C.L'image et la sociologie
En explorant les profils Tinder qui se découpent en
deux éléments : la description textuelle et les photographies,
cette recherche s'inscrit dans le cadre d'une sociologie visuelle, car nous
utilisons les images pour produire des données. À ses
débuts, l'image était majoritairement utilisée avec des
méthodes qualitatives dans la sphère sociologique anglo-saxonne.
C'est à la fin du XXème siècle que des revues comme
l'American Journal of Sociology publient des articles mobilisant l'image comme
mode d'investigation bien qu'elle reste ne néanmoins qu'un support
d'illustratif (Chauvin & Reix, 2015). Cette nouvelle forme de sociologie a
comme pères fondateurs Douglas Harper et Howard Becker. À
l'origine de l'intitulé « sociologie visuelle », Howard Becker
met un point d'honneur à démontrer que c'est le contexte qui
donne du sens aux images. Selon Becker (2001), le sens est le résultat
de configurations, il évolue à travers le temps et l'espace. La
mobilisation de l'image dans deux disciplines (l'anthropologie visuelle et la
sociologie visuelle) a nécessité une distinction entre ces
pratiques dont Harper en trace les frontières. Selon Harper (dans
Chauvin & Reix, 2015), l'anthropologie visuelle serait animée par la
production de données filmiques tandis que les sociologies visuelles
mobiliseraient davantage la photographie. Rejoignant le point de vue de Harper,
Howard Becker met un nouveau coup de marteau sur l'enclume en ancrant la
sociologie visuelle dans la photographie documentaire américaine.
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Depuis cette époque, il existe dans le champ
sociologique un débat de légitimation de l'image. L'utilisation
de données visuelles comme méthode d'enquête subit un fort
avilissement en raison de son « caractère frivole ». «
[...] La photographie souffrirait d'un biais à la fois descriptiviste et
subjectiviste dont la sociologie entend précisément s'affranchir
par des approches «morphologiques» du social, donnant à voir
des mécanismes causaux par l'examen des institutions (le droit en
particulier) ou l'usage de méthodes statistiques» (Chauvin, P.
& Reix, F, 2015 : 15). Pour de nombreux chercheurs, les données
visuelles produites peinent à être exploitées en raison de
l'absence de « guide méthodologique» justifiant leur
construction. La démarche d'enquête serait selon eux davantage
l'objet d'un bricolage.
La sociologie visuelle a été fortement
associée à l'ethnographie visuelle où l'on fait
majoritairement usage des méthodes qualitatives en raison de l'ancrage
anglo-saxon de cette discipline autour d'Howard Becker et de Douglas Harper
(ibid.). Néanmoins, comme Chauvin et Reix (2015) le démontrent,
les données visuelles peuvent concorder avec des méthodes
quantitatives. Les recherches de sociologie visuelle peuvent traiter
quantitativement des données visuelles récoltées par le
chercheur par le biais de support ou bien des données issues de
l'observation quantitative produites par le chercheur lui-même. (Filion
dans Chauvin et Reix 2015). Que ce soit aux États-Unis, où elle
est pleinement institutionnalisée, ou en France, la sociologie visuelle
reste tout de même jugée comme précaire. Bien accueillie
dans l'univers pédagogique, elle subit de nombreuses critiques quant
à sa légitimité scientifique. Cela est notamment dû
à un usage des images non contrôlé qui les a
délégitimées (Chauvin et Reix, 2015). Certains sociologues
comme Lahire dans (ibid. : 43) vont illustrer « le statut ambigu de
l'image dans l'interprétation pédagogique» bien que ce point
de vue soit fondé sur l'absence de commentaires et de contextes
assujettis aux photographies qui tend de manière caricaturale à
faire paraître dans l'« image» une sorte de
vérité qui se suffit à elle-même (Chauvin et Reix,
2015). Or, comme le mentionne Becker (2001, p. 339) : « Les photographies,
comme tous les objets culturels, tirent leur sens du contexte. Même les
tableaux ou les sculptures qui semblent exister isolément,
accrochées au mur d'un musée, tirent leur sens d'un contexte, qui
est fait de ce qui a été écrit à leur sujet, du
cartel apposé à côté ou ailleurs, des autres objets
visuels présents physiquement ou simplement dans la conscience des
spectateurs, ou encore des discussions qui ont lieu à leur propos
».
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Rejoignant les idées de Becker, Chauvin et Reix (ibid.)
affirment que pour parfaire une analyse de l'image et en dégager le
sens, il est nécessaire d'opérer sans cesse « un travail
d'articulation entre texte et image afin de préciser le sens des
données visuelles utilisées par le chercheur et de restituer leur
contexte de production, condition fondamentale d'un usage
«scientifique» des images» (Prosser, Stanczak dans Chauvin &
Reix, 2015 : 43).
En sociologie, l'observation, l'analyse et
l'interprétation sont trois étapes qui permettent de se
rapprocher d'un objectif de compréhension du monde social
inhérent à la sociologie (Gucht, 2017). Ainsi, comme dans toute
investigation sociologique, la sociologie visuelle mobilise un regard
sociologique. Celui-ci est une manière d'interroger le monde social,
mais nécessite un cadrage de la réalité sociale, une
distinction entre le visible et l'invisible, entre ce qui mérite ou non
d'exister à travers notre regard (ibid.). Il convient donc à
l'observateur de neutraliser au plus possible les effets de sa
subjectivité, c'est-à-dire, ces croyances, idées, et
stéréotypes. Malgré tout, travailler à partir de
l'image implique une certaine représentation du chercheur et de ses
préjugés inconscients (Clément, 2017). Analyser l'image,
c'est donc tout d'abord définir ce qui mérite d'être vu ou
non et d'en justifier les raisons. Il existe différents usages de
l'image dans la sociologie visuelle qui viennent se classifier dans trois
disciplines : la sociologie de l'image, par ou avec l'image et enfin, la
sociologie en image. La sociologie de l'image se rapproche de la
sémiologie dans le fait qu'elle est en quête de sens à
travers une interprétation. Elle permet de dégager des liaisons
entre le processus de construction des images et le monde social qui les
modélise et en définit les interprétations. La sociologie
en image mobilise majoritairement l'image à des fins pédagogiques
que ce soit dans les manuels de sociologie, dans des cours d'université,
etc. En outre, elle participe à la vulgarisation scientifique (Gucht,
2017) et facilite à la compréhension d'auteurs. « La
sociologie en image est ainsi particulièrement bien
représentée lorsqu'il s'agit de restituer et de communiquer des
résultats d'une recherche ainsi «mise en image» et
«portée à l'écran» ». (ibid., p.68).
Au coeur de notre analyse, la sociologie avec l'image
(Faccioli et Losacco, dans Locosacco, 2007) ou par l'image (Gucht, 2017) par du
postulat que nous puissions exercer une sociologie en « faisant
l'expérience du monde par et avec les images» (ibid., p.68). Dans
cette sociologie, l'image devient un outil de recherche (Maresca et Meyer dans
ibid.), elle est utilisée comme un instrument pour obtenir des
informations et analyser la réalité sociale (Losacco, 2007).
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Comme l'illustre Becker, l'image n'a aucune signification par
rapport à son objet d'étude si celle-ci n'est pas
accompagnée d'une légende et d'un commentaire mettant en valeur
ce que l'on voit sur les photographies. Il est nécessaire d'apporter une
précision du contexte en inscrivant des données facilitant une
compréhension explicite de l'image au plus possible (au niveau du cadre,
de la mise en relation des images entre elles, etc..). Faire de la sociologie
visuelle, c'est faire la jonction entre deux disciplines complémentaires
: la sociologie et le documentaire photographique dans l'optique d'explorer la
réalité sociale par le biais d'un argumentaire construit sur
l'image (Gucht, 2017). En outre, la sociologie par l'image requiert « un
protocole de recherche fondé sur une épistémologie
sociologique ». (Ibid., p.118). À l'effigie de toute sociologie, la
sociologie visuelle implique la création d'un cadre théorique
permettant d'établir un point de vue sur la manière dont nous
allons porter du sens à la réalité sociale.
Nous pouvons tout d'abord apporter quelques précisions
au sujet du contexte. En effet, la sociologie par l'image que nous mobilisons
ici interfère avec le monde numérique qui en bouleverse les
caractéristiques et les usages. Harper dans (Losacco, 2007) nous
présente différentes dimensions sur les bouleversements sociaux
de la « numérisation de la vision» (Losacco, 2007 : 2). Il
relève quatre dimensions, celle du partage, de l'économie et de
l'autonomie et enfin, la multimédialité. À travers la
dimension du partage, Harper dans (ibid.,) met en avant le fait que
l'accessibilité à l'image par les plateformes d'internet permet
aux chercheurs de recueillir des images spécifiques à son
enquête et lui donne l'opportunité d'entrer directement en contact
avec l'auteur. Deuxièmement, les dimensions de l'économie et de
l'autonomie traduisent le fait que les structures du « web » peuvent
contenir une grande quantité d'images gérables par l'utilisateur
dont il est libre de régir à sa guise par l'autonomie que les
structures hypertextuelles confèrent. Enfin, il faut prendre en compte
l'une des caractéristiques les plus importantes et centrales pour cette
recherche, la « multimédialité ». Ce terme
désigne le fait que l'image soit accompagnée de champs textuels
ou verbaux. L'image étant devenue de plus en plus flexible par le biais
du multimédia, il existe dorénavant des techniques visuelles qui
« [...] doivent être considérées non seulement comme
des instruments, mais comme de véritables éléments de
transformation du rapport entre les sujets et les images» Losacco (2007 :
6). Pour conclure, l'image dans l'ère numérique n'est plus une
expression spontanée, elle est construite, sans cesse remodelée
et intégrée dans une forme de « socialisation en ligne»
où elle est l'extension du corps de l'individu et lui confère de
la visibilité.
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