V.1. DÉLIMITATION DU CHAMP NOTIONNEL
a) Les rapports conflictuels
Les discours politiques sur les « casseurs »
peuvent s'analyser en terme de conflit. Le problème de ce terme
est le nombre de définitions, puisque chaque discipline scientifique
circonscrit celui-ci à son champ d'investigation (Fournier et Monroy
1997 : 10). En effet, conflit peut désigner une relation
problématique dans une cellule familiale, entre deux
personnalités politiques ou entre deux pays. En reprenant à notre
compte la définition de M. Monroy et A. Fournier (1997), un conflit
désigne :
[...] une situation conflictuelle développée
dans le temps moyen ou long terme, supposant des partenaires également
actifs, investissant une forte charge affective, visant à
déstabiliser, réduire, faire capituler l'adversaire, voire
à éliminer du champ. Ces situations impliquent
l'allégation de dommages, de griefs, de fautes imputés
[sic] à l'adversaire (ibid. : 12-13).
Le conflit semble dominé par l'excès, autant
dans les réactions d'un-e acteur/actrice que dans ce qu'il/elle attend
de la part de son adversaire (ibid. : 11). Le hasard n'a pas sa place
dans une situation conflictuelle (ibid. : 12). De plus, chaque
situation est propre à la nature du conflit (personnel,
professionnel, politique, économique, etc.), ces
caractéristiques générales ne peuvent définir
spécifiquement le conflit politique, c'est pourquoi nous devons
adapter à notre corpus cette définition « restrictive »
(loc. cit.).
b) L'ennemi et l'adversaire
M. Edelman (1991) différencie l'ennemi de
l'adversaire en politique en s'appuyant sur la distinction entre
l'acceptable et l'inacceptable (1991 : 131),
c'est-à-dire entre le légitime et
l'illégitime.
Le terme « adversaire » évoque l'univers du
jeu dans lequel deux adversaires s'affrontent selon des règles
précises et dans un objectif défini. Et « tant que les
compétiteurs ne se préoccupent que de découvrir des
tactiques victorieuses et de les appliquer, l'opposant reste un adversaire, que
les enjeux soient minimes ou considérables » (loc.cit.).
Face à un « adversaire », le processus est fondamental :
chacun-e cherche à l'emporter sur l'autre à l'aide de tactiques
que l'autre cherche à démasquer.
La démarche face à un « ennemi » est
inverse, le processus est délaissé « au profit de la
caractérisation de l'ennemi » (ibid. : 132). Ainsi, «
les ennemis sont caractérisés par un
La dénomination est, selon G. Kleiber, un
usage construit, une « association référentielle »
reconnue qui se suffit à elle-même. Par exemple, la boucherie
est le lieu où
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ou plusieurs traits inhérents qui les marquent au sceau
de la malignité, de l'immoralité, de la perversion ou de la
pathologie » (loc. cit.). En résumé, la figure de
l'ennemi correspond à la somme de traits typiques construits
politiquement, le plus puissant étant la dangerosité qui lui est
attribuée. En effet, « la caractérisation des opposants
comme des ennemis ou des adversaires ne tient pas à des
particularités spécifiques ou inhérentes aux individus
» (ibid. : 133) mais lorsque la figure de l'ennemi est
utilisée comme un outil argumentatif, elle permet d'obtenir un
consensus et une légitimité renforcée (1991 : 129). Elle
peut aussi former de nouvelles coalitions politiques et renforcer d'anciennes,
ce qui, sur un plan politique, est un avantage non-négligeable
(ibid. : 133-136).
c) Dénomination et
désignation
Doit-on parler de réfugié-e-s, de
clandestin-e-s, de sans-papiers, de migrant-e-s, ou
d' exilé-e-s ? Comme on le voit, la façon de
désigner un objet social est au coeur de tout discours politique et est
à l'origine de batailles sémantiques qui n'en finissent plus.
Comme nous l'avons déjà expliqué dans notre
première partie, la promulgation de la loi « anticasseurs » en
1970 a été l'acte de baptême de « casseurs
», ce qui a imposé cette dénomination au détriment de
toutes les autres, même « gauchistes » qui était
jusqu'alors largement supérieure en fréquence d'utilisation.
Aujourd'hui, « gauchistes » est peu usitée, (elle est
même complètement absente de notre corpus) d'autant plus depuis
que le lexème « ultra-gauche » est apparu.
La dénomination et la désignation
représentent un nombre important de théories plus ou moins
pertinentes selon les perspectives d'études choisies, c'est pourquoi
nous nous contenterons de rappeler quelques définitions
nécessaires avant toute utilisation de ces termes.
Comme le rappelle R. Koren, c'est G. Kleiber qui a
théorisé, au travers de plusieurs ouvrages, les notions
fondatrices de dénomination et désignation :
Les traits intrinsèques justifiant le choix de
dénomination seraient « l'institution entre un objet et un signe X
d'une association référentielle durable », constante et
conventionnelle ( [Kleiber] 1984 : 80 ; 2012 : 46) qui autorise le locuteur
à l'employer, sans avoir besoin de « justifier » le lien
référentiel ainsi établi (2016 : §10).
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l'on vend et achète de la viande et bien que le
lexème ne soit pas sémantiquement évocateur, l'usage a
associé « boucherie » et « lieu où
l'on achète de la viande ». G. Kleiber parle d'une «
qualification n'appartenant pas en propre à l'objet auquel il
réfère » (1984 : 80). M.-F. Mortureux nuance cette
hypothèse strictement référentielle en considérant
la dénomination comme un acte individuel (au sens de
causé par un individu) : « nommer une chose, c'est en affirmer
l'existence, et c'est parfois [...] l'imposer aux autres, et finalement
s'imposer soi-même » (1984 : 104). P. Frath ajoute à cela que
la dénomination est « une entité lexicalisée
collective » qui indique ce qui existe « pour nous », les
locuteurs et locutrices d'une aire linguistique précise (2015 : 43).
Cette précision nous semble importante puisqu'elle permet de mettre en
lumière l'usage politique de la dénomination. Comme le
mentionne R. Koren, l'enjeu de la dénomination est «
d'ordre cognitif, culturel et historique » (2015 : §10) et
qui, malgré une certaine stabilité, n'est pas exempt de
manipulation ou d'évolution sémantique. Nous reprenons à
notre compte la définition donnée par G. Delepaut : « On
considérera la dénomination comme l'usage de formes lexicales
partagées qui, à travers une description normée du monde,
et sa fonction essentiellement référentielle, s'avère
productrice d'ontologies » (in Cislaru et al. 2007 :
55).
Cependant il faut se garder d'opposer systématiquement
dénomination et désignation dans un réflexe d'opposition
entre langue et discours. Plusieurs auteur-e-s argumentent en faveur d'une
approche interactionnelle des deux concepts puisque « la plus stable des
dénominations peut devenir discutable et négociable en discours
si le contexte socio-politique s'y prête et le requiert ; elle ne cesse
alors de briser le rêve d'avoir « une nomenclature stable ».
» (De Chanay 2001 : 185). Derrière chaque désignation et
dénomination, ce sont des mécanismes syntaxiques, historiques,
culturels et cognitifs qui, ensemble, sont autant de témoignages sur les
locuteurs/locutrices car: « Il [l'acte de nomination] permet de penser de
ce fait la responsabilité énonciative active du locuteur, que son
choix se porte sur une dénomination lexicalisée ou sur une
désignation discursive de son cru : il y a acte de nomination, point de
vue, dans les deux cas » (Koren 2016 : §13).
Nous entendons désignation comme un processus
qui s'inscrit dans la nouveauté, dans la nomination de l'inconnu et n'a
pas vocation a être lexicalisée car elle revêtirait un
aspect transitoire. C'est pourquoi B. Courbon et C. Martinez parlent de
processus
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« éphémère » et donc
difficilement régulé « dans l'usage » (2012 : 71-72).
C'est le processus à l'oeuvre lorsqu'on désigne une personne par
la couleur de ses vêtements (« Jean » devient « le
garçon à la veste bleue »).
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