cette ligne
directrice structurée et traçant le futur par un ensemble de
règles produisait de la certitude dans la définition des
situations et permettait au sujet de se situer dans celle-ci. (Illouz, 2020).
Pour Solomon et Knobloch dans (ibid., p.56), « La certitude peut
être décrite comme « la capacité d'une personne
à décrire, prédire et expliquer le comportement dans des
situations sociales ». En outre, cet ensemble de normes structurées
et structurantes a guidé les manières d'agir et de penser dans le
XVIII et XIXème siècle en régissant les aspects principaux
du système de la cour amoureuse. Cette certitude normative forme ce
qu'Illouz (2020) appelle la certitude existentielle (qui suis-je, comment
répondre, etc..). Le rôle de chacun étant parfaitement
intériorisé et situé, il n'y avait pas
d'ambiguïté dans les rituels de la cour (Ibid.). Courtisant la
femme, l'homme devait suivre différentes procédures pour lui
témoigner son amour et sa fidélité afin que celle-ci
choisisse de l'accepter. Si jusqu'à la moitié du XXème
siècle, l'amour était intrinsèquement lié au
mariage, la liberté sexuelle conquise par les femmes est venue casser
l'idéal du mariage d'amour qui va progressivement se dissoudre dans le
« couple d'amour ». La dissociation du couple avec le mariage et
celle du sexe avec la reproduction sont autant de facteurs ayant
favorisés l'acquisition de nouveaux partenaires tout au long de la vie
de l'individu. Il résulte de ces césures une perte des
délimitations entre la jeunesse et l'âge adulte
préalablement construit par le mariage (Bozon, Singly, 2015).
Si pour les hommes, le rapport sexuel devient une affirmation
de la virilité (Giddens, 2007), il reste ne source de questionnement
pour les femmes. Malgré la conscience d'avoir obtenu une «
liberté sexuelle », le rapport sexuel ne fait pas l'objet d'une
recherche pour la gent féminine, car celui-ci ne reste licite dans les
représentations que lors d'une relation stable, dans une optique
amoureuse ou conjugale. Là où le désir des femmes est
régulé, les hommes perçus comme indépendants ont un
désir qui réclame satisfaction (Spencer, dans Bozon, Singly,
2015). Dans la représentation du besoin sexuel, les deux genres
admettent le fait que les hommes auraient plus de « besoins sexuels»
que les femmes (Bozon, Singly, 2015). On retrouve ces représentations
dans le fait que les hommes sont plus nombreux à penser que l'on peut
avoir des rapports sexuels sans aimer que les femmes (Ibid.)
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À l'effigie de la citation « le hasard fait bien
les choses », la mécanique du « hasard» dans les
rencontres a été placée au centre de la
représentation de l'amour des individus et reconfectionne leur propre
histoire (Bergström, 2019). Dans les années 1980, Bozon et
Héran (1988.) établissent l'enquête « La formation des
couples ». En questionnant les individus sur la rencontre avec leur
conjoint, trois quarts des répondants déclaraient justement que
celle-ci avait eu lieu « par Hasard» (75 %), alors même qu'ils
étaient également nombreux à considérer que la
rencontre avait de «bonnes chances» de se produire (43 %). Si l'amour
devait nous tomber sur la tête, les sites et applications de rencontre
viennent contredire cette logique en invitant les sujets à trouver leur
partenaire. Cela vient induire un paradoxe entre la nécessité de
faire des rencontres et la stigmatisation pour l'avoir provoquée
(Bergström, 2019). Ainsi, comme le dit Bergström : «
Présenter celle-ci comme l'oeuvre du hasard est une manière de
signifier l'union comme une relation d'amour et de rendre l'expérience
intelligible en tant que telle» (ibid., p.32). Le déclin de
l'identification de la sexualité à la reproduction, au mariage et
à l'hétérosexualité caractérise selon Bozon
(dans Bozon, Singly, 2015) non pas une révolution sexuelle en soit, mais
d'une individualisation des comportements et idéaux due à
l'avilissement de la vision institutionnelle de la sexualité. Il faut
rappeler ici que, jusqu'à la deuxième Guerre Mondiale, l'amour
était vécu comme une transcendance avec le mariage et
s'inscrivait dans une visée individualiste. Troublées et
diversifiées, la sexualité et sa cohérence reposent
dorénavant sur les épaules de l'individu.
A.L'économie de l'amour
La naissance de la consommation visuelle née à
la fin du XXème siècle a pris une grande place dans la
sphère culturelle et économique au XXIème siècle en
faisant « [...] de l'identité sexuelle une performance visuelle
médiatisée par des biens de consommation » (Addison, dans
Illouz, 2020, p.73) et « [...] de la libération sexuelle une
pratique culturelle instituée par un ensemble de codes, de styles et de
signifiants visuels » (ibid.). Depuis les années 1960, la mise en
scène du corps de la femme sur l'industrie a monnayé celui-ci.
Que ce soit par le biais des pubs, des cinémas ou des films, le corps de
la femme « sexualisé» a été exposé sur la
scène médiatique. On retrouve le prolongement de cette mise en
scène du corps de la femme dans les industries ayant
émergées avec l'arrivée d'internet comme l'industrie
pornographique. Devenue une performance visuelle, la sexualité a
été transformée, elle est l'objet d'une abondance
spectaculaire mettant en scène des marchandises associées
à la sexualité (Debord (2008). Dépourvue de l'appartenance
religieuse, la sexualité a été incorporée dans la
culture de la consommation. C'est la culture du « bien vivre sa
sexualité» qui s'observe par l'émergence des marchés
pharmaceutiques et thérapeutiques.
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En résumé, la culture consumériste a
formé une « pulsion de la sexualité» en la densifiant
et en l'impliquant à de nombreux d'univers. Elle se retrouve dans des
biens solides, des biens associés à une expérience
(café, bars de célibataires, camp de nudistes), à des
produits thérapeutiques visant à améliorer la performance
(thérapies, magazines, pornographie), ou enfin, à des
marchandises atmosphériques. L'influence médiatique et
cinématographique, les produits cosmétiques et les
vêtements sont autant d'éléments ayant mis en forme la
sexualité dans « un régime d'action scopique » (Illouz,
2020, p.73) exposant au public par une multitude d'images un corps
sexualisé et attirant. Si la sexualité s'est transformée
en objet de performance incarnée dans le marché de consommation,
la performance et l'attirance sexuelle forment des indicateurs situant la
position d'une personne dans la sphère sexuelle (Ibid.). Créant
deux types de rencontres distincts : la rencontre sexuelle et
émotionnelle, la liberté sexuelle va finalement être
récupérée par le capitalisme scopique.
Par capitalisme scopique, Illouz (2020) désigne cette
transformation de l'attrait physique et de la sexualité des femmes en
marchandises produites par le regard et fondées par l'ensemble des
industries prenant en charge « le moi» par l'image. En outre, le
capitalisme scopique est une forme de capitalisme ayant créé une
valeur économique par la spectacularisation du corps et la
sexualité en image. Pour Illouz (ibid.), cette nouvelle forme de
capitalisme est devenue un cadre structurant les images et histoires. De
manière plus globale, c'est aujourd'hui le bien-être qui
s'étale sur nos murs, dans la publicité et sur nos écrans.
Comme le mentionne Heilbrunn (2020, p.19) : « Le bien-être est
devenu une marchandise de notre société où la quête
du bonheur est imposée ». Transférant le bien-être en
finalité et l'émotion en marchandise, la société de
consommation nous suggère qu'il est le fondement de notre vie (ibid.).
En cette raison, il existe une flopée de professions prenant en charge
le bien-être. Nous pouvons citer ici la psychologie qui a pris une place
importante dans l'amour lors XX ème siècle. Elle a
été à la genèse de l'idée que la
sphère amoureuse est intrinsèquement liée à la
responsabilité des individus. Ce caractère douloureux des
expériences amoureuses a permis la genèse de «
professionnels» (psychologues, psychanalystes, médiateurs, etc..)
spécialisés dans l'amour (Illouz, 2006). Aujourd'hui, un tas de
forces avilit cette ancienne forme d'amour « transcendante ». Les
sites de rencontre comme Tinder viennent dissocier davantage le registre
émotionnel et celui de l'amour. En modélisant les rencontres, le
capitalisme scopique a transformé des relations stables en des formes de
relations négatives connotées par des stigmates
négatifs.
p. - 30 -
C'est particulièrement l'objet des relations
éphémères qui ont dans leur dénomination cette
représentation de la tendance hédoniste (« le plan cul
», « le plan baise »). Véritable objet
employé par le capitalisme scopique, la révolution sexuelle va
produire un effet contraire à ses attentes. Cette hypersexualisation
omniprésente dans la société va produire des
dysfonctionnements dans les relations dont Illouz (2020) en décrit les
mécanismes. Restant toujours à l'épiderme, l'un des
mécanismes caractérisant ces relations est l'incertitude
affective (Illouz, 2020). Cette forme d'incertitude trouve son essor dans
l'incorporation de l'idéologie du marché de consommation et
à travers une logique où le choix individuel est placé au
centre de la liberté personnelle. Cette absence de délimitation,
que ce soit dans le cadre ou le but des contrats sexuels et affectifs, forme
pour Illouz une structure négative des relations. Celle-ci se
caractérise, en outre, par l'impossibilité d'évaluer et de
mener la relation par le biais de scénarios sociaux stables.
En considérant la liberté comme impactante sur
la restructuration d'un champ d'action à l'effigie de Foucault,
l'hypothèse d'Éva Illouz (2020) dans « La fin de
l'amour» met en avant une dissociation entre la liberté
sexuelle et émotionnelle. Selon Illouz (2020), elles se situent dans
deux structures institutionnelles distinctes. Tout d'abord, la liberté
sexuelle serait le nouveau cadre culturel par lequel les individus mobilisent
une multitude de ressources (technologiques, scénarios culturels, etc.)
pour structurer, guider, et définir leur comportement. Contrairement
à la liberté sexuelle, la sphère émotionnelle est
un domaine problématique, flou, qui renvoie à l'incertitude et au
chaos (Illouz, 2020).
Dépourvue de contenu normatif, la liberté a
été réemployée par les logiques
consuméristes. Celles-ci imprègnent les sphères affectives
et sexuelles et impliquent de réfléchir à nouveau le sens
et l'impact de cette nouvelle forme de liberté. Comme le dit Éva
Illouz : « La sexualité a été investie par les
méthodes psychologiques, la technologie et le marché de la
consommation, lesquels ont en commun de fournir une grammaire de la
liberté qui traduit le désir et les relations interpersonnelles
en une simple question de choix individuel.» (Illouz, 2020, p.28).
Déjà incorporé dans de nombreuses institutions, le choix
est devenu une relation avec soi-même, il est l'indicateur d'un bon
développement personnel et procure une sensation qui nous nous
construisons de manière indépendante.
p. - 31 -
Plus que jamais au coeur de l'individualité, il est le
principal vecteur dans la consommation et dans la sexualité.
Premièrement, celui-ci suppose, comme en économie, une offre de
bien, c'est-à-dire, l'idée que le produit en question existe en
grande quantité. Deuxièmement, le choix se rapporte à la
subjectivité de l'individu (ai-je fait le bon choix) et traduit
l'expression de ses besoins et désirs. En devenant un marché, les
rencontres sexuelles sont perçues comme « un choix» pour
l'individu impliquant de manière sine qua non de l'« incertitude
». Le fruit de cette incertitude est aussi dû au fait que ce nouveau
processus de rencontre dispose de peu d'interdictions et de normes. En livrant
les individus à eux-mêmes pour fixer leurs propres normes et
conditions, le marché de la rencontre forme une incertitude cognitive et
affective (Illouz, 2020). Ce bouleversement des manières d'agir et de
penser les rencontres constitue ce qu'Éva Illouz (ibid.) appelle le
non-amour. Dans cette forme de subjectivité nouvelle, le choix est
à la fois positif et négatif. Il est positif dans le sens
où les individus désirent et veulent quelque chose, mais il est
aussi négatif, car les individus sont trop indécis pour
désirer quelque chose de précis. En priorisant son soi, les
relations sont caractérisées par un évitement, car le
sujet est trop indécis pour désirer. La tendance à
souhaiter accumuler des expériences implique le fait que le choix perde
de sa pertinence émotionnelle.
En divaguant de relation en relation et en y mettant un terme
à chaque fois, le sujet affirme son autonomie. « Le non-amour est
donc en même temps une forme de subjectivité -- ce que nous sommes
et comment nous nous comportons -- et un processus social qui reflète
l'impact profond du capitalisme sur les relations sociales (Illouz, 2020, p.30)
». C'est paradoxalement dans une logique de choix abondante qu'il existe
une sorte de « non-choix» qui se caractérise par
l'évitement, le refus d'engager une relation, la maintenance de celle-ci
à l'état gazeux, etc. Cette ère du « choix de ne pas
choisir» est aujourd'hui une modalité dominante dans notre culture
de la consommation pouvant être constatée par plusieurs
statistiques sociodémographiques [la chute des natalités dans
l'Europe de l'Est et occidentale, la hausse de double « vie »,
etc..]. Traduisant l'absence et les nouvelles formes de relations rapides, le
choix négatif caractérise cette épidémie de la
solitude relevée par la baisse de nombre de partenaires sexuels chez la
génération internet (née après l'an 2000) par
rapport aux générations précédentes, ce qui tend
à faire apparaître l'absence de sexualité comme un nouveau
phénomène social (Twenge dans Illouz, 2020).
p. - 32 -
B.Les relations éphémères, l'incertitude
et le développement du moi
Nouvelle productrice de valeurs et de statuts, cette forme de
relation sociale centrée sur l'hédonisme est une véritable
affirmation de « soi », d'authenticité et d'autonomie chez les
individus (Illouz, 2020 ; Kaufmann; 2011). Dans ces relations sans lendemain,
les personnes se substituent telles des marchandises où l'orgasme
devient une monnaie d'échange (Illouz, 2020). Dans la culture
sexualisée, hommes et femmes sont interprétés comme des
« acteurs sexuels ». Il y a une accentuation de l'incertitude dans la
définition des relations éphémères et
semi-affectives exercée par les nouveaux marchés en ligne comme
Tinder créant des « incertitudes sur les attentes ». Dans ces
moments d'incertitude mutuelle, il revient souvent à l'homme de prendre
la situation en main pour refixer le cadre de la liaison bien que souvent
lui-même ne sache même pas vraiment la définir. Comme le
décrit Kaufmann (2011), les utilisateurs des services de rencontre en
ligne se situent dans une logique de « marcher au feeling» en
s'amusant à « flirter» en ligne. Selon Kaufmann
(2011), les individus structurent la suite de la rencontre lors du premier
rendez-vous. Néanmoins, rien n'est certain, car l'autonomisation de la
sexualité vient intégrer dans la poursuite de la rencontre une
incertitude au sujet de la valeur de soi et de l'autre et rend incertaines les
perspectives émotionnelles. Comme le dit Illouz (2020), même les
définitions d'une relation et de l'état émotionnel du
sujet deviennent des incertitudes.
Construite par une conception masculine de la
sexualité, la sexualité sans lendemain tend à affirmer
l'idéologie selon laquelle seule une sexualité
désengagée est libre (Illouz, 2020). Ipso facto, cette
idée tend à rapprocher la sexualité libérée
de la sexualité de l'homme. Pour les femmes, cette nouvelle perspective
de la sexualité a des conséquences moins favorisantes que chez
les hommes. D'une part, la sexualité des femmes a été
encastrée par des manières de penser et d'agir traditionnelles
dans lesquelles elles ont échangé leur sexualité contre
des ressources économiques et sociales. D'autre part, les femmes ont
toujours été associées à la sphère
relationnelle et affective (la naissance d'un enfant, le soin, etc..). Que ce
soit dans les rôles sociaux (être mère), dans les statuts
socio-économiques (être infirmière, baby-sitters), le
relationnel reste une composante essentielle de la sexualité
féminine (Ferrand et al. dans Illouz, 2020).
p. - 33 -
Pour résumer, si les relations sans lendemain peuvent
être bénéfiques pour augmenter son « capital
sexuel» chez les hommes (Illouz, 2020), ce type d'interaction est plus
complexe à vivre chez les femmes. Ces relations sont pour les femmes
considérées çà et là, comme une forme de
pouvoir et de plaisir et comme un rejet de leur identité symbolique.
Dans cette logique, la sexualisation des relations « [...] place les
hommes et les femmes dans des positions différentes à la fois
dans le champ sexuel et dans la structure sociale des relations intimes»
(Illouz, 2020 p.124). Par exemple, l'attractivité sexuelle des femmes
conquises par les hommes est souvent employée comme une sorte de capital
chez les hommes qui sont évalués par leurs pairs.
On retrouve aussi différentes mobilisations de capitaux
considérés comme attractifs selon les genres. Chez les hommes, le
capital social et économique a une grande importance pour son
attractivité tandis que chez les femmes, leur valeur attractive reste
assujettie à des critères physiques. Ipso facto, les femmes
perdent plus vite en attractivité que les hommes où leur
attirance repose sur des variables plus pérennes. Même si la gent
féminine est dotée d'un haut niveau d'éducation, celui-ci
est enclin à provoquer un rendement négatif sur les services de
rencontre (Bertrand et al. dans Neyt al. 2019). Traduisant le maintien de
normes de genre, les hommes jugent les femmes ayant un haut niveau
d'éducation moins attractives et désirables en établissant
une corrélation entre le niveau d'éducation et de salaire
(ibid.). Cela semble faire écho à l'idéologie selon
laquelle « l'homme doit ramener l'argent à la maison
».
Considéré comme une marchandise à part
entière, le corps de la femme tend à se dégrader avec
l'âge, ce qui se traduit par une perte de valeur du corps féminin.
Au fur et à mesure de l'avancée en âge, le corps
féminin se risque lors de son évaluation à une
dévaluation qui s'opère en raison de sa perte de valeur et sa
possibilité de remplacement. Dans les nouveaux marchés de
rencontre, les corps sexuels mis en scène sont perpétuellement
remplacés dès lors qu'ils deviennent obsolètes. Pour
obtenir et maintenir une certaine valeur, ils nécessitent une gestion et
un travail sur l'image qu'ils dégagent. Faisant face à une
concurrence abondante, les individus s'évaluent en se comparant et sont
sans cesse confrontés aux risques et à l'incertitude qui menacent
leur valeur (Illouz, 2020). Dans les relations sans lendemain, le partenaire
est perçu comme un objet sexuel dont sa valeur est définie par
son attrait sexuel (majoritairement physique).
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La sexualisation des rencontres met en avant un
problème majeur : le corps devient le substrat de l'interaction. Ipso
facto, cela limite la possibilité d'échanges affectifs. Les
rencontres éphémères imposent une structure de don et de
contre don de manière immédiate (le plaisir direct) ne laissant
pas envisager les notions de temps et d'avenir qui, pour Bourdieu (dans Illouz,
2020), structurent l'échange de dons et sont intrinsèquement
liées à la réciprocité. L'absence de noyau
normatif, de frontières claires entre les relations sexuelles et
affectives et enfin l'incertitude dans l'objectif de l'interaction sont autant
de facteurs formant une incertitude dans les relations. Car le lien qui se
fonde dans celles-ci repose uniquement sur l'expression et l'affirmation de soi
en ignorant la subjectivité de l'autre, ces relations sont
considérées pour Illouz (2020) comme « négative
». « [...] «négatif» signifie ici que le sujet ne
veut pas de relation ou est incapable d'en former en raison même de la
structure de son désir. Dans un «lien négatif», le moi
échappe complètement au mécanisme du désir et de la
reconnaissance11 » (ibid., p.133).
Illouz recense cinq affinités entre les relations
négatives et le capitalisme scopique. Tout d'abord, dans la logique
d'offre et de demande structurant les rencontres sur ce marché sexuel,
les hommes et les femmes forment des relations en fonction d'un capital sexuel
et pour différentes raisons (économiques, hédonistes,
émotionnelles). Ils peuvent être issus de groupes et milieux
sociaux différents et ils s'échangent à travers une
application de rencontre des attributs asymétriques. Par exemple, de
manière caricaturale, la beauté d'une femme contre le statut
social de l'homme. On retrouve également une affinité entre le
capitalisme et les relations négatives qui se traduit par la
rapidité de consommation du produit. C'est le postulat même de
l'aventure sans lendemain où l'interaction éphémère
et rapide permet de satisfaire les plaisirs de chacun. La troisième
concordance vient du fait qu'étant régie par le capitalisme
scopique, la sexualité forme des clivages différents entre les
sexes dans les valeurs sociales. Il existe également un lien entre les
relations négatives et cette forme de capitalisme dont nous avons
déjà abordé l'aspect : la notion d'incertitude quant
à la valeur du bien échangé.
11 « La reconnaissance suppose la capacité
à prendre en compte une personne dans son intégralité,
avec ses objectifs et ses valeurs, et à s'engager dans une relation de
réciprocité. Benjamin (dans Illouz, p.181) »
p. - 35 -
Étant plus exigeants, on retrouve dans les attentes des
individus par rapport à la valeur subjective12, une notion
d'incertitude dont la personne tend à développer des
stratégies pour s'en prémunir. Enfin, la dernière liaison
provient de cette forme d'anomie dans les relations où il est complexe
de maintenir ou construire des contrats émotionnels. Il faut dire que
l'extrême sexualisation des rapports intimes est une variable importante
dans le maintien des relations à l'état gazeux.
Cette architecture des relations négatives indique
cette concordance entre les logiques et caractéristiques du
marché capitaliste et l'amour. On peut ici relever deux traits
fondamentaux des relations négatives : l'impossibilité de se
situer et d'établir des attentes en rapport à la relation. En
outre, ces relations ont en leur sein même un problème non
solvable (Illouz, 2020). Pour conclure, les relations négatives reposent
davantage sur le principe d'évaluation que celui de reconnaissance. Se
soldant très souvent par un rejet, l'évaluation d'autrui selon
des critères définis forme pour Illouz une notion de «
non-choix ».
Sur un marché sexuel compétitif, les refus et
rejets sont plus nombreux et durs à encaisser. Selon sa valeur
attractive, l'individu peut obtenir au bout de son écran un grand
succès ou être délaissé brutalement. Comme le
mentionne Kaufmann (2011, p.17) : « [...] Sur internet comme ailleurs, on
prend des claques ». L'exposition de son moi sur des applications de
rencontre est à double tranchant pour les individus et tout
particulièrement pour les hommes qui, on le rappelle, constituent une
part élevée dans les utilisateurs. Sur les sites de rencontre, un
surplus d'intérêt est considéré comme une marque de
dépendance alors que son contraire est représenté comme
une marque de domination. Devant exprimer son autonomie, mais aussi son
attachement, l'individu vacille entre ces deux impératifs en
développant dans son « moi » une sensibilité aux
marques de désintérêt et en formant des aptitudes pour se
retirer d'une relation menaçant le moi (Illouz, 2020). Pouvant
s'accroître, se maintenir ou s'avilir, l'estime de soi requiert des
stratégies venant à le protéger qui impliquent « un
non-choix» majoritairement dû à la crainte de ne pas
être assez mis en avant dans la relation.
12 La valeur subjective relève des
caractéristiques du moi comme l'estime, l'amour et le
développement de soi)
p. - 36 -
Pour Illouz (2020), la défection prime devant la prise
de parole, car elle est synonyme de dépendance et de
vulnérabilité. Elle est « une manifestation performative de
l'affirmation de soi ». (Ibid., p.227). Dépourvue de normes, la
rupture dans les relations sans lendemain n'est guère coûteuse et
attribue un préjudice plus grand à la personne quittée. En
outre, pour optimiser le bien-être et développer son soi, la
logique de marché vient introduire des notions de coûts et
d'efficacités au sein des relations et met un terme à toute
possibilité d'introduire une notion de contrat. Pour Illouz (ibid.),
cette logique vient objectiver les rencontres baignant l'individu dans une
forme d'hyper-subjectivité conçue par un « moi »
reposant sur un moi sexuel, technologique et un moi consommateur et dissociant
le moi affectif de cette matrice. Pour résumer la pensée
d'Illouz, les relations éphémères détruisent les
frontières sociales et ethniques et sont dorénavant régies
par une consommation abondante possédant de nouvelles normes morales.
De façon opposée, Bergström (2019) affirme
que « Sur internet, la morale et les normes sociales ne s'évaporent
pas, mais -- ils s'y réinventent même sous de nouvelles formes --
mais le cadre de la rencontre change [...] » (ibid., p.15) ». Dans sa
thèse, elle démontre la persistance de normes qui se
réinscrivent d'une autre manière dans les sites de rencontre.
Selon elle, l'endogamie perdure par les dispositions internes
incorporées chez les individus. C'est le partage d'un univers commun qui
fonderait un système de référence traduisant l'homogamie
sociale dans les marchés en ligne. Elle réaffirme ici la
perspective de Girard (1964) qui illustrée d'ores et déjà
que deux tiers des couples se sont rencontrés dans une sphère
sociale proche (amis, université, milieu professionnel).
À travers toutes « ces formes d'affinités
culturelles» (ibid.), le processus de sélection s'opère. Les
mots, l'humour, le partage de référence et d'univers deviennent
de potentiels éléments qualifiants ou disqualifiants l'individu.
C'est dans ce processus que les personnes venant de classes les plus modestes
sont les plus touchées en raison de l'inacceptation radicale des classes
les plus favorisées aux fautes d'orthographe. Les coquilles
grammaticales sont tout aussi éliminatoires pour les individus «
scolairement dotés ». Pour reprendre les mots de Bourdieu, sur
Tinder, l'écriture de la description classe les sujets sociaux et
opère une distinction entre l'éduqué du grossier, le
raffiné du vulgaire et l'intelligent du bête. (Le Wita, dans
Bergström, 2019). En outre, l'expression écrite marque une distance
sociale qui plus est être pour les classes favorisées, une
distance morale.
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Plus explicitement chez ces classes, les coquilles et le
manque de style dans l'écriture peuvent être
considérés comme un manque de valeurs (ibid.). Que ce soit pour
une rencontre occasionnelle ou à long terme, les individus mobilisent
des « jugements de goûts [...], c'est-à-dire des
schèmes de perception socialement et sexuellement situés. Cela
explique que les rencontres sexuelles, tout comme les relations amoureuses,
sont traversées par des logiques homogames ». (Bergström,
2019, p.120). Favorisés par un capital social et économique plus
important, les hommes cadres effectuent plus de rencontres que les utilisateurs
ouvriers. C'est notamment ce que l'enquête Epic démontre en
affirmant que : « [...] parmi les hommes, les utilisateurs-cadres ont
presque deux fois plus de chances d'avoir connu une rencontre amoureuse ou
sexuelle via ce type de site que les utilisateurs ouvriers» (Enquête
Epic, Ined-Insee, 2013 - 2014, dans Bergström, 2019). Disposant de plus de
ressources économiques et sociales, les hommes « cadres » ont,
en complément de la composante physique, des atouts
supplémentaires pesant dans la balance de l'attractivité.
Si selon l'étude de Bergström (2019), les sites de
rencontre ne brisent pas les frontières géographiques, nous
pouvons imaginer que les rencontres éphémères incitent
grandement les utilisateurs à chercher des daters à
proximité. Etant donné la durée de la relation, il ne
serait pas « rentable » pour un utilisateur d'aller braver des
frontières géographiques alors qu'il dispose d'autres profils
à proximité.
Bien que ces différents courants de penser puissent
être dissociables, ils sont complémentaires dans leurs apports.
Bergström (ibid.) rejoint la perspective d'Illouz dans le fait que les
sites et applications de rencontre ont changé le scénario des
rencontres qui tendent à être d'une plus courte durée et
davantage sexuel ce qui changerait les modalités d'interaction.
Cependant, elle met un point d'honneur à affirmer que c'est la
privatisation de la rencontre qui explique les changements dans la
sexualité sur les sites de rencontre. Selon nous, la privatisation de la
rencontre est un facteur contribuant dans ce qu'Illouz (2020) appelle les
relations négatives et le « non-choix ». D'une part, la
privatisation des rencontres favorise les relations sexuelles. D'autre part,
elle centre les individus sur eux-mêmes et favorise cette forme
d'hyper-subjectivité du « moi » en désynchronisant la
sphère sociale des rencontres.
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