VII. Résultats et interprétations
Nous avons remarqué tout d'abord que dans la
construction du profil, le comportement des enquêtés en raison de
cette absence de normes se traduit par une forme de « processus
d'évitement généralisé» dans la figuration.
L'existence d'un cadre et de règles cérémoniels sur Tinder
semble bel et bien guider l'individu dans l'appréciation qu'il porte aux
autres et dans la construction de son profil. Cette logique de «
feeling» rejoint fortement les hypothèses d'Illouz (2020). Elle
traduit une absence de la structuration du désir (ibid.) de la personne
et également « une intolérance à des formes de
structuration du désir» chez l'autre. Nous avons pu notamment
l'illustrer par la connotation péjorative de la mention des recherches
dans la relation. Il faut ajouter à ce cadre cérémoniel
que l'architecture de Tinder favorise une logique d'abondance de choix (ibid.),
renforçant cette « société du zapping» comme
disait Clémentine. Cette grammaire culturelle guidant les individus sur
Tinder renforce donc selon nous la perspective de Illouz (2020) et le concept
de non-choix - concept qui illustre l'impact du système capitaliste sur
nos relations ayant pour conséquences qu'elles se caractérisent
par l'évitement, le refus d'engager une relation, et enfin, la
maintenance de celles-ci à l'état gazeux (ibid.).
Cette analyse montre également que les individus sont
aussi confrontés à opérer des formes de consensus entre
deux structures sociales différentes : celle de la société
(essentiellement issue de la culture du romantisme (le naturel,
l'authenticité) et les valeurs « culturelles» de Tinder (ne
pas se prendre la tête, être original). Bien que Tinder pourrait
mettre en péril la singularité (Martuccelli, 2010) par les
mécanismes d'évaluation régissant l'application, peu
d'enquêtés se situent dans une forme d'obsession de performance et
d'originalité.
Le parfait consensus entre paraître authentique,
singulier et à la fois original semble être la clé dans la
construction et l'appréciation des profils. L'aspect évaluatif
basé sur le capital scopique est avili par la réaffirmation et la
revendication des valeurs « sociétales »
(l'authenticité, le naturel, une évaluation non scopique). Nous
pensons ici que les daters ont une représentation de Tinder
péjorative parce que premièrement, cet aspect scopique de
l'application n'admet pas à contrario des rencontres en
présentielle une « évaluation totale» de l'individu.
Cette revendication d'une forme de naturelle et d'authenticité dans les
aspects de la rencontre permet aussi à l'individu de garder la face
puisque le dater n'est pas évalué par sa singularité, mais
majoritairement par le capital scopique présenté.
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Deuxièmement, dans une société
singulariste où l'on tend à se définir par ce qui nous
rend unique, Tinder et les formes d'évaluation scopique ne permettent
pas aux daters d'exalter totalement leur singularité. Nous pouvons dire
que dans une large mesure, les logiques et normes sociales
déstabilisées par cette application de rencontre font tout de
même l'objet d'une très forte réinvestigation et
réaffirmation. Tout comme cette grammaire culturelle de l'application,
ces codes sociaux sont à la fois positifs car ils guident les individus
dans leur interaction, mais ils sont aussi négatifs car ils se sentent
contraints à opérer selon ces codes.
La présentation de soi sur Tinder résulte donc
d'un consensus entre ces deux « structures sociales ». Le cadre
cérémoniel de ce réseau semble guider les utilisateurs
vers des mises en scène où il faut répondre aux
règles cérémonielles essentiellement par l'implicite.
L'art de Tinder passe par le fait de savoir « se vendre sans se vendre
». Nous avons aussi constaté que les stratégies pour mouvoir
et présenter son « moi» sont diverses et variées et
composées d'opérations de généralisation
(Boltanski, 1984) permettant de montrer sa singularité. La
cohérence dans l'expression n'est pas un élément
recherché dans les profils. Bien que parfois certains daters
opèrent une cohérence dans leur expression entre la partie
descriptive et visuelle du profil, celle-ci n'est pas intellectualisée
contrairement à l'authenticité qui, dans la construction du
profil, figure comme une valeur essentielle. Les parties du profil expriment le
respect de règles cérémonielles distinctes. Si le cadre
culturel fait l'objet d'une évaluation totale du profil et figure dans
chacune des parties, l'appréciation de l'authenticité passe
majoritairement par les photographies tandis que l'originalité figure
principalement dans la description. Rarement mis en avant dans la
présentation de nos enquêtés, l'humour semble à
notre avis pouvoir être recensé dans les deux parties du profil
bien que la tendance sur Tinder soit davantage à raisonner d'une
manière à éviter tout risque de dévaluation du
profil.
L'illustration d'une forme de moi « spirituel»
à travers le profil a été essentiellement liée
à la philosophie de Tinder. De manière implicite, que ce soit en
cassant la face où en ayant un profil non construit, on voit que les
individus ont tenté de se rapprocher de ce cadre
cérémoniel. La transmission d'un moi « spirituel» et
« social» à travers le profil a été quasiment
équivalente chez nos enquêtés. Les daters portent
néanmoins une plus grande importance au respect du cadre
cérémoniel de Tinder, de cette philosophie « de ne pas se
prendre la tête» à travers un « moi spirituel implicite
».
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