I.Introduction
Depuis sa genèse, la sphère du « web »
a profondément transformé nos manières d'agir, de penser,
et de sentir que ce soit dans notre rapport à la consommation, au
travail ou dans nos modes de vie. Selon l'enquête Insee de 2011 sur la
condition de vie des ménages, en 2010, deux ménages sur trois
disposaient d'ores et déjà d'une connexion internet et
près de 80 % des individus témoignaient utiliser internet chaque
jour. De manière inéluctable, les Nouvelles Technologie
d'Information et de Communication (NTIC) se sont imbibées dans la
culture juvénile et représentent de nouvelles formes de
sociabilité (Dauphin, 2012). En 2016, la quasi-totalité des
adolescents parmi les 13 et 18 ans y consacre de nombreuses heures par
semaine(Lardellier, 2016). Pour les adolescents, la construction de
l'identité, la socialisation et le rapport à soi et à
l'autre sont plus que jamais liés à cette « culture de
l'écran» (Rodriguez et al., 2017 : 1) qui se traduit principalement
à travers l'émergence de nouveaux outils relationnels. Nous
pouvons ici mentionner la célèbre trilogie des réseaux
sociaux : Snapchat, Facebook et Instagram qui sont le théâtre
d'une exposition de soi en ligne. Les individus sont, sur ces réseaux,
dotés d'une liberté et d'une autonomie leur permettant d'adapter,
de rejeter ou d'adopter des manières d'agir et de penser en fonction de
leurs souhaits (Flichy, 2004).
Par l'essor de l'économie numérique, il a
été marqué une première jonction entre
l'économie et l'amour. C'est dans ce bouleversement de l'intime que se
développe, comme le dit si bien Éva Illouz (2006), la
marchandisation de l'amour. Les réseaux sociaux, sites de rencontre et
autres plateformes numériques transforment la vie sociale des individus
et engendrent de nouvelles questions sociales suscitant l'intérêt
des chercheurs en sciences humaines. Si dans la littérature
anglo-saxonne, beaucoup d'éléments sont venus apporter des
réponses au sujet de comment les individus se mettent en scène
sur les marchés de l'amour en ligne, cet aspect présente pour
nous une certaine boîte noire dans la littérature francophone.
Nous pensons que l'exploration de la présentation de soi peut contribuer
à des biens apports sur le sujet tout comme Bergström (2019) a pu
l'illustrer au cours de sa thèse. Dotée de fortes valeurs
associées à l'amour, que ce soit par rapport au romantisme ou
à l'importante inclusion de la dimension du « hasard» dans la
perception de la rencontre, nous pensons que l'histoire de l'amour en France
influe fortement sur les comportements sociaux. Ipso facto, cela serait
à la genèse de présentation de soi en ligne distincte par
rapport à celle observée dans d'autres pays.
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C'est dans cette perspective que ce mémoire souhaite
explorer à travers Tinder1, la mise en scène de soi en
ligne sur les applications de rencontre dans l'optique de comprendre si les
phénomènes sur ce sujet dans les pays anglo-saxons se
réappliquent en France. En partant de ce postulat général,
la présentation de soi en ligne engendre plusieurs interrogations dans
cette étude :
-Si dans les interactions hors-ligne, les acteurs fournissent
des indices sur l'image de soi en mettant en avant la face (Goffman, 1998),
comment les individus exposent-ils « leur face» en étant
limités par un cadre structurel en ligne (Tinder) et dépourvus
d'échanges physiques et verbaux?
-Sur les réseaux de l'amour, par quels moyens les
utilisateurs francophones démontrent-ils une cohérence dans
l'expression d'attributs ou de la personnalité?
Dans cette optique, nous avons plusieurs hypothèses
liées à ces questions :
- Premièrement, en construisant sa «
position» (Goffman, 1988) et en se présentant en ligne, nous
supposons que l'individu développe des stratégies de figuration
(Goffman, 1998) et adopte des rites de présentation ou des règles
cérémonielles propres à Tinder. C'est dans cette optique
que nous souhaitons explorer quels sont les points de référence
sur lesquels l'individu s'appuie pour construire son profil ? Existe-t-il une
typologie de tactiques de figuration?
- Nous pensons deuxièmement que pour prouver une
cohérence de l'expression d'un attribut, les individus utilisent la
relation entre le texte et l'image pour confirmer le statut ou une position
revendiquée.
-Troisièmement, en reprenant la taxonomie de James dans
(Counts et Stecher, 2009) qui catégorise le concept de soi à
travers trois soi : le soi physique, social (nos rôles sociaux) et
spirituel (nos capacités perçues), nous pensons qu'un type de
« moi » est plus sollicité par les individus.
1 Leader du marché de la rencontre en ligne,
Tinder est une application de rencontre « neutre» et majoritairement
hétérocentrée où les individus peuvent trouver
plusieurs types de relation.
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- L'enquête de Counts et Stecher (2009) a montré
que sur ces réseaux, la tendance des individus était d'employer
des aspects de leur moi spirituel en citant des traits de leur
personnalité (« Je suis calme, attentionnée, rigolo,
etc. »). La perspective sociologique démontre contrairement
à cette enquête une forte tendance à la recherche
d'homogamie que ce soit dans les annonces matrimoniales (Singly, 1984) ou sur
les
réseaux de l'amour (Bergström, 2019). Cette
quête d'entre-soi se traduit essentiellement par une
présentation accentuée du « moi social » notamment chez
les hommes (Singly, 1984).
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