H.Dédramatiser le date
C'est après le match que survient une phase visant
à réduire les chocs entre les attentes de l'autre et de soi et la
réalité perçue du rendez-vous. C'est ici que la
philosophie de Tinder « de ne pas se prendre la tête» prend
sens puisqu'elle opère un rôle majeur pour atténuer les
attentes réciproques. « Mes échanges sont basés
sur l'humour donc ça aide pour pas tout prendre au premier degré
et pour que la personne sans fasse pas une montagne derrière ou quoi.
Avec Viktor, j'avais essayé de parler un peu de la rencontre avant de le
voir pour démocratiser un peu le truc. En général je vais
le faire même si je ne trouve pas ça forcément facile, mais
si ça peut soulager faut le faire. Encore une fois, je trouve cela plus
authentique d'en parler. J'aime bien être assez transparente avec les
gens et qu'ils sachent à quelle sauce ils sont mangés. En plus de
ça je me dis que plus tu es honnête plus ils le sont aussi. C'est
un cercle vertueux et du coup tu te mets à découvert et si la
personne fait un truc elle se sentira moins jugée ».
« C'est vraiment pour que la personne se sente dans
un climat de confiance, j'ai pas du tout envie qu'il y ait un sentiment
d'angoisse avant la rencontre par peur d'être jugée et de ne pas
être ce qu'elle est. J'essaye de montrer qu'on ne se prend pas la
tête et on voit comment ça se passe et voilà inshallah quoi
! Au pire ça fait une rencontre c'est déjà cool ! »
[Extrait d'entretien avec Lana, le 04/03/2021]. Lana témoigne ici
d'une manière d'agir employée par un grand nombre de nos
enquêtés : « Ne pas se prendre la tête » et
évoquer l'appréhension du date liée aux attentes
mutuelles.
Poser des mots sur l'angoisse du date avec l'autre constitue
une nouvelle fois une forme « d'authenticité ». Puisque nous
formons la base de nos échanges sur des hypothèses envers l'autre
(Goffman, 1998) et que Tinder et la tendance à montrer un soi plus
favorable avilie la véracité de ces hypothèses, les
utilisateurs ressentent le besoin d'atténuer cette appréhension
du rendez-vous. L'évocation de « ces potentielles circonstances
» pouvant arriver lors du rendez-vous, les détourner à
l'autodérision constitue une préparation de l'ordre rituel du
date. Les enquêtés illustrent à travers ces
stratégies liées à une forme de rite de coopération
« anticipée » (ibid.) que l'ordre rituel prend une place
importante dans les interactions même si celui-ci est simplement
envisagé. La pré-élaboration de l'ordre rituel du date
constitue en somme un moyen pour les utilisateurs d'atténuer les risques
liés à perdre la face et de préparer des conditions de
rencontre où chacun sera en mesure de préserver sa face avec
assurance.
p. - 81 -
A.Mouvoir son « moi authentique ».
Nous retrouvons toujours dans cette optique de préparer
le date un processus mobilisé par les individus visant petit à
petit à instaurer une dimension d'un « moi » naturel dans les
conversations. Cela passe principalement par l'envoi de photos ou de
vidéos se montrant dans un moment de la vie quotidienne. Il s'agit pour
les utilisateurs de pallier aux éléments divergents de la
rencontre en présentielle et tout particulièrement sur la
dimension non verbale pour rétrécir une nouvelle fois la marge
entre le virtuel et le présentiel. « J'ai été
chez une nana et au bout de dix minutes je lui ai dit bon bah je me casse !
Pourtant avec cette nana, on se parlait souvent, je lui avais envoyé des
vidéos de moi en ville, chez moi, etc... Elle savait à quoi je
ressemble. Elle connaissait ma voix, ma tête, mes centres
d'intérêt et on se parlait bien, mais dans la vie réelle
elle ne décrochait pas un mot » [Extrait d'entretien avec
Gabriel, le 01/03/2021].
On s'aperçoit ici qu'en remédiant une à
une aux divergences entre la rencontre en présentielle et virtuelle, les
enquêtés s'assurent que la face ne soit pas un
élément troublant le premier rendez-vous. Les usagers extravertis
représentent le panel d'utilisateurs tentant d'écourter la phase
de discussion pour rencontrer la personne au plus vite. Ils témoignent
d'une vie sociale « dense» et disent s'être inscrits sur Tinder
en raison de la crise sanitaire. L'utilisation de Tinder est néanmoins
complexe selon eux, ils expriment le plus de difficulté à
discuter longuement par écrit avant le date.
« J'ai compris que j'ai besoin de contact, j'ai
besoin que ce soit en présentiel pour avoir cette petite
étincelle que je ne retrouve avec aucune personne avec qui j'ai
parlé sur Tinder. Je suis peut-être impatiente, mais moi ça
me soule de faire la conversation 40 ans pour parler dans le vide. C'est le
moment où tu arrives devant la personne en vrai après lui avoir
parlé une semaine et tu as juste l'impression que ça n'a servi
à rien. J'ai tendance à écourter les dialogues sur Tinder
et à favoriser la rencontre IRL sans m'en rendre compte au final. Je
cherche à avoir des rendez-vous le plus vite possible pour voir un peu
s'il y a une vraie alchimie qui se crée quoi » [Extrait
d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].
Mouvoir son « moi authentique» par des appels ou des
vidéos fait encore plus sens pour cette typologie
d'enquêté, car c'est pour eux un moyen d'écourter la
conversation écrite et de voir au plus vite si la personne correspond
à leurs attentes « J'avoue que je suis un gland en message, je
ne sais pas quoi dire par message, mais en même temps j'ai une vie
assez
p. - 82 -
stimulante pour faire des rencontres dans la vraie vie au
lieu que je me prenne la tête dans un truc où je ne suis pas bon.
J'essaye assez rapidement dans la conversation de dire soit on se voit soit on
se fait un visio, soit on s'appelle. Je donne rapidement mon Insta et mon
Facebook pour ça ». [Extrait d'entretien avec Valentin,
19/02/2021].
Qu'est-ce que ça t'apporte d'avoir un rendez-vous
physique ou en virtuel (via Messenger) rapidement ? Humm... Le fait que, je
propose vite soit un rendez-vous physique soit vidéo, c'est aussi un peu
une manière de voir si la personne ressemble à ce que je pensais
d'elle, par rapport à son profil et aux messages [Extrait
d'entretien avec Valentin, 19/02/2021]. Cette partie recense donc en son sein
diverses techniques visant à écourter le temps de messages,
s'assurer d'un bon « feeling» et réduire l'appréhension
du date. Les plateformes annexes à Tinder jouent un grand rôle
dans ce processus, car c'est par ce biais que les utilisateurs propagent leur
« moi » sous diverses formes (photos, vidéos, appels
vidéo) pour tenter de figurer de manière authentique avant le
date afin d'éviter ce fameux choc entre le virtuel et le réel.
Ces manières d'agir constituent selon nous des rites de
préparation du futur rendez-vous assurant l'ordre rituel de celui-ci et
permettant d'atténuer la perte de la face ou les fausses attentes
assujetties à l'autre.
B.Après le match, que dire, que faire ?
Le premier message doit osciller entre l'originalité et
l'authenticité tout comme dans les profils. Comme nous l'avons
abordé dans l'état de l'art, les femmes sont essentiellement
passives dans la drague et c'est donc les hommes qui effectuent le premier pas
sur Tinder. Elles sont cependant très exigeantes à ce sujet et
revendiquent une originalité dans le premier message. « Je
reçois énormément de messages sur Tinder alors je
réponds qu'à ceux qui sont vraiment drôles ou originaux.
Les « salut ça va ou tu fais quoi dans la vie », je ne
réponds pas, car déjà ça ne me donne pas envie, je
sais que la conversation va prendre du temps à se lancer et que
ça va demander beaucoup d'efforts pour rien. ». [Extrait
d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].
Qu'est-ce qui te dérange le plus sur ce genre d'approche
un peu « classique» ? [Enquêteur] « Ce n'est pas comme
ça que les gens t'approchent dans la vraie vie, un mec ne vient pas te
parler dans un bar pour te lâcher un « salut ça va ». Je
pense que ce n'est pas un truc authentique par rapport à ça. Je
préfère les trucs drôles, car au moins ça indique
que la personne est bon délire et pas prise de tête [Extrait
d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].
p. - 83 -
Les approches jugées classiques ou sérieuses
semblent être perçues péjorativement étant
donné que sur Tinder, la recherche de l'amour ne constitue pas une
recherche explicite en soit. « [...] derrière ton
téléphone tu lis des messages, c'est plat, c'est des
conversations « Salut ça va », « tu fais quoi comme
études », « tu habites où ? ». C'est ça
tout le temps et c'est ennuyeux en fait. Moi je n'aime pas trop ce mode de
drague on va dire. Je ne suis pas là pour trouver l'amour »
[Extrait d'entretien avec Laurie, 30/01/2021].
Le premier message passe tout d'abord pour la gent masculine
par une exploration du profil de l'autre afin d'y trouver une accroche
pertinente et originale, car ils ont conscience que la concurrence est rude.
« J'essaye d'être un peu plus original et rigolo. Le «
salut, ça va ? », au bout d'un moment c'est inutile, elles doivent
en recevoir des milliers enfin surtout elles à mon avis. Elles
doivent recevoir tellement de trucs et tout le tralalala donc c'est ma
manière de briser la glace. C'est comme la pêche si tu n'amorces
pas tu n'auras pas de poissons » [Entretien avec Oscar,
08/02/2021].
La construction d'un premier message élaboré
caractérise essentiellement dans notre corpus d'enquêtés
les hommes utilisant Tinder comme une source principale de rencontres. Ces
utilisateurs dotés de l'esprit game comme dirait Kaufmann (2011) sont en
recherche perpétuelle de nouvelles phrases d'accroche. « J'essaye
souvent des choses un peu osées où c'est à double
tranchant, soit ça passe soit ça casse. Par exemple, je taquine
souvent les filles sur les vêtements ou des choses comme ça. Si
ça passe tu es sûr de rencontrer la personne si ça casse,
au pire elle te bloque directement (en rigolant). C'est quitte ou double, qui
ne tente rien et n'a rien ! Voilà moi j'essaye toujours de sortir de ma
zone de confort en termes de pick-up line. Au final, c'est un peu comme dans la
vraie vie, les approches où tu vas réussir, c'est
généralement les approches où tu sors de ta zone de
confort quoi, où tu improvises. Sur Tinder tu retrouves un peu ce genre
de comportement quoi » [Extrait d'entretien avec Michel le
09/03/2021]. Les utilisateurs moins investis sur Tinder sont davantage enclins
à écrire une phrase plus typique lorsqu'ils sont dépourvus
de points communs pour aborder le match. « Le premier message
ça dépend de la description de la fille, soit on peut parler d'un
truc qu'on a vu directement dans la bio, soit on peut parler tranquille «
coucou ça va et tout». [Extrait d'entretien avec Gabriel, le
01/03/2021].
p. - 84 -
L'utilisation des approches classiques même si elles
sont perçues péjorativement constitue un moyen de ne pas se
« mouiller» et de garder la face comme le mentionne Imran :
« [...] Les approches classiques, c'est aussi un moyen d'éviter
de se faire tacler ! » [Extrait d'entretien avec Imran, le
18/03/21].
Certain(e)s utilisateurs.rices de notre corpus
d'enquêté recensent une lueur d'espoir d'avoir une conversation
pertinente à la suite du premier message, car celui-ci n'est qu'un
prétexte pour démarrer la conversation. Ces enquêtés
conscientisent la difficulté du premier message et considèrent
les messages classiques comme un blocage lié à
nécessité d'être à la fois original et authentique.
« Les gens qui écrivent du baratin classique, peut-être
qu'ils ont peur de pas savoir quoi dire et savoir si on en dit trop ou pas
assez. Parfois ils ne savent peut-être pas choisir les
éléments qui montrent qu'ils sont authentiques »
[Extrait d'entretien avec Sarah, le 25/02/2021].
Tu réponds à genre de message ?
[Enquêteur]
« Ouais, parce que de temps en temps, ça
arrivait à dévier sur des trucs cools, c'est aussi un point
d'ancrage ou un prétexte pour ouvrir sur d'autres choses
intéressantes. Mais ça se voyait les personnes qui utilisaient
ça comme un prétexte pour avoir un échange derrière
et inversement tu voyais aussi les personnes qui utilisaient ça juste
comme une recette, genre on passe par ces questions-là et on voit...
» [Extrait d'entretien avec Sarah, le 25/02/2021]
La conversation se traduit par deux phases selon les
enquêtés. La première consiste à parler de sujet
drôle pour intéresser la personne puis il vient en second temps
les sujets sérieux liés à la vie quotidienne. Les
utilisateurs ont conscience qu'une petite particule fine sépare la bonne
conversation et la fin de celle-ci. « Je sais très bien sur
Tinder que juste en un claquement de doigts il peut ne plus rien y avoir quoi.
Tu peux construire un peu un truc, mais tant qu'il n'y a pas eu la relation
d'humain à humain, la ligne est très fine quoi. Juste pour un
rien, un moment où tu as la flemme ou tu as oublié de
répondre et du coup tu réponds plus tard, si la meuf a pris le
truc un peu perso bah là c'est fini et ça s'arrête quoi. La
ligne est vachement fine sur ça ! » [Extrait d'entretien avec
Imran, le 18/03/21].
On retrouve les mêmes manières de penser et
d'agir que dans la description qui tendaient à se vendre de façon
indirecte. « Mouvoir son moi» de manière indirecte constitue
la grammaire figurative à travers laquelle le dater tente de se
démarquer.
p. - 85 -
« Tu te dois aussi d'avoir un minimum de tenue sur
l'application étant donné qu'il y a beaucoup de garçons
qui font de la merde bah tu as quasiment le droit à aucune erreur.
À tout moment la discussion peut s'arrêter pour n'importe quoi. Si
tu sens que tu perds le fil de la discussion ça va très vite
arrêter de parler. Faut réussir à être original et
pas que ça tourne en rond. Faut que ça reste accrocheur et
compagnie... D'un autre côté, l'intérêt d'être
original c'est que quand tu fais une erreur et bien la personne va moins t'en
vouloir, car tu es déjà sorti un peu du lot. Parce qu'avant tu
lui as déjà prouvé ta valeur».
Limite c'est technique alors ? [Enquêteur] «
Oui, clairement, au début tu ne comprends pas trop pourquoi et
compagnie, mais il faut toujours te vendre sans avoir de disquettes et il faut
s'adapter à chaque personne différente et faire l'effort de
comprendre ce qu'on attend de toi, c'est-à-dire, être un mec cool,
drôle, etc... »
Le fait de se vendre ça casse le côté
authentique ? [Enquêteur]
J'essaye de faire le sujet de conversation, mais je
n'essaye pas de me vendre pour autant. Je ne suis pas un objet et je ne suis
pas là pour me vendre ou que quelqu'un m'achète non plus. Il faut
se vendre sans trop en faire et s'en en abuser. Il ne faut pas faire en sorte
d'amener les sujets de discussion pour que tu dises regarde j'ai ceci cela,
etc... Il faut arriver à amener les sujets de discussion plus
naturellement et tirer ton épingle du jeu pour montrer que tu es un type
bien, mais faut pas orienter la conversation pour ça.
En gros tu te vends, mais de manière plus naturelle ?
[Enquêteur]
Exactement.... [Extrait d'entretien avec Alexandre, le
07/03/21]
L'art de la séduction à travers les messages se
focalise essentiellement sur le fait d'être original et authentique.
Guidés par ce couple de tension, les individus tentent de mouvoir leur
face tout en gardant un aspect « authentique ». On s'aperçoit
donc dans cette partie que l'ordre social dans les interactions se
perpétue par ce cadre « culturel» reflétant la
philosophie « de ne pas se prendre la tête ». Les individus
structurent non seulement leur figuration en ligne par ce cadre, mais prennent
également en compte les règles conventionnelles (Goffman, 1998)
dégagées par celui-ci pour édifier une forme d'ordre
social.
Comme l'illustre les enquêtés,
l'originalité, l'authenticité et l'humour sont les valeurs
régissant la manière dont les individus expriment leur
personnage.
p. - 86 -
Cependant, le stéréotype de genre (Goffman,
2002) construisant une modalité sociale et culturelle selon laquelle les
hommes font le premier pas, tout comme ces formes de règles
conventionnelles, sont vécues comme une contrainte chez les
utilisateurs. Les hommes se sentent obligés en réponse à
cela de mobiliser un panel de figuration adapté à celles-ci et
éprouvent une certaine lassitude dans le fait de perpétuer cet
ordre social. « [...] Il faut s'adapter à chaque personne
différente et faire l'effort de comprendre ce qu'on attend de toi,
c'est-à-dire, être un mec cool, drôle, etc... »
[Extrait d'entretien avec Alexandre, le 07/03/21].
Pour reprendre les propos d'Alexandre, on s'aperçoit
que ce qui guide l'individu et constitue aussi une contrainte sociale renvoyant
à la nécessité de mobiliser un « rôle» -
rôle qui comme Goffman le mentionne devient une routine et forme «
modèle d'action préétablie que l'on développe
durant une représentation et que l'on peut présenter ou utiliser
en d'autres occasions» (Goffman, 1973a, p.22). Les utilisateurs vont au
cours de leur expérience développer leur capital «
technique» qui n'est ni plus ni moins que ce modèle d'action
préétabli pour interagir avec l'autre. C'est en ce sens que le
concept de « routine» illustre parfaitement le résultat d'un
apprentissage long et complexe des daters. Si au début, poser des mots
pour faire le premier pas constituait des « maux »,
l'intellectualisation de ces compétences « figuratives»
représente pour les hommes un gain dans leur capital attractif.
« Au début c'était vraiment dur, je ne savais jamais
quoi dire ou écrire. Maintenant que je maîtrise un peu plus les
conversations, ça me permet d'être plus à l'aise pour
aborder les personnes. Je sais comment je dois m'y prendre et j'ai plus ce
sentiment de malaise comme j'avais avant. Donc oui je pense que Tinder
ça peut aider pour ça » [Extrait d'entretien avec
Martin le 29/01/2021].
C.Le premier message pour les genres similaires.
Tinder est composée et destinée majoritairement
à un public « hétérosexuel ». La plateforme
recense tout de même une part de sa population ayant des orientations
sexuelles plus alternatives. Là où dans les échanges
classiques entre une femme et un homme, ce sont généralement les
hommes qui sont les initiateurs de la drague et du premier pas (Bergström
2019, Nadaud-Albertini, 2019), comment s'opère le premier pas chez les
utilisateurs dépourvus de ce code social guidant l'interaction ?
p. - 87 -
Pour les utilisatrices bisexuelles, aborder une femme en
écrivant le premier message est plus complexe que démarcher un
homme. « Avec les hommes, ils envoient direct le premier message quand
on match alors qu'aborder une femme c'est beaucoup plus dur, c'est quand l'une
des deux se décide que la conversation commence. Même pour
séduire une fille c'est beaucoup plus dur qu'avec un mec. Elle n'a pas
les mêmes attentes, elle a des attentes beaucoup plus hautes et plus
exigeantes dans la manière dont on l'aborde. C'est aussi parce que je me
mets plus de pression, car je match moins avec elles. Tu lui envoies un «
salut ça va », ça va pas du tout lui correspondre alors que
si tu dis ça à un gars bah c'est bon il saute de joie »
[Extrait d'entretien avec Luna, le 06/03/2021].
Comme Luna le partage, les femmes bisexuelles semblent avoir
plus de pression face à l'envoi du premier message en raison du fait que
le taux de matchs entre femmes est plus faible que celui entre un homme et une
femme. Il faut aussi ajouter à cela que les femmes bisexuelles
confèrent plus d'importance aux matchs entre femmes, car ils sont
parfois jugés plus « qualitatifs» et plus «
honnêtes» en raison de cette absence de codes sociaux liés au
premier pas. « Les mecs j'en ai un peu marre, c'est vachement visible
les dynamiques. Dans les conversations, les meufs et les personnes non binaires
c'est beaucoup plus naturel, plus libre et instinctif. J'ai l'impression que
quand la conversation démarre c'est que du coup il y a une d'entre nous
qui savait pourquoi elle voulait démarrer la conversation. Les
conversations que j'ai eues avec d'autres personnes que des mecs c'était
plus sincère. Elle a été active donc tout de suite c'est
plus naturel, c'est plus honnête. Ne serait-ce le fait que dans le
premier abord, c'est un code social plus qu'une envie des mecs. J'ai
l'impression que ça commence déjà avec quelque chose de
moins sincère. En plus, on a listé toute la liste de questions
qui arrivent : tu fais quoi dans la vie ? tu habites où ? qu'est-ce qui
tu aimes faire ? etc.. » [Entretien avec Laura, le 22/02/2021].
Paradoxalement, si pour beaucoup d'utilisatrices, les
discussions en ligne entre femmes sont jugées plus honnêtes et
transparentes, la pression liée à un nombre de matchs plus
faibles et à une exigence plus haute entre femmes fait
transparaître chez les femmes des attitudes similaires à celles
à des hommes. Confrontées à la difficulté du
premier abord, tout comme les hommes le sont avec les femmes, ces utilisatrices
vont vivre de manière identique à celle des hommes, un rapport
technique à la séduction. « Je pense qu'on se met plus
en scène quand on parle avec une femme qu'avec un homme. Tu fais bien
plus attention quitte à passer outre deux trois trucs ou quitte à
embellir les choses. Tu sais que les matchs avec les femmes se
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font plus rares et que sur Dijon, il n'y en a pas beaucoup
alors tu fais vraiment attention ! » [Entretien avec Amandine, le
26/02/2021].
Dans les échanges de séduction
hétérosexuelle le stéréotype de genre (Goffman,
2002) construit une modalité culturelle selon laquelle les hommes font
le premier pas. En l'absence de modalité culturelle régissant qui
doit faire le premier message entre personnes de même sexe, le premier
pas devient lui-même une source d'incertitude. L'absence de normes
à ce sujet a un effet « paralysant» pour démarrer la
conversation comme l'explique Sarah : « Je pensais qu'entre meufs, ce
serait plus facile de se répartir par exemple sur qui fait le premier
pas, mais en fait c'est pas du tout le cas. Moi si par curiosité je me
dis je vais attendre qu'elle envoie le premier message, je peux attendre une
semaine, mais ça n'arrivera jamais en fait... [...] Je me
demande bien pourquoi aborder une femme est aussi difficile. C'est comme si
l'absence d'un stéréotype nous étouffe et nous
empêche de parler quoi... » [Entretien avec Sarah, le
25/02/2021]. Ce manque de stéréotype et les difficultés
à savoir qui fait le premier pas se traduisent par une
réadaptation du stéréotype de genre guidant le premier pas
dans les relations hétérosexuelles. « Le premier pas
entre femmes, c'est trop dur, je te jure, je pense que moi j'ai quand
même un look féminin tu vois, il y a ce truc que souvent les
nanas masculines venaient automatiquement m'envoyer des messages. Par contre
quand il y a le truc où tu ne sais pas trop si la nana est masculine ou
féminine bah c'est compliqué ! Tu as peur d'envoyer un truc
un peu plus nul, parfois la description est peu fille comme la mienne et c'est
dur d'envoyer le premier message !» [Entretien avec Amandine, le
26/02/2021].
Comme l'exprime cet extrait d'entretien, il semble que les
individus dotés d'un genre similaire réemploient ce
stéréotype de genre. La personne ayant des traits plus masculins
aborde donc plus facilement l'individu ayant des caractéristiques plus
féminines. Ainsi bien que certain(e)s perçoivent ce code comme
contraignant, il reste néanmoins un moyen mobilisé pour
comprendre comment faire le premier pas vers l'autre. « Les deux
derniers matchs que j'ai eu avec une meuf et une « meuf non binaire
», en fait avec la meuf cisgenre, Charlotte, elle a les cheveux longs,
etc. Elle est assez féminine et c'est moi qui ai envoyé le
premier message, mais sans me poser de questions. Et par contre la meuf non
binaire, c'est elle qui a envoyé le premier message, parce que
physiquement, elle a les cheveux courts, elle a un style assez neutre, unisexe,
et je ne me suis pas posée de questions sur le coup, mais ouais c'est
bizarre » [Entretien avec Sarah, le 25/02/2021].
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La question d'être abordée ou aborder va se
résoudre principalement par la réadaptation de ce
stéréotype. Guidant l'évaluation du profil, la taille des
cheveux semble être donc la variable principale chez les femmes pour
répondre à cette question. Tout comme Sarah, les hommes
homosexuels ou bisexuelles réinvestissent aussi ce code social comme un
vecteur de communication. « Je pense que je fais plus le premier pas,
mais aussi parce que je dégage quelque d'assez viril physiquement. Je
suis assez trapu et barbu et à mon avis, la personne plus
efféminée va avoir plus tendance à moins mener de
conversation que quelqu'un qui fait hétéro. Ça revient un
peu à la fille qui se contente de matcher et d'attendre le premier
message » [Entretien avec Antoine, le 09/02/2021].
D.De Tinder à Instagram comme « de la boîte
de nuit au 06 ».
Après la phase de discussion sur Tinder vient le
passage à un autre réseau social tel que Messenger ou Instagram.
Comme nous allons le voir ici, le passage vers ces plateformes est
considéré comme un rite qui symbolise un intérêt
mutuel. La perception de cette transition diverge néanmoins selon les
sexes. Le changement de réseaux pour les hommes est une réelle
plus-value pour se démarquer, mais il est également
considéré comme une marque d'engagement qui signe la
dernière étape avant la rencontre. « L'aspect Tinder,
ça me dérange. J'ai envie de sortir un peu de cet aspect
application de rencontre. J'ai envie de dire c'est bon, si on parle sur un
Messenger, WhatsApp ou un Insta, ça sort un peu du cadre Tinder
où elle ouvre l'application et elle voit tous ses matchs et ses
messages. Ça m'individualise et me donne une nouvelle identité
contrairement à Tinder où je suis juste une ligne dans le chat de
ses matchs, là c'est mon profil social que j'ai mis et c'est mieux
qu'une discussion dans Tinder. Donc ça personnalise un peu plus quoi
» « Il y a un sens derrière le fait que tu vas sur un
autre réseau avec la personne alors ? [Enquêteur] ».
« À un moment il y a eu le 06 c'est-à-dire tu discutais
en boite et tu avais le 06, après il y eu le Messenger, c'était
un intermédiaire, c'était un peu moins important qu'un 06. Je
pense qu'il y a une certaine graduation. Je pense que si on passe de Tinder
à un réseau social c'est une certaine marque d'engagement quoi.
Tu sais que tu es en bonne voie et que c'est la dernière étape
avant la rencontre en réel». [Extrait d'entretien avec
Valentin, 19/02/2021].
Il est intéressant de constater que si pour les hommes,
le passage à autre réseau est une marque d'engagement où
ils estiment avoir de grandes chances de poursuivre par une rencontre en
présentielle, les femmes qualifient ce rite de passage davantage comme
un signe d'intérêt.
p. - 90 -
Est-ce que pour le passage de Tinder à Instagram c'est
une marque d'engagement entre toi et la personne ? [Enquêteur] «
Quand je passe de Tinder à Insta avec un gars, ça montre que
c'est cool et qu'on s'entend bien, mais ce n'est clairement pas un signe
d'engagement, c'est plutôt une marque d'intérêt pour dire tu
vois je t'aime bien » [Extrait d'entretien avec Perrine le
07/03/2021].
Ce clivage entre l'engagement des femmes et des hommes se
justifie notamment par la sur sollicitation des femmes qui engendrent chez
certaines une sélection qui perdure jusque dans les conversations
où la rencontre d'un élément perturbateur est
rédhibitoire. « C'est la société du zapping,
ça ne va pas tu zappes, tu ne règles pas les soucis avec la
personne, tu zappes et tu en prends un autre, tu vois ce que je veux dire ? Je
faisais plus ou moins ça. Quand il y avait un petit truc qui me
gênait ou qui me soûlait je « zappais ». Je m'en fichais
un peu, mais c'est aussi le fait de... ouais on se supprime quoi ! Ça
fait partie aussi du fait de ne pas se prendre la tête. Après le
problème c'est que tu essaies de poser les premières pierres avec
la personne, et là tu vois qu'il y a un petit trou, bah tu zappes et tu
passes à autre chose » [Extrait d'entretien avec
Clémentine, 24/02/2021]. Le retour aux sources sur Tinder se traduit par
la mobilisation de cette philosophie essentielle dans l'ordre social : «
Ne pas se prendre la tête ». Si « ne pas se prendre la
tête» est un gage de qualité assurant une rencontre
sympathique, cette philosophie contribue de manière très
paradoxale à la logique de « non-choix» décrite par
Illouz (2020).
On s'aperçoit que ce cadre culturel mobilisé par
les individus pour figurer et préserver l'ordre social incite au «
zapping» de l'autre et atténue les chances d'avoir une structure de
don et de contre don réciproque. Elle encourage donc les individus vers
des échanges structurés, guidés par une recherche de
« fun » avant tout ce qui passe l'absence des sujets tentant de fixer
un cadre futur dans la relation probante. « Le fait de partir sur des
profils attractifs et au-delà du profil Tinder ça ne tend pas
à créer des cadres, c'est plus le truc du « j'ai envie de
kiffer mon moment, kiffons » et on n'est pas en train d'essayer de mettre
un cadre pour que ça marche. On est plus sur l'envie de kiffer avec la
personne dans l'immédiat que de kiffer longtemps. Je sais tout
ça, mais moi ça me donne envie de chialer... » [Extrait
d'entretien avec Imran, le 18/03/21]. Ce verbatim retraduit toute cette
grammaire culturelle dans laquelle les éléments venant à
la rencontre de cette logique de « non prise de tête» sont
essentiellement rédhibitoires.
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