Analyse critique de la crise de l'éducation scolaire chez Ivan Illich.par Emmanuel De Marie MUSA MBWISHA Institut Supérieur de Philosophie/KANSEBULA - Graduat en philosophie 2020 |
3.2.3. Le caractère obligatoire de l'écoleL'école exerce des fonctions spécifiques qui peuvent fonder son caractère obligatoire: d'abord la protection des enfants. Illich peut bien ironiser là-dessus ; rien ne prouve que livrer les jeunes au monde du travail les délivrerait de la manipulation et de l'endoctrinement, tout suggère le contraire. Dans le travail productif, l'individu est avant un moyen, alors que ce que l'élève fait à l'école, c'est pour lui qu'il le fait. L'école n'est pas une simple garderie, destinée à relayer la famille dans sa fonction protectrice. Si elle protège, c'est pour enseigner, elle exerce une fonction positive ; et elle est seule à pouvoir l'exercer. Nous n'éprouvons aucun réalisme qu'une autre institution ou encore une absence d'institution puisse l'exercer. Ensuite, Illich affirme que l'école apprend une syntaxe i.e. un système de règles contraignantes et vides alors que, dans la vie, nous acquerrons une sémantique, i.e. une masse d'expériences riches de sens et de connotations, nous pouvons dire qu'une langue sans syntaxe n'est qu'un sabir, et de même qu'un savoir sans règles n'est qu'une masse incohérente d'informations bigarrées et de savoir-faire aveugles. Cela dit, nous pouvons retenir la métaphore d'Illich tout en la retournant contre lui, le savoir scolaire est à l'expérience de la vie ce que la syntaxe est à la langue, son principe organisateur. Le savoir scolaire est premièrement un savoir à long terme pour s'orienter dans la vie. En fait nous avons oublié la plupart des faits historiques appris à l'école, mais ils nous permettent à l'âge adulte de lire un livre d'histoire, de comprendre un monument. Nous avons oublié les éléments d'anglais ou de mathématiques, mais nous sommes capables de les réapprendre très vite en cas de besoin.171(*) Deuxièmement, il s'agit de savoirs organisés qui s'enchaînent de façon logique. Il n'y a pas de chimie sans une base mathématique, pas de littérature sans compétence linguistique et rhétorique, en un mot pas d'enseignement sans un programme qui en précise les prérequis, autrement dit ce qu'il faut savoir déjà pour le suivre. Troisièmement, il s'agit de savoirs adaptés, mis, par la didactique, à la portée des enfants. Le savoir qu'enseigne l'école est épuré, simplifié. Quatrièmement, il s'agit de savoirs argumentés. De savoirs qui se présentent avec leur justification et sont toujours susceptibles d'être critiqués ; cinquièmement, il s'agit de savoirs désintéressés i.e. sans finalité professionnelle ou autre, du moins dans l'immédiat. Que le travail scolaire soit intellectuel ou manuel, il est différent par essence du travail, où le travailleur est toujours le moyen d'une fin qui lui est extérieure. À l'école, l'élève est traité comme une fin en soi, et non comme un simple moyen visant à atteindre un but, c'est pour lui-même qu'il travaille, c'est sa propre autonomie qu'il apprend. La formation professionnelle ne peut se faire que hors de l'école, ou qu'après l'école ; et elle sera d'autant plus efficace qu'elle aura été précédée d'un enseignement personnel, capable de structurer la mémoire et de former le jugement. Sans l'école, sans ses programmes, sa progression, ses méthodes, notre culture ne serait, dans tous les domaines, qu'une masse incohérente de savoir-faire sans règle et de savoirs sans principes, acquis par chacun selon l'arbitraire de ses rencontres et de ses goûts. La nécessité de transmettre des savoirs ne justifie certes pas l'existence de l'école, car le savoir est précisément ce qui ne se transmet pas, il est l'expérience que chacun doit faire pour lui-même, le concept que chacun doit réinventer. L'enseignement véritable ne peut être qu'un auto-enseignement. Or l'école, par la protection qu'elle assure, par ses programmes à long terme, ses méthodes, sa progression, sa contrainte même, est l'institution qui peut seule mettre chacun, du moins de façon durable, en état de s'instruire. Le fait que nous ne nous instruisons que nous-mêmes ne supprime pas la nécessité de l'école ; il la fonda.172(*) Enfin, l'école assure une formation morale spécifique, elle enseigne des valeurs que nous ne trouvons pas dans la famille, ni sans doute dans le monde du travail : l'égalité, la justice, l'effort ; l'esprit critique ; si l'école enseigne ces valeurs, ce n'est pas en donnant des cours de morale, c'est en étant elle-même. Si l'école est ce qu'elle doit être, le fait même de la fréquenter constitue une éducation morale aussi bien qu'intellectuelle, certes il ne s'agit pas d'idéaliser l'école, et nous savons qu'elle trahit souvent ses fonctions. Mais le fait même que nous le lui reprochons atteste la permanence de ces fonctions. Pour Gaston Mialaret, l'oeuvre d'Illich n'a pas tenu ses promesses ; elle s'est arrêtée en chemin ; après avoir dénoncé les insuffisances de l'école et de l'éducation, Illich ne voit pas que c'est la société qui est responsable de tous ces maux et ; au lieu d'aboutir à une critique sociale, à une remise en cause de la société capitaliste, il prend l'école pour bouc émissaire. Il rejoint ainsi les positions les plus idéalistes et les plus naïves des conservateurs et des réactionnaires.173(*) Offre Dumazedier pense quant à lui que la société sans école d'illich n'est qu'un commencement ; car Illich laisse entière des questions, d'autant plus importantes à nos yeux, que nous adhérons fondamentalement au projet de transformer la société pour édifier un système juste et efficace d'éducation permanente : comment satisfaire les besoins de formation nécessaire au développement d'une économie complexe et à la transformation d'une société de plus en plus complexe, sans un programme élaboré et imposé à tout citoyen au moins à certaines périodes de sa vie et d'abord pendant l'enfance. Il s'élève contre l'impuissance sociale de l'obligation scolaire, mais l'obligation scolaire a été créée pour compenser la toute-puissance des inégalités culturelles fondées sur les inégalités sociales : « l'école obligatoire n'a pas réussi à les supprimer certes mais elle les a atténuées si nous songeons à la situation culturelle des classes sociales du XIXe siècle.174(*)L'évocation d'une société sans école se réduit à un pur et simple bruit de bouche, agréable aux oreilles de celui qui le prononce ».175(*) « Ouvrez une école et vous fermerez une prison »176(*) disait Victor Hugo, n'est-ce pas l'aveu d'une faillite de toute la civilisation, le fait d'affirmer de nos jours que l'école elle-même est une prison, que l'enseignement tout entier apparaît à beaucoup comme un immense gâchis où tant d'enfants sont mutilés dans leur enthousiasme, leur élan, leur fierté d'apprendre ?177(*) * 171Cf. Ibid., 54. * 172Cf. O. REBOUL,Op. Cit., 106-107 * 173Cf. G. MIALARET, Op. Cit., 62. * 174Cf. O. DUMAZEDIER,Art. Cit., 92. * 175C. CIJIKA, École, éducation, société, 144. * 176V. HUGO, cité parO. REBOUL, Op. Cit., 83. * 177Cf.Ibid., 84. |
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