II.Méthodologie
A.L'analyse dramaturgique d'Erving Goffman
« Nous venons au monde comme individus, nous assumons
un personnage, et nous devenons des personnes » (Erza Park dans
Goffman, 1998, p.27). En supposant que les concepts de Goffman soient largement
applicables sur la mise en scène de soi en ligne, ce mémoire
mobilise les travaux d'Erving Goffman et sa célèbre analyse
dramaturgique. Plaçant l'interaction au premier plan et l'acteur en
second plan, la perspective de Goffman a pour vocation d'analyser les
situations sociales qui deviennent l'objet d'un théâtre dans
lequel nous sommes des acteurs jouant un rôle. Dans cette conception
dramaturgique, l'acteur réalise ses objectifs non pas en étant un
être rationnel, « un homo economicus », mais en se fondant sur
des hypothèses. Dès lors, dans les interactions, la personne
cherche à obtenir des informations au sujet d'autrui pour en tirer des
conclusions. L'apparence, la gestuelle, les façons et manières de
parler sont autant d'éléments rapportant des indices à
propos de l'individu. Associés à cela, des indications peuvent
être identifiées par le biais de stéréotypes d'ores
et déjà connus que ce soit en rapport au milieu social, un statut
donné, etc. Pour se maintenir, la société modélise
ses membres pour en faire ce que Goffman appelle « [...] des participants
de rencontres autocontrôlés » (Goffman, 1998, p.41). Le
rituel est considéré ici comme le moyen d'acquérir les
codes d'interaction, c'est-à-dire, de savoir se nouer d'affection avec
son « moi » et d'exprimer celui-ci par la face qui le compose en
gardant honneur, fierté et dignité. C'est par
l'intégration des règles morales que lui confère la
société que l'individu évalue ses pratiques et ses
sentiments ainsi que ceux de ses pairs dans l'optique de perpétuer
l'équilibre de l'interaction, ce qui pour Goffman, est l'essentielle
composante de celle-ci.
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En évoquant une modélisation des manières
de penser et d'agir chez l'individu par la société, Goffman
émet un rapprochement entre ses idées et celles de Durkheim qui
exprimait qu'une « [...] certaine bureaucratisation de l'esprit permet de
compter une représentation parfaitement homogène au moment
voulu». (Durkheim, dans Goffman, p. 59, 1998). Pour nous mettre en
scène, nous présentons une part de nous-mêmes qui est notre
personnalité. Pour Goffman (1998), c'est un attribut sur lequel nous
nous rattachons pour nous présenter dans la vie quotidienne.
Intrinsèquement liée à chacune de nos
façades sociales, la personnalité assimile nos différents
rôles sociaux qui sont, comme déclarait Erza Park (dans Goffman,
1998, p.27) : « [...] une seconde nature et une partie intégrante
de notre personnalité ». Pour ainsi dire, la personnalité
recense en elle nos personnages que nous mettons en scène avec lesquels
nous nous socialisons et nous incorporons des représentations selon les
scènes sociales (ibid.). En tant qu'acteur, l'individu mobilise dans les
interactions ce que Goffman appelle la face. « On peut définir le
terme de face comme étant la valeur sociale positive qu'une personne
revendique effectivement à travers la ligne d'action que les autres
supposent qu'elle a adoptée au cours d'un contact particulier. La face
est une image du moi déclinée selon certains attributs sociaux
approuvés, et néanmoins partageables, puisque, par exemple, on
peut donner une bonne image de sa profession ou de sa confession en donnant une
bonne image de soi» (Goffman, 1998, P.9). Que ce soit pour l'individu ou
la société, la face possède un caractère
sacré, elle est un bien prêté par la société
en échange duquel l'individu tâche de s'en montrer digne pour la
préserver. Cette image du moi est une figure d'attachement pour
l'individu, il la soigne, la préserve, la travaille. En nous basant sur
l'hypothèse que l'autre adopte une face qui est la sienne, nous formons
dans nos interactions un consensus mutuel dans l'acceptation des rôles de
chacun. Ce consensus permet en outre de défendre et préserver nos
faces.
Dans notre recherche, nous allons nous intéresser
à comment l'individu présente sa « face» en ligne par
le biais de Tinder. La présentation de soi en ligne implique une
mobilisation de la face et entraîne un choix dans les atouts, les
qualités et les statuts mobilisés lorsque l'individu
façonne son profil. La figuration en ligne nécessite donc que les
individus prennent position (Goffman, 1987). L'identité en ligne est
donc l'objet d'une position (ibid.) puisqu'elle est une production
incarnée impliquant une réflexion de l'individu sur les statuts
mobilisés au regard du cadre de l'interaction particulier.
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La notion de position offre aussi à l'analyste un moyen
d'appréhender les changements de statut dans le cours d'une interaction
et leurs conséquences sur les formes de coordination entre les
coparticipants (Goffman, 1987). En prenant position dans une application de
rencontre, les utilisateurs doivent également mobiliser des actions
visant à converser et à éviter de perdre de la face. C'est
ce que Goffman (1998) entend définir par le concept de «
figuration» ou « face-work ». Ce concept très dense de
« figuration» est composé d'une multitude de variables comme
« l'assurance », « le tact », « l'humour» qui
sont des capacités mobilisables dans l'interaction. La typologie de
Goffman recense quatre principaux types de figuration lors des interactions :
l'évitement, la réparation, l'agression et la coopération.
Le passage qui nous intéresse particulièrement dans notre sujet
est l'évitement. L'évitement est un procédé que
l'on observe dans les situations « critiques» ou «
menaçantes ». Quand l'individu a conscience du risque de perdre la
face ou de déstabiliser la face de ses pairs, il adopte des
comportements de méfiance qui peuvent se traduire par de la
discrétion, un silence, un détournement de conversation, le fait
que l'on se renonce à exprimer un point de vue...
Dans ce mémoire, nous allons donc explorer comment
l'individu établit sa part de figuration à travers la mise en
avant de qualités ou statuts et d'une rhétorique pour se grandir
et comment il en facilite la compréhension aux yeux des autres. In fine,
pour comprendre pourquoi l'acteur se met en scène d'une certaine
manière, il est nécessaire d'appréhender s'il existe sur
Tinder des règles de présentation. Saisir le sens lié
à la mise en scène de soi, c'est aussi saisir la capacité
de l'acteur à interférer avec le cadre imposé
explicitement ou implicitement sur l'application. Ainsi, nous
considérons ici Tinder comme une organisation sociale à la
manière de Goffman, c'est-à-dire, « [...] un lieu
entouré de barrières s'opposant en permanence à la
perception, dans lequel se déroule une activité
régulière d'un type déterminé [...] »
(Goffman, 1996, p.226).
Au travers de cette organisation, nous comptons, en utilisant
des concepts de l'analyse dramaturgique, illustrer et décrire comment
les acteurs maîtrisent leur présentation et l'impression qu'ils
donnent d'eux-mêmes. Bien que la structure de Tinder laisse libre
l'utilisateur dans son expression, nous pensons qu'il existe tout un ensemble
de règles cérémonielles permettant de guider l'individu
dans son expression auprès des autres.
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Si l'utilisateur se présente à l'autre sur
Tinder, il peut aussi déclarer ou induire de manière textuelle ou
photographique, comment il envisage et considère ses «matchs»
à venir. C'est ce que Goffman appelle les rites de présentation
(Goffman, 1998). En guise d'illustration, certains profils féminins
emploient ses rites pour mettre en garde les futurs prétendants. Ces
rites servent par exemple à faire allusion à un refus
catégorique de parler à des individus désirant des
relations éphémères par la phrase familière :
«Pas de plan cul». On peut également y recenser des exigences
dans le mode de vie (être un sportif) ou dans l'obligation d'avoir de
bonnes capacités rédactionnelles et conversationnelles
(« Je ne veux pas de « salut sa va » ou `soyez original si
vous souhaitez une réponse »)
B.Le soi et la Taxonomie de James.
Pour William James (1980, p.291), «le moi empire»
est constitué de l'ensemble des éléments que l'on est
tenté d'appeler par le terme «moi». Si toutefois nos
manières d'agir et de sentir au regard d'objets extérieurs sont
semblables à la façon dont nous interagissons avec
nous-mêmes, les objets que nous traitons avec le moi ne s'arrêtent
pas au corps. Selon James (ibid.), les objets et la perception du moi
associés fluctuent sans cesse. Partant de ce postulat
général, le moi d'un individu est composé d'une
pluralité d'objets pouvant être des objets en soi
(vêtements, appartements, voitures, etc.), des sujets sociaux (l'ensemble
de la sphère sociale), un statut ou enfin, des croyances, etc. En outre,
il relève du moi tout ce qui appartient à la personne. James
relate cette idée du moi comme une sorte de tout par le biais de sa
taxonomie classant le moi en quatre constituants : le moi matériel, le
moi social, le moi spirituel et l'ego pur (ibid.). Dans notre étude,
nous allons mobiliser seulement le moi matériel, social, et spirituel,
c'est pourquoi nous allons les présenter un à un.
Dans le «moi matériel»,
l'élément qui nous affecte le plus est notre dimension la plus
intime, le corps. Enjolivant le corps, les vêtements sont de cruciaux
composants du moi, car nous nous identifions sans cesse à eux. Ils
apparaissent en second dans l'ordre de priorité établi par James
(ibid.). Ensuite, il est relaté dans ce soi toute la sphère
familiale. Au coeur de notre vie, la dimension familiale constitue une partie
de nous-mêmes. Comme l'explique James, si un membre de notre famille
décède, c'est comme si une partie de nous mourrait aussi.
Après la sphère familiale vient notre foyer. Étant le
petit monde construit par l'individu, le foyer contient une dimension
affective. Pour James (1980), le corps, la sphère familiale, et le foyer
varient en importance selon le sujet bien que toutes ces choses soient
associées à des intérêts essentiels de la vie.
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Comme le dit si bien James (ibid., p.292) : `Nous avons tous
une impulsion aveugle à veiller sur notre corps, à le parer de
vêtements décoratifs, à chérir nos parents, notre
femme et nos enfants, et à nous trouver un foyer dans lequel nous
pourrions vivre et nous «développer» [traduction libre]'
Le «moi social» est l'ensemble des
éléments octroyant de la reconnaissance à l'individu. Pour
James, il existe autant de «moi social» chez l'individu que de
personnes lui conférant ce moi en lui attribuant une image de lui.
L'idée d'avoir différentes images du moi que l'on expose à
des groupes distincts fait écho ici au concept de «façade
sociale» de Goffman (1998). Selon lui, la personnalité incorpore
nos différentes faces qui sont considérées comme une
seconde nature chez nous (Erza Park, dans Goffman, 1996). Appartenant au moi
empirique, le moi spirituel est composé de plusieurs facultés, de
dispositions psychiques et personnelles. En outre, il contient tout ce qui
relève du champ de la morale et de la conscience (Bégin, 2006) et
comporte en son sein nos qualités personnelles et nos attributs
psychologiques en général. Étant un processus de
réflexion, le moi spirituel est notre capacité «à
penser le subjectif en tant que tel, à nous penser en tant que
penseurs» (James, 1980, p.297).
Dans la construction d'un profil sur un réseau social,
les éléments liés aux rôles sociaux
passent en second plan et ne sont pas jugés
intéressants dans une présentation de soi. Si
ces éléments n'affectent parfois peu ou pas
l'évaluation de la personnalité, certains attributs peu
expressifs comme «l'université» sont mieux
classés que des attributs plus expressifs tels que «la
musique» en termes de capacité des utilisateurs à
dévoiler leur personnalité (Counts et Stecher, 2009). Nous
porterons également un oeil avisé sur la divergence plausible
entre le type de « moi » présentée selon les genres. De
Singly (1984) avait illustré à ce sujet une divergence dans la
présentation du « moi » selon les sexes, où les femmes
avaient tendance à mettre en avant un capital attractif basé sur
le physique (leur beauté) tandis que les hommes mobilisaient davantage
« le moi social » en tant que capital attractif (le métier, le
statut économique etc...).
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Rejoignant les constats précédents, il serait
fructueux de voir quelle perspective se réinscrit sur les applications
de rencontre comme Tinder où les mécanismes font divaguer
l'individu dans un système de consommation rapide. En outre, dans cette
étude, cette taxonomie nous permettra de classifier les
éléments des profils à travers les trois dimensions du
«moi». Nous intégrons dans le soi matériel la
composante visuelle, c'est-à-dire les photographies et
éventuellement les micro vidéos. Nonobstant, le soi
matériel peut aussi incorporer des aspects du « moi social »
(James, 1980) c'est pour cela que nous porterons une attention à cette
liaison entre le soi matériel et social. En ce qui concerne le moi
spirituel, il nous permettra de regrouper les qualités et atouts
perçus par l'individu et mis en avant (je suis gentil,
attentionné, patient, intelligent, etc....). La plus-value de cette
classification résulte dans le fait que nous pourrons à travers
l'entretien retranscrire non seulement les facettes des « moi »
évoquées par l'individu, mais aussi toute la manière et
les priorités associées à la mise en scène des
« moi » dans le profil.
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