F.Casser la face pour briser la glace
Dans les interactions et les rencontres en présentiel,
la face que l'on mobilise est un attribut sacré qui nécessite un
ensemble de processus de figuration visant à l'entretenir (Goffman,
1998). Les utilisateurs de Tinder se « jouent» de la face et la
tournent sous une forme d'autodérision. Contrairement aux
idéologies de Goffman où l'on tend de protéger sa face et
mouvoir une face qui est socialement valorisée, les daters viennent
« casser leur face» pour attester leur position (ibid.). Ils
affirment en cassant « la face» une identité en ligne produite
et incarnée par le cadre cérémoniel de Tinder,
c'est-à-dire de « ne pas se prendre la tête ». «
Il y a des mecs qui ne sont pas là à se mettre en valeur en
photos. Ils prennent des photos avec des bières dans les mains ou quand
ils sont bourrés quoi... Donc rien que ça me fait rire et
ça me montre que ce sont des mecs qui n'en ont rien à faire et
qui s'amusent ! Moi j'aime bien ce genre de mentalité ».
[Extrait d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].
p. - 67 -
Comme l'illustre Elsa, les photographies où l'individu
ne fait pas profit de sa valeur sociale à travers sa face rajoutent une
touche de « non de prise de tête» à la figuration de
l'utilisateur. Les individus construisent leur profil par « ses valeurs
» implicites, mais ils sont également évalués en
fonction de celles-ci. Cela réaffirme d'autant plus que la philosophie
de ne pas se prendre la tête accompagnée de ses valeurs :
l'originalité, l'humour et l'authenticité constituent des
règles conventionnelles puisqu'elles guident les individus dans
l'expression de leur personne et leur permet de porter une appréciation
envers les autres (Goffman, 1998). Les photographies peuvent faire l'objet
d'une stratégie permettant d'exprimer son « moi spirituel ».
Cette figuration du moi « spirituel » peut faire « d'une pierre
deux coups » notamment chez les daters exprimant une ouverture d'esprit
qui se rapprochent implicitement des attentes conventionnelles liées
à Tinder. « Je suis très léger et sans prise de
tête. Je recherche peut-être un peu à maximiser les types de
rencontre, je suis presque à me présenter en tant que ridicule
pour dire voilà je parle de plein de choses, je suis prêt à
rigoler, je suis ouvert d'esprit. Je n'ai pas peur d'être ridicule si
ça peut décomplexer les gens et voilà. Ce
côté la non prise de tête ça se rejoint aussi par la
photo qui louche et la photo où je suis en djellaba en montagne »
[Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021]. Dans une certaine mesure
et quand celui-ci est dosé à bon escient, le ridicule ne tue pas
sur Tinder, mais il est un véritable pion sur l'échiquier pour
remporter des matchs. Casser la face et jouer avec elle constitue donc pour nos
utilisateurs un gage d'authenticité et de non prise de tête.
En conclusion de cette partie, nous voyons que les
éléments visuels du profil sont mobilisés pour figurer et
porter une appréciation sur l'authenticité de la mise en
scène de l'autre. Comme l'explique Illouz (2020), les utilisateurs sur
Tinder évaluent principalement leurs pairs par cette forme de capital
scopique qui devient une phase de présélection des profils.
« C'est bête à dire, mais sur Tinder, tu likes sur le
physique avant tout. Après tu vois s'il y a une description, mais
d'abord c'est le physique qui compte » [Extrait d'entretien avec
Luna, le 06/03/2021]. Sans être charmés par l'aspect scopique du
profil, les individus vont « disliker » la personne. C'est pour cette
raison que les utilisateurs sont davantage réflexifs quant aux valeurs
prônées par les photos que par la description. Nous avons donc
exploré à travers cette partie que les composantes visuelles du
profil sont majoritairement évaluées en fonction de deux
critères : l'authenticité et la philosophie « non prise de
tête ». Nous allons tenter dans cette prochaine partie d'explorer
comment les individus construisent leur figuration « écrite »
et par quels biais ils portent une appréciation envers la description de
l'autre.
p. - 68 -
G.Quatre mots sur un profil...
La philosophie « pas de prise de tête» se
réaffirme ici par le rejet des descriptions exhaustives mentionnant trop
d'éléments sur l'utilisateur ou l'utilisatrice. « Moi
quand je vois un profil avec une description longue, cela ne me donne pas trop
envie de parler à la personne en mode chill. La plupart du temps
j'étais dans un entre deux de « wait and see » tu vois.
Après voilà, au fil du temps j'ai adopté ce truc de pas me
prendre la tête. Justement, à propos de ça, les
descriptions longues, ça m'indique à un peu si la personne
était prise de tête quoi ». [Extrait d'entretien avec
Martin le 29/01/2021].
La longueur de la description devient un indicateur important
pour les daters afin d'identifier si le potentiel match entre dans cette
logique de « wait and see » comme le dit si bien Martin. De la
même manière, les éléments tenant à inscrire
une recherche spécifique (le souhait d'avoir un partenaire grand,
sportif ou de ne pas souhaiter communiquer avec des gens cherchant des
relations éphémères) sont connotés
péjorativement pour les utilisateurs. Ces rites de présentation
(Goffman, 1998) permettant à l'individu de filtrer ses recherches
reflètent chez les autres une potentielle « source de prise de
tête ».
« Il faut que la description présente
soi-même et qu'elle ne soit pas dans ce que je ne veux pas. Typiquement,
quelqu'un qui dit je ne veux surtout pas de plan cul pour moi c'est
rédhibitoire, car tu te présentes avec ce que tu ne veux pas. Si
une meuf ne veut pas de plan cul en fait le truc c'est que sa manière de
se présenter son profil, elle est dans le traumatisme. Le fait de le
préciser, ce n'est pas attractif et tu te dis que la personne va
peut-être être psychorigide sur les bords » [Extrait
d'entretien avec Florent, le 04/02/2021].
Inclure des rites de présentation dans la description
faisant figurer une attente chez l'autre ou dans le type de relation
souhaité est un élément péjoratif pour les daters.
La philosophie « de ne pas se prendre la tête » semble
être au coeur de Tinder que ce soit pour construire ou évaluer un
profil, celle-ci est sans cesse mobilisée par les utilisateurs comme un
modèle de « référence ». Cette forme de
référence guide les individus à travers trois valeurs
traduisant des règles cérémonielles (Goffman, 1998) dans
la figuration. À ce titre, l'originalité, l'humour et
l'authenticité régissent la manière dont l'individu
exprime son personnage ou évalue le profil des autres. Cette nouvelle
philosophie devient un modèle de référence
communicationnel guidant l'individu sur sa figuration.
p. - 69 -
Elle conduit essentiellement à des formes de processus
de figuration par l'évitement (ibid.) qui favorise la suppression des
rites de présentation. La philosophie « sans prise de
tête» mobilisée démontre un « processus
d'évitement généralisé » envers les
éléments qui, de manière explicite ou implicite,
contredisent cette façon de penser. Cette raison pousse les individus a
opter pour des descriptions courtes, car chaque élément de
celle-ci peut être rédhibitoire. La partie descriptive fait moins
l'objet de débat sur « l'authenticité » chez les
enquêtés. L'écrit fait l'objet chez eux d'un regard
davantage porté sur l'originalité et des éléments
liés au moi social. « Pour moi la finalité de la
description c'est l'originalité, ce que la personne aime, ses
délires et idéalement qu'elle est ouverte à tout dans le
sens où je suis un peu chaude pour faire toutes sortes
d'activités et curieuse quoi. Donc oui quelqu'un qui soit ouvert
d'esprit et pas fermé » [Extrait d'entretien avec Lana,
04/03/2021].
La divergence entre le nombre de matchs chez les femmes et
chez les hommes entraine une revendication plus forte de l'originalité
chez les femmes. Après l'originalité qui figure au premier plan,
les individus souhaitent apercevoir à travers la description une forme
de « moi social » passant essentiellement par les centres
d'intérêt de la personne et son activité professionnelle.
« Les éléments dans le profil de l'autre que je vais
apprécier, c'est des points communs dans sa description, que ce soit
dans ce qu'il décrit de manière factuelle, voilà j'aime la
musique, la menuiserie ou que ce soit dans sa manière de l'exprimer en
fait. J'aime quand les choses sont bien écrites et qu'il y a une bonne
ponctuation donc je vais aussi faire attention à ce que le mec me
corresponde sur ça aussi là-dessus ». [Extrait
d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021]. Comme Agathe, la quasi-totalité
des utilisateurs enquêté émettent une forte tendance
à l'homophilie passant par la recherche de passions ou
d'activités en commun.
La mention du « moi social » est d'autant plus
importante pour les hommes, car ils sont à la recherche d'indices pour
faire le premier pas. « Une bonne description, c'est une description
en mode deux trois lignes où l'on peut rebondir. Dans les descriptions
c'est important qu'il y ait du matériel pour rebondir quoi. Pour moi
c'est trop important pour la rédaction du premier message. C'est bien
pour que je puisse écrire un message percutant et original ! »
[Extrait d'entretien avec Florent, le 04/02/2021]. L'exercice
rédactionnel de la description concerne davantage les hommes
étant donné qu'ils sont confrontés à une rude
concurrence (Bergström, 2019). Dans le processus de construction de la
description, les utilisateurs opèrent des connexions entre leurs centres
d'intérêt et ce qui est socialement valorisé.
p. - 70 -
Ce processus est pour nous une stratégie figurative
mobilisée par les individus pour répondre à la fois
à l'aspect vente du profil et incorporer une forme de « moi
authentique» en son sein. Donc tu as opéré un choix dans tes
centres d'intérêt pour prendre les mieux perçus socialement
? [Enquêteur]. « Oui c'est ça et ça c'est
clairement du conformisme et pas de la prise de risque, mais ça aide
à avoir plus de matchs. C'est pour ça que je n'ai pas
parlé de l'environnement, mais plus de la musique en mentionnant le
piano [sous une forme d'émoji]. Ça veut clairement dire que j'en
joue et vu que c'est bien connoté bah c'est quand même
intéressant de le mettre. Après ça va à l'encontre
de ce que je te disais avant c'est-à-dire l'optique prise de risque,
etc. Mais des fois voilà faut plaire quoi. C'est toujours un milieu
à trouver entre le conformisme et la prise de risque. Faut essayer
d'être subtil pour montrer que tu te vends sans montrer que tu te vends.
Il faut que tu te vendes subtilement en fait». [Extrait d'entretien
avec Oscar, 08/02/2021].
La description et le choix des mentions d'intérêt
constituent en ce sens un processus de généralisation (Boltanski,
1984) dans lequel l'individu va prioriser les arguments plus socialement
connotés pour « embellir sa face ».
Se vendre passe donc par l'intellectualisation des centres
d'intérêt dans le but de mettre ceux qui ont le plus de valeurs.
Il est intéressant de noter qu'en dehors des centres
d'intérêt, le choix des mots subit également ce même
processus. « Si tu veux sauver des chatons, surfer sur des dunes de
sable ou te baigner avec des singes en Islande, ça sera sans doute plus
sympa avec les chatons qu'on aura sauvés ensemble ». [Extrait
du profil de Valentin, 19/02/2021]. En interrogeant Valentin sur les choix des
mots de sa description, on s'aperçoit que la mention des chats
relève d'une stratégie bien précise pour plaire à
la généralité.
« Pourquoi avoir mentionné des animaux dans ta
description ? » [Enquêteur].
« Pourquoi les chatons ? Parce que tout le monde aime
les chatons donc c'est une manière de plaire à la
généralité ». [Extrait d'entretien avec
Valentin]
Les individus effectuent donc des opérations de
généralisation (Boltanski, 1984) dans le but de rattacher des
éléments du « moi » à un collectif ou des
attributs socialement « valorisés ». C'est par ce processus de
dé-singularisation du « moi » (ibid.) que l'individu
intellectualise son profil pour le vendre tout en restant authentique dans le
but de rajouter de la valeur à son profil.
p. - 71 -
Les utilisateurs émettent un consensus sur le fait que
toute présentation du « moi spirituel» par écrit est
repoussante. « Je trouve qu'un gars qui écrit ouais moi je suis
ouvert d'esprit, intelligent ou des trucs comme ça j'ai envie de dire
bah cool, mais en fait forcer le truc en le disant ce n'est pas terrible.
Ça fait un peu « hé !regardez comme je suis intelligent !
» [Extrait d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].
Agathe met un point essentiel sur quelque chose d'important :
la mention d'un moi spirituel doit paraître de manière implicite
à travers les photos et la description. Comme nous l'avons
mentionné, les photos visant à casser la face de l'individu pour
montrer que celui-ci ne se prend pas la tête et représente, in
fine, une personne drôle ou ouverte d'esprit selon
l'interprétation des enquêté(e)s.
Notre corpus d'enquêté a aussi
évoqué l'utilisation de « GIF16 » ou de
« MEME » 17pour faire transparaître des attributs
liés au moi spirituel. « Le petit phoque sur ma dernière
photo, ça fait partie de ma personnalité, je suis quelqu'un qui
parle par message avec plein de GIF, des MEMES. En fait c'est pour dire ok j'ai
des photos sérieuses, mais j'ai aussi mon petit côté fofole
et spontanée. Encore une fois c'est des codes. Pareil sur les profils
des mecs pareils y'en a qui mettent des « MEMES » drôles pour
faire comprendre un peu leur délire. Ça donne plus envie de
matcher des mecs comme ça où ils mettent un peu des trucs
drôles dans leur profil que les mecs qui font une petite bio et tout quoi
! » [Extrait d'entretien avec Elsa, le 30/01/2021].
Tout comme Elsa, beaucoup de nos utilisateurs ont
effectué une opération de généralisation pour
exprimer leur « moi spirituel » ou des attraits particuliers.
« Dans ma description, j'ai mis #MMM parce que j'aime bien Orgasme et
Moi et j'aime beaucoup le mood du truc. Je trouve ça hyper positif. En
fait c'est un groupe Instagram qui a plus de 500.000 abonnés avec
beaucoup de filles dessus où ils parlent de sexualité de
manière relâchée, d'ouverture d'esprit, etc... »
Est-ce que c'est un élément positif pour toi ?
[Enquêteur]
16 Les « GIF » sont des images
animées d'une durée de 2 à 3 secs. Ils sont globalement
employés sur internet pour le coté drôle et ludique qu'ils
apportent.
17 Les MEMES sont des phénomènes
issus de la vie quotidienne qui sont tournés en dérision sous le
format d'une image.
p. - 72 -
« Ouais c'est une sorte assurance de voir les choses
d'une certaine façon. Ça montre que je suis dans cette vibe
là de l'ouverture d'esprit, les choses bons délires et dans le
mood de découvrir de nouveaux trucs sur ma sexualité. Pareil de
la même manière, j'ai mis 420 parce que j'aime bien fumer et comme
ça j'attire les gens qui fument. 420 au début je ne savais pas la
réf j'ai appris après ce que c'était. Vu que c'est un code
j'ai trouvé ça cool de le mettre ça permet de faire liker
les gens qui ont la réf» [Extrait d'entretien avec Imran, le
18/03/21]. La conscience que le moi spirituel présenté de
manière explicite est rédhibitoire entraîne une
opération de généralisation du « moi spirituel»
pour le mouvoir de manière implicite, conformément aux codes de
Tinder. Cela constitue donc selon nous une véritable opération de
généralisation (Boltanski, 1984) dans laquelle les individus
relient une part de leur personnalité à un code collectif. La
plus-value d'exhiber un « moi spirituel » représente selon
nous un moyen pour les daters de démontrer non pas une forme
d'originalité, mais de faire falloir sa singularité en s'ajustant
à l'application.
Le commun comme l'illustre Martuccelli (2010) s'articule donc
parfaitement avec la singularité puisque c'est à partir du commun
que les daters affirment une forme de singularité - singularité
démontrée par la mise en scène d'une personnalité
de l'utilisateur de manière « implicite ». En ce sens, c'est
aussi par le biais de ce mécanisme de «
généralisation du moi » que les daters se singularisent et
se rendent attractifs auprès des utilisateurs ayant des affinités
similaires.
Les daters sont donc à la recherche de similitudes de
la mise en scène de l'autre que ce soit par un moi social ou spirituel
semblable. Cela tend à affirmer que les individus cherchent non
seulement des formes d'affinités culturelles comme le mentionne
Bergström (2019), mais également des formes d'affinités
liées au « moi spirituel ». Ainsi, comme nous pouvons le
constater ici, l'homophilie est une tendance omniprésente dans la
présentation et dans la recherche des individus. Concernant les formes
d'affinités culturelles, la quasi-totalité des personnes
interrogées dans notre enquête ont tous témoigné
percevoir la mention de « l'université » comme un
élément positif dans la description.
Comment tu perçois le fait que quelqu'un a
mentionné son université ? [Enquêteur]
« Si dans la description, si je vois que quelqu'un a
fait des études ou qu'il est à la fac, c'est un plus. J'aime bien
avoir des débats avec la personne avec qui je suis. Je ne dis pas que
les personnes sans diplôme ne savent pas débattre, mais heu...Je
ne sais pas... J'aime bien les gens qui ont fait des études pour qu'on
puisse débattre sur des sujets ».
p. - 73 -
Donc la faculté en quelque sorte, c'est une sorte de
gage culturel ? [Enquêteur]
« Oui bah bien sûr, c'est sûr ! je pense
que ça peut l'être la plupart du temps. Au moins tu es sûr
que tu vas pouvoir discuter avec la personne de certains sujets ».
[Extrait d'entretien avec Amandine, 26/02/2021]. L'université
devient donc une assurance pour les utilisateurs de pouvoir poursuivre des
sujets de réflexion en raison de cette « culture commune»
qu'apporterait la faculté. L'université constitue un
élément qui permet, d'une part, à l'individu de
désinsugulariser son moi « social » en déclarant
implicitement qu'il est étudiant à la faculté, et
d'autres, de montrer qu'il possède un « certain » niveau
culturel assujetti à ce label.
Les individus ayant une forte tendance à l'homogamie
réaffirment la nécessité d'une culture commune en faisant
allusion à des références culturelles dans leur
description. Pour les utilisatrices, cela est aussi un moyen d'opérer
une phase de sélection plus fine à travers les premiers messages
envoyés par le dater. Dans ses recherches, Clémentine souligne
une exigence de « proximité sociale et culturelle ».
« Il faut aussi que la personne ait fait un minimum d'études.
En plus je m'en fiche, mais pour parler j'ai besoin d'un mec qui ait fait un
minimum d'études pour avoir des discussions. Un mec qui fait des
études c'est forcément plus valorisant pour moi. Les
études, ça permet d'avoir une même culture, mais c'est
aussi ma CSP. Tu me vois moi, prof de français avec quelqu'un qui fait
une faute à tous les mots ? On n'est pas dans la belle et le clochard
hein ! » [Extrait d'entretien avec Clémentine, 24/02/2021].
Sous couvert de son pseudonyme « Lolita », Clémentine fait
écho dans sa description à Louis-Ferdinand Céline en
mettant pour seule ligne dans sa description «L'amour c'est l'infini
mis à la portée des caniches«. Clémentine
évoque qu'elle est en mesure de juger les affinités culturelles
selon le premier abord des hommes qui contient très
généralement une relance au sujet de sa description.
« Il y a plein de gars qui me relancent par rapport
à ma description. Après il y en a qui ne
réfléchissent même pas, ils me disent « ça veut
dire quoi ta citation ? » et bon je sais qu'ils sont un peu dans
l'ignorance s'ils ne prennent pas la peine de réfléchir. En
général je ne réponds pas trop, car, bon,
déjà s'ils ne font pas d'efforts.... Parfois je suis aussi
très surprise, car des gens me font tout de suite écho à
Nabokov et à Céline et ils me posent de bonnes questions
là-dessus et là c'est cool, ça ouvre des sujets de
discussion ». [Extrait d'entretien avec Clémentine,
24/02/2021].
p. - 74 -
L'utilisateur recevra une réponse si son premier abord
à une cohérence ou non dans l'affinité culturelle
proposée par Clémentine. La phase de sélection se poursuit
donc après le match et sécurise le besoin d'homogamie en testant
la culture de la personne « matchée ». Comme le montre
Clémentine, les utilisatrices tendent à étendre la phase
de sélection par des tests liés à des
éléments de la description. Au-delà des
appréhensions classiques comme le fait d'avoir une orthographe
irréprochable sur Tinder, on s'aperçoit que l'homogamie se
traduit par une recherche d'affinité culturelle qui passe à
travers le profil par des éléments comme la faculté, le
métier ou des références culturelles.
Les utilisatrices dans cette tendance traduisent une phase
plus affinée de sélection à travers la
nécessité d'avoir une approche similaire sur un
élément déterminant à leurs yeux et cela peu
importe s'il est lié à une philosophie de vivre (moi spirituel)
à des affinités culturelles (moi social) . « Moi je suis
assez féministe et justement je vais me servir de questions sur la place
de la femme aussi pour juger le gars par message. Par exemple un gars
totalement fermé d'esprit sur ça ou totalement con bah c'est
rédhibitoire quoi» [Extrait d'entretien Amandine, 26/02/2021].
Les éléments du « moi social» traduisent donc une
véritable tendance à l'homophilie. Cette quête
d'affinités chez l'autre illustre bel et bien les propos de Martuccelli
(2010) qui évoquait que chez les jeunes, « le partage d'un
goût commun de sert de témoin à une singularité
partagée. ». (Ibid., p.18).
Les formes du « moi social» font aussi l'objet d'une
interprétation d'une forme de « moi spirituel ». On
s'aperçoit que les utilisateurs effectuent une sorte de
généralisation de la forme du « moi spirituel»
liée à l'activité ou aux passions exercées par les
individus. « Tu parlais de personnalité tout à l'heure,
c'est ce que tu recherches dans la description ? » [Enquêteur]
Bah... En fait, la description ça ne montre pas forcément la
personnalité de la personne, mais en tout cas c'est une devanture, tu
vas dire que je lis dans les profils Tinder comme sur une boule de cristal,
mais ouais, je suis à la recherche d'indicateurs sur la
personnalité de la personne. C'est une porte d'entrée le profil
qui te permet d'appréhender un peu ce que tu as à
l'intérieur [Extrait d'entretien avec Agathe, le 09/03/2021].
Notre corpus d'enquêté a montré de
manière très équilibrée une recherche à la
fois d'un « moi social» et d'une forme de « moi spirituel»
à travers le moi social. Il existe selon Lazarsfield et Merton (1954)
deux formes d'homophilies distinctes : l'homophilie de statut et l'homophilie
de valeurs.
p. - 75 -
Nous retrouvons donc chez nos enquêtés une forme
d'homophilie totale puisqu'ils portent une attention particulière au
statut social ou au niveau d'études (d'une homophilie de statut), mais
ils sont également à la recherche de valeurs, de croyances
où d'un rapport au monde
similaires. Il faut souligner que l'on retrouve cette forme
« d'homophilie totale» essentiellement chez une typologie
d'utilisateurs spécifique : les utilisateurs se disant «
extravertis ».
L'importance d'une forme de moi spirituel similaire chez
l'autre est accentuée chez eux puisque le « moi social» de ces
personnes est fortement liée à leur « moi spirituel ».
En guise d'illustration, Alexandre qui se proclame comme un voyageur aguerri
recherche chez ses futurs partenaires des caractéristiques du « moi
spirituel» associées à cela pour qu'ils puissent partager
son univers social et spirituel. « En général, tu
choisis quand même des personnes avec qui tu vas avoir des traits communs
avec elles. Si je vois une personne un peu casanière et tout le
tralalala ça ne va pas le faire » [Extrait d'entretien avec
Alexandre, le 07/03/21]. En l'absence de normes précises sur
l'application, les individus tendent à adopter un comportement
restrictif et craintif envers la description qui semble être un exercice
difficile pour tous et peu importe la classe socioprofessionnelle. «
Moi je n'ai rien mis et ça ne me dérange pas de rien mettre.
Quitte à être discriminé ou perdre des points autant ne
rien mettre ! » [Extrait d'entretien avec Antoine, le 09/02/2021].
Comme cette partie et d'autres illustrations ont pu le
démontrer, les individus construisent donc leur profil Tinder en
raisonnant dans leur figuration essentiellement par des processus
d'évitement (Goffman, 1998) figurer avec des processus
d'évitement est une manière tout à fait adéquate
pour répondre à l'absence de normes implicites qui tend à
induire chez les individus une figuration dans laquelle ils tendent à
éviter de perdre de la valeur d'attractivité plutôt
qu'à en gagner. La tendance à ne pas rédiger de
description est plus forte chez les femmes que chez les hommes étant
donné qu'elles sont plus fortement sollicitées, elles
éprouvent moins le besoin d'une mise en scène de soi
sophistiquée. « Déjà sur Tinder c'est plus facile
pour les filles que pour les hommes, certes on est un morceau de viande, mais
je pense que c'est la femme qui fait son marché sur Tinder. Quand une
femme like, elle a directement un match tandis que les mecs ont à peine
10 likes et encore ! Les femmes ont le pouvoir sur Tinder donc elles n'ont pas
besoin de se mettre en scène, car de toute façon elles auront
plein de matchs » [Extrait d'entretien avec Clémentine,
24/02/2021].
p. - 76 -
La moyenne de caractères dans la description chez nos
enquêtés est de 105 caractères. Elle est quasiment
identique pour les deux genres (103 caractères pour les hommes et 107
pour les femmes). La moitié des femmes enquêtées ont une
description inférieure à 30 caractères contre 20 % des
hommes. Cette divergence traduit le clivage entre le rapport à la
séduction qui est nécessairement plus technique chez les hommes
que chez les femmes et ce même dans la description. Selon l'aisance de la
personne, nous retrouvons essentiellement trois types de figuration à
travers la description. Nous y retrouvons l'usage de l'humour ou de
références culturelles pour témoigner être original
ou drôle, ou bien une description du « moi social ».
L'originalité revendiquée par de nombreuses utilisatrices semble
être un attribut complexe à présenter par écrit pour
les utilisateurs. La figuration par l'originalité survient lorsque le
« dater» est plus investi sur Tinder et perçoit l'application
comme une ressource principale pour faire des rencontres. « Ce profil,
c'est le fruit des années de recherche. C'est le fruit de feedback de
filles où j'ai compris ce qui marchait et ce qui ne marchait pas. C'est
une succession d'expérimentations quoi. J'ai demandé des conseils
et j'ai regardé aussi des vidéos » [Extrait d'entretien
avec Michel, 09/03/2021]. Ayant conscience que la description originale
« est un peu à double tranchant, soit ça peut attirer la
personne soit ça va la rebuter totalement » [Extrait
d'entretien avec Imran, le 18/03/21], l'une des stratégies
mobilisées consiste à écrire une description plus
traditionnelle de soi passant par l'expression du « moi social ».
Pour éviter de lister les composantes du « moi
social» en commençant par l'activité professionnelle
jusqu'à ses loisirs, les individus mobilisent énormément
les centres d'intérêt pour y inscrire leurs activités
principales. Employer des « emojis » pour la gent masculine est aussi
une façon de décrire son « moi social» de
manière concise tout en important « une touche d'originalité
». « Au lieu de rien mettre ou faire une description CV, je me
suis dit qu'une description avec des emojis est bien pour paraître un peu
original. C'est un peu pour me distinguer» [Extrait d'entretien avec
Gabriel, le 01/03/2021]. Les emojis permettent à l'individu d'invoquer
des formes du moi social de manière courte et concise tout en
étant original et en respectant les codes implicites assujettis à
la description. « En fait le truc c'est que je n'ai pas envie de
parler trop de moi non plus, donc les émojis c'est bien, c'est un peu
une manière de se présenter de manière concise. Les
émojis, c'est visuel, c'est des couleurs donc oui c'est assez cool,
ça rentre dans l'air du temps. Les émojis, c'est une
manière d'utiliser le système pour ma façon de voir les
choses quoi» [Extrait d'entretien avec Alexandre, le 07/03/21].
p. - 77 -
Les émoticônes sont donc un moyen de pas perdre
de points en rédigeant une description « CV » qui tend
à faire fuir les daters. En contribuant à une description
concise, ils favorisent le rapprochement du profil envers les exigences de ne
pas se prendre la tête et d'être original et permettent de mouvoir
ses activités « sans trop en faire ». « Sur Tinder
faut avoir une bio sympa, faut montrer que tu es ouvert d'esprit, que tu aimes
faire plusieurs choses et que tu ne te prends pas trop la tête. Par
exemple là dans ma bio j'ai mis que des emojis de ce que j'aime bien.
J'ai mis nature, animaux, études, les bouquins, le sport tout ça
tout ça. Au lieu d'écrire j'ai mis ça. J'ai trouvé
quand mettant ça que cela pouvait amener un peu d'originalité.
D'ailleurs les profils me font penser un peu à un CV, pour moi c'est une
forme de CV, tu as une photo et tu as ta description. Voilà après
je ne sais pas si c'est original de mettre des émojis, mais pour moi
c'est ma touche d'originalité. [Extrait d'entretien avec Gabriel,
le 01/03/2021].
.
L'utilisation des émojis est aussi un vrai atout pour
les utilisateurs les moins à l'aise avec l'écrit qui devient pour
eux un moyen d'éviter de perdre des points étant donné que
pour les utilisateurs, l'orthographe est une exigence commune et
rédhibitoire pour les enquêtés. Cela peut s'expliquer par
le fait que la plupart de nos enquêtés ont tout de même une
dôte scolaire importante dont la revendication passe par un écrit
maitrisé. « Les émojis c'est pour compenser ma
non-maîtrise des écrits et ça me permet de ne pas perdre
des points dès le début. Avec mes émojis on voit tout de
suite ce que je fais. Ça dit « Voilà ce que j'aime faire
» donc j'ai des points communs avec la personne, directement on peut
parler de ces sujets aussi tu vois. Étant donné qu'il n'y a pas
beaucoup de caractères pour se présenter ça permet d'avoir
une certaine représentation de la personne, d'avoir une idée de
moi ». [Extrait d'entretien avec Valentin, 19/02/2021].
Comme nous l'avons vu, les formes de valorisation culturelle
passent par les belles lettres, les références culturelles
à travers les photos, les citations ou la mention d'un statut social.
Les individus ayant conscience que leur métier n'est pas socialement
valorisé ne le mentionnent pas, car ils ont connaissance que cela
peut-être un élément éliminatoire pour les futurs
matchs. De la même manière, les individus intériorisant
comme le dirait Marx une « conscience de classe» sont enclins
à éviter de liker les profils ayant un haut capital social et/ou
culturel.
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Est-ce que la mention de la classe sociale et de ses
études est importante ? [Enquêteur]
Admettons si la personne à un métier que moi
je valorise beaucoup plus que le mien. Je ne vais pas liker car je ne me sens
pas inférieur, mais pas dans la même classe sociale.
Tu as des explications à propos de ça ?
[Enquêteur]
« C'est la peur que la personne te rabaisse quand
elle parle si elle a fait plus d'études que toi... Il y a certaines
filles ou si je dis que je suis facteur tout de suite ça va créer
des barrières entre moi et la personne. J'ai l'impression que je perds
un peu en valeur par rapport à elle parce que je suis facteur. Ce n'est
pas méchant, mais c'est beaucoup comme ça chez les filles. Si tu
as un métier inférieur à elle bah nan ce n'est pas
possible ». [Extrait d'entretien avec Michel, 09/03/2021]
Si tu matchs et il y a un bon feeling, mais que tu apprends
qu'elle est cadre supérieure ça te générait ?
[Enquêteur] « Là c'est vrai que je vais me mettre en
retrait. Je tenterai quand même peut-être, mais pour engager du
sérieux je pense que c'est beaucoup plus compliqué. Je pense pour
sortir avec une fille comme ça, faut se mettre au niveau social pour
sortir avec ». [Extrait d'entretien avec Michel, 09/03/2021]
Qu'est-ce qui te gêne par rapport à ça ?
[Enquêteur]
« Je dirai que c'est le niveau économique. Le
niveau culturel tu peux toujours t'informer et apprendre, mais le niveau
économique, si tu n'as pas plus de diplômes qu'elle, c'est mort
quoi tu ne pourras pas te mettre à niveau». [Extrait
d'entretien avec Michel, 09/03/2021].
Cette forme de conscience de classe se traduit par
l'intériorisation d'un capital culturel sous un état
institutionnalisé (Bourdieu, 1979) qui s'illustre par les titres
scolaires où un métier socialement valorisé. On
s'aperçoit ici que pour ces utilisateurs, la
non-réciprocité dans le capital culturel génère une
crainte d'être dévalorisé auprès de l'autre.
L'opération de généralisation du statut social envers un
référentiel culturel mène à une stratégie
d'évitement visant à protéger l'individu de la potentielle
évaluation péjorative de son métier. Les
enquêtés associent également le capital culturel
institutionnalisé (ibid.) avec un haut niveau économique. Si
toutefois le capital culturel peut être incorporé par un travail
d'acquisition important, les hommes enquêtés ici perçoivent
la divergence économique comme difficilement surmontable.
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Ces résultats concordent avec les recherches de
Bertrand et al. (dans Neyt al. 2019) qui démontrent qu'un haut niveau
d'éducation chez les femmes peut provoquer un rendement négatif
sur les sites de rencontre en raison d'une association de celui-ci avec le
capital économique. Les utilisateurs relient le niveau
d'éducation avec le salaire ce qui provoque une forme de
réticence à l'idée de matcher une femme ayant un capital
économique plus important que l'homme. Cela illustre une forme de
trouble chez les hommes à l'idée qu'ils ne peuvent pas exposer et
se vendre par leur capital social qui est important dans leur niveau
d'attractivité (Singly, 1988). La connaissance d'un niveau «
économique » supérieur chez la future matchée
génère donc chez l'homme une réticence dans la poursuite
d'une rencontre.
Nos « résultats» semblent illustrer
également une profonde recherche d'homogamie transverse à toutes
classes sociales bien que la manière dont se traduit l'homogamie
diffère entre elles. On voit à ce sujet que si globalement les
classes intermédiaires et supérieures tendent à manifester
à travers des processus de généralisation qu'ils
détiennent à bon niveau culturel, les classes les moins
favorisées sont plus enclines à ne pas opérer ces formes
de processus distinctifs. Ils sont enclins à opter pour des
comportements illustrant des processus d'évitement dans leur
construction de profil et leur recherche visant d'une part, à ne pas
être stigmatisés ou perdre des points dans la description et
d'autre part, à éviter les profils « scolairement
dotés », car ils associent une potentielle « perte de
face» dans la discussion avec ce type de dater.
Bien que les classes sociales les plus favorisées
jouissent d'un écrit à vocation distinctif (Bergström,
2019), les daters les moins à l'aise avec cet exercice trouvent des
stratégies telles que la figuration par les émojis pour compenser
les faiblesses de l'écrit. La mobilisation d'un état culturel
institutionnalisé (Bourdieu, 1979) serait donc l'élément
majeur qui vient tracer des frontières sociales entre les individus
contraignants les plus défavorisés à des processus
d'évitement. Bien que toutefois la peur du jugement par la mise en
exergue du capital culturel de l'autre dans les conversations puisse être
plus relative, le capital économique interprété comme
corrélé au niveau d'études semble être le clivage
jugé « irrattrapable» pour les individus.
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