IV.2. CES CASSEURS QUE L'ON N'APPELLE PAS «
CASSEURS » : LES MANIFESTATIONS DU MONDE AGRICOLE
Reprenons les définitions contemporaines de «
casseurs » que nous avons déjà vues dans la première
partie.
Pop. Individu asocial qui prend plaisir à
détruire le bien d'autrui ou celui de la collectivité.
Après la manifestation, des casseurs ont brisé les vitrines.
(DAF, 1992)
Il [casseur] a produit ANTICASSEUR(S), adj. Apparu
dans le climat politique de l'après 1968 (loi du 8 juin 1970,
abrogé en 1981), casseur se disant en même temps pour
« personne qui commet des dégradations au cours de manifestations
». (Rey, 1996)
Personne qui prend plaisir à détruire. (Lexis,
2014)
Domaine pol. Partisan de la violence comme moyen
d'action contre un régime politique. Les casseurs seront les payeurs
(J. Chaban-Delmas, Loi« anti-casseurs », 4
juin 1970). (TLFi 2017)
Au travers de ces quatre exemples, on peut voir à quel
point le terme « casseur » peut être vague. On retrouve
l'aspect moral présent dans le discours politique : « individu
asocial », « personne qui prend plaisir » et « partisan de
la violence ». L'accusation d'intention est aussi présente puisque
le Lexis et le DAF affirment que les « casseurs »
prennent du plaisir à casser, tandis que le TLFi
présuppose une dimension partisane. Ce
66
dernier diffère des trois autres puisqu'il prête
à la casse une dimension politique, ce qui est en opposition totale avec
notre corpus. Cependant, le trait sémantique que partagent ces
définitions est la violence, particulièrement contre les objets :
« détruire le bien », « dégradations »,
« détruire », « moyen d'action ». On peut alors
affirmer, sous forme d'évidence, que les casseurs cassent et donc
tous/toutes ceux/celles qui cassent sont des « casseurs ». Pourtant,
certains groupes manifestants qui utilisent les mêmes modalités
d'actions ne sont pas nommés « casseurs », c'est le cas
notamment des « agriculteurs ».
a) Les « agriculteurs », le groupe
manifestant le plus violent ?
Selon O. Fillieule, entre 1982 et 1990, 39 % des
manifestations violentes en France sont le fait des agriculteurs/agricultrices
alors que les lycéen-ne-s et étudiant-e-s en représentent
14 %, en outre les manifestations d'agriculteurs/agricultrices ne
représentent que 6 % du total des manifestations, les
lycéens/lycéennes et étudiants/étudiantes 2 % (1997
: 151). Ce sont donc les groupes qui manifestent le moins qui ont le plus
à faire à la violence puisque les fonctionnaires, qui sont le
groupe le plus manifestant, n'apparaît même pas dans le tableau sur
les manifestations violentes. Suivant la définition du TLFi, il
semblerait que les « agriculteurs » soient plus « partisans de
la violence comme moyen d'action » que les autres groupes manifestants.
Mais dans sa définition de la violence, H.L. Nieburg la décrit
comme un processus interactif entre toutes les forces en présence, c'est
à dire qu'elle naît autant du groupe manifestant que des autres
groupes (policiers, journalistes, politiques). Selon O. Fillieule, l'apparition
de la violence lors d'une manifestation découle principalement de la
perception qu'ont les autorités du groupe manifestant (1993 : §9)
puisque c'est cette perception qui décidera du degré de
tolérance face aux actes illégaux des manifestant-e-s,
tolérance très élevée dans le cas des
manifestations agricoles (ibid. : §10).
Exemple de différenciation entre « casseurs
» et « paysans »
La perception du groupe manifestant est ici très
révélatrice : étant porté, comme nous l'avons
déjà indiqué, par des personnes dont les fonctions
légitiment le mouvement (grands patrons, hauts-fonctionnaires,
députés-maires...), cela influe sur la gestion des manifestante-s
par les pouvoirs publics et l'image véhiculée par les
médias (Fillieule 1993 : §8). Il est par exemple frappant de
constater les différences discursives entre les « casseurs »
et les
67
« agriculteurs » alors même que les
modalités d'actions sont similaires. Ces différenciations
s'observent indépendamment du mouvement des Bonnets Rouges, comme dans
le quotidien Sud-Ouest du 18 décembre 1975 qui titre un
entre-filet : « La loi anticasseurs appliquée aux agriculteurs qui
avaient allumé un feu sur la voie ferrée à Langon »,
ce qui sous-entend que la loi anti-casseurs n'est pas destinée
normalement aux « agriculteurs », les excluant de fait de la
catégorie « casseurs ». Dans l'article, les
dégradations sont qualifiées « d'actes
incontrôlés » (p.22) comme s'il était possible de
mettre le feu involontairement. La différenciation médiatique est
encore plus visible dans cet article de La Provence du jeudi 21
octobre 2010 intitulé « un paysan et deux casseurs au tribunal
», qui relate le jugement de trois hommes qui sont accusés de
« violences sur trois policiers et [d'avoir] dégradé un
véhicule de police au cours d'une manifestation du monde paysan ».
Alors que la justice les juge tous les trois pour les mêmes chefs
d'inculpations, pourquoi Bruno Hurault, le journaliste auteur de cet article,
les distingue-t-il ? Dans les désignations déjà, on note
une différence de taille : il précise le nom, l'âge et
l'origine des deux casseurs (« Mustapha El Aztouti, un Marocain
âgé de 22 ans, et Francisco Soler, un Espagnol âgé de
21 ans ») alors que pour « le paysan » il donne son
identité, son âge et sa profession (« le troisième mis
en cause, Pierre Aurran, 28 ans, est agriculteur à St-Cannat »).
Ces quelques informations permettent déjà au lectorat de
construire l'image discursive de chaque accusé à partir des
préjugés et des stéréotypes propres à chacun
: il y a deux jeunes étrangers sans emploi et un « paysan »
(là aussi, le terme n'est pas choisi au hasard) de presque trente ans
originaire de la région. Le journaliste écrit que les deux plus
jeunes hommes nient catégoriquement toute implication puisqu'ils
n'étaient présents sur les lieux qu'en leur qualité de
stagiaires (on apprend au passage qu'ils ont bien un travail mais le
journaliste n'a pas semblé utile d'en dire plus). L'agriculteur, lui,
avoue avoir lancé « des pommes » sur les forces de l'ordre
mais nie avoir participé à la dégradation du
véhicule. Il y a donc deux jeunes gens qui assurent n'avoir rien
à voir avec la manifestation et un autre qui admet seulement avoir
lancé des projectiles sur la police mais de manière
contradictoire, ce sont les deux premiers qui sont qualifiés de «
casseurs ». En reprenant la terminologie de H.S. Becker (2007), nous
pouvons analyser la différenciation faite entre les « agriculteurs
» et les « casseurs ». Le premier désigne une
catégorie socio-professionnelle au crédit socio-politique
important du fait, notamment, de
Historique du mouvement
Le mouvement des Bonnets Rouges est né d'une double
impulsion : d'abord avec une
68
ses puissants syndicats tels que la FNSEA ou la
Confédération Paysanne. Les « casseurs » sont
étiquetés comme « déviants » et
désignés comme nous l'avons déjà vu, par un lexique
péjoratif et stigmatisant. C'est pourquoi les journalistes et les
politiques ne peuvent (ou ne veulent) pas amalgamer les « agriculteurs
» avec les « casseurs » car dans le cas contraire, les premiers
se trouveraient étiquetés eux aussi comme « déviants
», à moins que ce ne soit les « casseurs » qui se
trouveraient légitimés.
Dans le cas d'un mouvement massif avec des destructions
répétées et onéreuses, comment les agriculteurs
sont-ils désignés dans les médias ?
Bénéficient-ils toujours d'un traitement différent ou bien
sont-ils désignés comme des « casseurs ? Nous
répondrons à cette question en nous appuyant notamment sur le
phénomène des « Bonnets Rouges » qui désigne un
mouvement de protestation du milieu agricole en Bretagne né en octobre
2013. Nous avons choisi les Bonnets Rouges pour plusieurs raisons : la
promiscuité temporelle avec notre sujet garantit une analyse
cohérente, la morphologie des deux mouvements présentent des
similitudes (un mouvement étalé sur le temps avec plusieurs
manifestations, une opposition à un projet gouvernemental, une fracture
au sein du groupe manifestant entre, pour le dire grossièrement, «
violents » et « non-violents », des heurts avec la police) et la
couverture médiatique qui a été assez importante pour
inscrire les Bonnets Rouges à l'agenda politique.
b) Étude de cas : les Bonnets
Rouges
Nous allons donc étudier le mouvement des Bonnets
Rouges et tenter de comprendre pourquoi les discours politiques
diffèrent lorsque l'objet du discours est « casseurs » ou
« Bonnets Rouges ». Pour cela, nous devons d'abord
contextualisé le phénomène en rappelant comment s'est
construit le mouvement et particulièrement qui en sont les
investigateurs puisque, comme le rappel J. A. Franck, c'est la
légitimité de l'identité politique du groupe manifestant
qui est le pré-requis à l'apparition (ou non) de violences (1984
: 326-327). Nous étudierons ensuite quelques extraits de discours des
Bonnets Rouges pour comprendre comment ils/elles se placent vis-à-vis de
la violence protestataire et quelle est leur stratégie pour
éviter d'être assimilé-e-s aux « casseurs ».
69
loi sur la fiscalisation de la pollution des poids-lourds
votée en 2009, plus connue sous le nom « d'écotaxe »,
puis avec les nombreux plans sociaux qui ont frappé la région
Bretagne, les plus médiatisés étant ceux des abattoirs
Doux (à Chateaulin, dans le Finistère) et Gad (à Josselin,
dans le Morbihan).
Les Bonnets Rouges, c'est avant tout la rencontre entre deux
collectifs à l'occasion des trois manifestations d'octobre 2013. Le
premier, le CCIB82, est composé d'industriels de
l'agroalimentaire, de commerçants, de chefs d'entreprises et de
hauts-fonctionnaires tel que le gérant du centre commercial
E.Leclerc de Landerneau, le président de la
SICA83 de Saint-Pol-De-Léon ou encore le
président de la Chambre de l'agriculture de Bretagne. Cependant, selon
un article du Monde qui leur a été
consacré84, les « deux figures influentes » sont
« Jakez Bernard, patron du label " Produit en Bretagne " » et «
Alain Glon, président de l'Institut de Locarn, un think-tank
régionaliste, et ancien industriel de l'agroalimentaire. »
Le second collectif « Vivre, travailler et décider
en Bretagne » a été créé par deux hommes,
Christian Troadec, journaliste de formation, Conseiller général
du Finistère, maire de Carhaix, co-fondateur puis président des
Vieilles Charrues et entrepreneur. Son acolyte est le syndicaliste Thierry
Merret, président de la FDSEA 29 depuis 2005, un syndicat
agricole proche du Medef. Il a aussi siégé au bureau de
l'Agriculture qu'il a laissé en 2013 à la faveur du Conseil
Économique et Social de Bretagne.
Lors d'une assemblée, ils se mettent d'accord sur leurs
objectifs surnommés « les 11 revendications phares »
et qui ont été transmises au président de la
République. C'est sur cette base que s'est appuyé tout le
mouvement jusqu'à aujourd'hui :
Maintenir la gratuité des routes en Bretagne et
supprimer définitivement l'écotaxe ; libérer les
énergies et soutenir l'emploi par l'allègement des charges et des
contraintes administratives ; en finir avec le dumping social et les
distorsions de concurrence en Europe ; relocaliser les décisions et les
pouvoirs économiques en Bretagne ; développer les infrastructures
et des modes alternatifs de transport avec un rééquilibrage
Ouest/Est ; appropriation par les Bretons de la filière énergie
et développement des énergies renouvelables ; relocaliser la
finance ; Officialiser la langue et la culture bretonnes ; renforcer
l'expérimentation, le dialogue, la transparence et le « vivre
ensemble » en Bretagne ; doter la Bretagne de ses propres médias
audiovisuels et numériques une Bretagne plus forte à cinq
départements avec relocalisation des décisions
politiques85.
82. Comité de Convergence des Intérêts
Bretons
83. Société d'Intérêts Collectifs
Agricoles
84. Philippe Euzen, « Ces patrons à l'origine des
« Bonnets-Rouges » », Le Monde, 16 novembre 2013,
p.7.
85. Collectif. « Revendications et propositions
», Les Bonnets Rouges [en ligne], 12 mars 2014 [consulté
le 7
70
Nous départageons les revendications des Bonnets Rouges
en trois catégories : les réalistes (comme «
maintenir la gratuité des routes en Bretagne et supprimer
définitivement l'écotaxe »), les difficiles («
doter la Bretagne de ses propres médias audiovisuels et
numériques une Bretagne plus forte à cinq départements
») et les irréalistes (« en finir avec le dumping
social et les distorsions de concurrence en Europe », « relocaliser
les décisions et les pouvoirs économiques en Bretagne »).
Il y a eu cinq manifestations officielles (cortèges
et/ou rassemblements) organisées par les collectifs. Lors de la
manifestation du 28 octobre 2013, plusieurs centaines de personnes vêtues
de bonnets rouges prennent d'assaut le portique écotaxe de Pont-de-buis
(Finistère) : c'est le premier fait d'arme et de fait la naissance des
Bonnets Rouges. Le 02 novembre 2013 à Quimper (Finistère), entre
15000 et 30000 personnes ont répondu à l'appel du CCIB,
de « Vivre, travailler, décider, en Bretagne » et du Syndicat
des Jeunes agriculteurs du Finistère. Les médias font état
de « heurts » (Le Monde, 04 novembre 2013) et «
d'échauffourées » (BFMTV et
ITÉLÉ, 02 novembre 2013).
Le discours des Bonnets Rouges
En s'inscrivant comme
héritiers/héritières de la révolte de 1675,
où les paysan-ne-s ont obtenu gain de cause suite à des actes
violents, par le pillage et en mettant à mal l'autorité, les
Bonnets Rouges semblent montrer leur détermination jusqu'à se
montrer menaçants, comme dans les colonnes du Monde :
L'heure des méthodes douces est révolue,
affirment-ils [les membres du CCIB] alors. Pour obtenir des réponses
concrètes et immédiates, il va falloir livrer bataille. »
[...] Et [Alain Glon] juge que « l'on peut tolérer un peu de
violence contre le système, aussi mesurée que possible » (16
novembre 2013 : 7).
En sus de ces propos guerriers, il y a aussi les
revendications irréalistes, que J.A. Franck définies comme
inacceptables par les détenteurs de l'autorité car elles
« mettent en cause les valeurs fondamentales de la société
ou le pouvoir existant » (1984 : 326). Toujours selon lui, pour que des
objectifs soient acceptables, il faut qu' « ils ne touchent ni
les ressources critiques de la société, ni la position de la
classe dirigeante, pas plus qu'ils ne mettent en question l'ordre établi
» (loc. cit.). Or, les revendications des Bonnets Rouges
transgressent tous ces pré-requis, ce qui est un facteur
déterminant dans l'apparition des
janvier 2017].
71
violences (Fillieule 1993 : §6 ; Franck 1984 :
326-327).
Compte tenu de ces déclarations, des revendications
impossibles à satisfaire dans leur ensemble, des actes qui s'en
suivirent et des affrontements avec la police, on pourrait s'attendre à
une répression très importante assortie d'une disqualification du
groupe manifestant dans les médias, or il n'en est rien. Et cela
s'explique notamment par la stratégie de communication mise en place par
les Bonnets Rouges.
La stratégie d'évitement d'assimilation aux
« casseurs »
Éviter l'amalgame avec les « casseurs » est
un souci constant pour les Bonnets Rouges : « on veut une manifestation
calme et pacifique, et les casseurs ne devraient pas venir à un
rassemblement organisé hors de la ville. » (Christian Troadec,
Le Figaro, 30 novembre 2013) ; « c'est aussi montrer que nous ne
sommes pas des casseurs. » (Fabien Henrio, Ouest-France, 07
janvier 2014) ; « la journée s'est passée dans le calme car
nous ne sommes pas des casseurs » (Catherine Gallou, Ouest-France, 23 juin
2014) ; « il faut casser cette image des casseurs de portiques
écotaxes » (Laurence Le Goff, Ouest-France, 03 août
2014) ; « on est pas des casseurs, on n'abîmera rien » (des
jeunes agriculteurs lors d'un rassemblement, Le
Télégramme, 03 septembre 2015). Ainsi, dès le
début du mouvement, les Bonnets Rouges se sont défendu-e-s
d'être des « casseurs » et puisqu'ils/elles ont trouvé
dans les médias une certaine caisse de résonance qui ont
utilisé les mêmes tournures que lors des manifestations contre la
loi Travail : « Les bonnets rouges débordés par les ultras
» (La Nouvelle République, 03 novembre 2013) ; « Des
heurts violents en marge du cortège [nous soulignons] »
(Le Télégramme, 03 novembre 2013 ; « Quelques
instants plus tard, le portique de la N12 partait véritablement en
fumée après à une action [nous soulignons] des
Bonnets Rouges. » (Aujourd'hui, en France, 04 novembre 2013). Les
dégradations sont euphémisées, les violences sont
systématiquement imputées à des « casseurs »,
toujours situés « en marge du cortège » et qui «
débordent les bons manifestants ». Cela tient à ce que F.
Dupuis-Déri nomme « l'identité politique illégitime
» (2006 : 65) des « casseurs » qui s'oppose à celle,
légitime, des « agriculteurs ». Cette « identité
politique », qu'elle soit légitime ou illégitime, correspond
au
[...] statut [sic] dans le
société [qui] dépend en grande partie de l'idée que
les autorités se font du groupe provocateur. Elles imputent
inévitablement à l'organisation protestataire ou à ses
alliés certaines caractéristiques qui déterminent la
légitimité ou l'illégitimité du
72
groupe (Franck 1984 : 326-327).
Les tenues vestimentaires noires, qui a donné le nom de
« black bloc », est une caractéristique des
manifestant-e-s violent-e-s, tout comme le fait d'avoir le visage
masqué. Or, des photographies des différentes manifestations des
Bonnets Rouges montrent des manifestant-e-s portant un bonnet rouge qui sont
masqué-e-s alors que d'autres habillé-e-s en
couleur86.
Des différences de pratiques pour des effets
similaires
Certaines actions des Bonnets Rouges sont
caractéristiques du groupe manifestant « agriculteurs » et se
différencient ainsi des « casseurs ». Le déversement de
fumier, de denrées périmées ou de stock invendu est
fréquent, tout comme les feux de palettes pour bloquer des accès
routiers. Le Télégramme du 29 janvier 201687
relate l'ampleur de la tâche pour les agents municipaux de la ville de
Brest (Finistère) après le passage des « agriculteurs »
mécontents qui ont laissé dans leur sillage « des dizaines
de tonnes de choux-fleurs, pour certains débités en petits
morceaux, ballots de paille, déchets - plus ou moins verts - et tas de
lisier » jusque dans le centre-ville. Des frais pour la ville, et donc
pour le contribuable, qui n'a pas provoqué d'autre réaction de la
part du maire que le regret que les manifestants « aient pris en otage les
urbains » et que malgré tout, il les « comprenait ». Le
Ouest-France du 10 février 201688 raconte heure par
heure la suite d'actions qui se sont déroulées dans toute la
Bretagne. Ainsi, à Landerneau (Finistère), des «
agriculteurs » sont entrés dans une entreprise de transport, la
Scarmor, pour mettre le feu à des cartons et à une
remorque de poids-lourd qui a brûlé avec son chargement
malgré l'intervention des pompiers. Ils se sont déplacés
au centre commercial de la ville et ont déchargé des
détritus pour y bloquer l'accès et arrosé la
station-service de lisier et de fumier. Au même moment, à quelques
kilomètres de là, au Relecq-Kerhuon, d'autres manifestants ont
découpé le grillage protégeant un autre site de la
Scarmor pour le bloquer. Le maire de la ville est présent avec
les agriculteurs et alimente son compte Twitter de
86. Nous pouvons en voir plusieurs exemple dans cet article :
Elsner F. « La manifestation des Bonnets Rouges à Quimper »,
20 minutes [en ligne], 04 novembre 2013 [consulté le 07 janvier
2017].
87. « Manifestation des agriculteurs: après les
actions, le grand nettoyage », Le Télégramme [en
ligne], 29 janvier 2016 [consulté le 07 janvier 2017].
88. « Les agriculteurs bretons mènent de
nouvelles actions », Ouest-France [en ligne], 10 février
2016 [consulté le 07 janvier 2017].
Le groupe « agriculteurs » n'est pas jugé
VIOLENT mais « en colère », colère qui est
73
plusieurs vidéos qui montrent notamment des incendies.
À Pontivy (Morbihan), ce sont du lisier, des pneus et des troncs
d'arbres qui sont déversés devant l'annexe de la
préfecture, le Crédit agricole, le
domicile du député Jean-Pierre Le Roch, le centre des
impôts, Lactalis et la sous-préfecture.
Un des responsables prend la parole : « on a déversé dans
les lieux voulus. Tout s'est bien passé. On s'était engagé
à ne pas mettre le feu devant la sous-préfecture. » Cela
veut dire que les autorités étaient bien au courant des actions
qui ont été planifiées avec le concours de l'État.
Cette « gestion patrimonialiste du conflit » (Braud 1993 : §10),
qui est presque exclusivement réservée aux manifestations
agricoles (et dans une faible mesure étudiantes) consiste
concrètement à limiter les dégradations en permettant au
groupe manifestant d'en commettre un certain nombre, tout en interdisant en
amont certaines actions. C'est le cas dans ce dernier exemple puisque
visiblement l'accord prévu entre les autorités et les
manifestants était de ne pas incendier la sous-préfecture. En
échange, ils ont pu manifester librement puisque sur aucune vidéo
on ne voit des policiers/policières ou des gendarmes.
Cette particularité illustre la différence de traitement entre la
casse des « agriculteurs » et celle des « casseurs ». La
casse est pour les premiers un moyen d'action légitime, pour les seconds
une identité constitutive
discréditante, ce qui explique la
différenciation dans les dénominations.
c) « Casseurs » et « agriculteurs » :
comprendre la différenciation avec l'analyse
sémique
Au delà des Bonnets Rouges, ce sont les manifestations
agricoles qui sont épargnées par le stigmate de « casseurs
». À l'aide de l'analyse sémique, nous pouvons aussi tenter
d'expliquer cette différence de traitement (Figure
03) :
SÈMES \ LEXÈMES
|
CASSEURS
|
GAUCHISTES
|
ANARCHISTES
|
BLACK BLOCS
|
HOOLIGANS
|
ÉMEUTIERS
|
AGRICULTEURS
|
VIOLENT
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
MASQUÉ
|
+
|
-
|
-
|
+
|
-
|
(-)
|
-
|
APOLITIQUE
|
+
|
-
|
-
|
-
|
(+)
|
+
|
-
|
ATTAQUE LA POLICE
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
-
|
DESTRUCTEUR
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
-
|
PETIT GROUPE
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
+
|
-
|
RADICAL
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
PARASITAIRE
|
+
|
-
|
-
|
+
|
+
|
-
|
-
|
INTERNATIONAL
|
+
|
(+)
|
(+)
|
+
|
+
|
-
|
-
|
Figure 03 : Grille d'analyse sémique (ajout du
lexème agriculteurs).
74
qualifiée parfois de « juste » ou de «
compréhensible ». Il est évident que factuellement il
utilise des moyens violents mais il faut cependant se rappeler que les
sèmes ne concernent pas le factuel mais le stéréotype.
Cependant, on peut aussi imaginer que agriculteurs possède bien le
sème VIOLENT, mais que la connotation de ce trait typique n'est
pas négative chez agriculteurs, contrairement aux autres lexèmes.
Cela pourrait rejoindre la différenciation entre « violence
légitime (force) » et « violence
illégitime (violence) ». C'est pourquoi nous
pourrions remplacer VIOLENT par USAGE DE LA FORCE par exemple. Toujours est-il
que le sème VIOLENT n'est pas constitutif de agriculteurs. Les
traits MASQUÉS et RADICAUX ne conviennent pas plus. Les
manifestations sont toujours organisées par les syndicats agricoles, ce
qui rejette de fait les traits APOLITIQUE et PARASITAIRE. Ils n'attaquent
jamais, ou si peu la police et quand c'est le cas comme à l'occasion des
manifestations des Bonnets Rouges, les affrontement sont toujours le fait de
« casseurs » « en marge de la manifestation ». Ils
n'agissent pas en petits groupes mais plutôt en cortèges
importants, s'appuyant sur la force du nombre. Il n'y a que le trait
DESTRUCTEUR qui peut être problématique car la destruction
est une méthode éprouvée par le monde agricole mais il ne
semble pas que dans la presse ce soit une propriété
constitutive au lexème. De plus, on ne trouve pas dans les discours
qu'ils aimeraient détruire mais plutôt que la destruction est
utilisée comme outil de revendication politique, contrairement aux
« casseurs » dont les motivations « qui relèvent du
domaine ludique du jeu, ne seraient pas politiques » (Dupuis-Déri
2006 : 67).
Les « agriculteurs » sont donc une exception parmi
les groupes manifestants utilisant la violence comme moyen d'action.
Cet état d'exception est dû à leur statut social
qui induit les réactions de l'État par rapport aux actions du
groupe protestataire. C'est la perception des forces de l'ordre qui
définit le rapport de force et de violence lors d'une manifestation. Les
rapports conflictuels s'expliquent par la construction dans le discours
politique de la figure d'un ennemi qu'il faut mettre « hors d'état
de nuire » (Cazeneuve 19 mai : 420 ; Hollande 30 juin :
39) et qui se nomme « casseurs ».
75
V. NOMMER LES « CASSEURS », DÉSIGNER
LES ENNEMIS
Dieu dit : "Que la lumière soit" et la lumière
fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara
lumière et ténèbres. Dieu appela la lumière "jour"
et les ténèbres "nuit". Il y eut un soir et il y eut un matin :
premier jour (Genèse 1.3-5).
Selon la Bible, l'acte de nommer est à l'origine de la
création du monde et comme le rappelle S. Branca-Rosoff : « les
réflexions sur la nomination remontent aux sources de la culture
occidentale jusqu'à se confondre dans la Genèse ou dans
le Cratyle de Platon avec l'activité même du langage
» (2007 : 13). Cet exemple tiré de la Genèse
illustre parfaitement la fonction performative de l'acte de nomination :
c'est seulement à partir du moment où l'on associe un nom
à une chose que celle-ci devient réalité
pour nous. Cela rejoint la fameuse Hypothèse Sapir-Whorf qui veut que la
langue organise la perception du monde, qu'il y aurait isomorphisme entre
langue et culture. On retrouve cette idée dans le Tractatus
logico-philosophicus (1918) de L. Wittgenstein en cette phrase : «
les limites de mon langage signifient les limites de mon propre monde »
(1972 : 104) ou encore en ethnologie avec C. Lévi-Strauss dans son
étude Le cru ou le cuit (1964) dans laquelle il affirme qu'un
peuple ne connaissant pas le principe de cuisson des aliments ne peut pas
connaître la notion de cuit, ni son opposé le
cru. Cependant, de récents articles tempèrent cette
hypothèse qui n'est pas sans poser certains problèmes (De Chanay
: 2001). La création d'un lexique dépasse largement le cadre de
la linguistique, tout comme l'acte dénominatif primitif, c'est
pourquoi nous nous bornerons à rappeler quelques perspectives qui
participent à l'élaboration du fait dénominatif,
en nous appuyant notamment sur les travaux de P. Siblot et G. Kleiber.
Cependant, en nous situant à l'interface de l'analyse de discours et de
la sémantique, nous interrogerons la nature de l'acte
dénominatif et de son action discursive car rien n'est neutre en
discours, et la nomination n'échappe pas à cette règle
:
Observer les nominations, écrit Branca-Roscoff, c'est
en même temps étudier la façon dont le locuteur
contextualise les unités dont il traite et la façon dont, ce
faisant, il exprime sa position à l'égard de ce dont il parle, et
par là sa propre « situation » dans un contexte et un
interdiscours que l'on peut interpréter socialement (Cislaru et al.
2007 : 15).
76
|