V.2. DÉSIGNER LES « CASSEURS »
La désignation des « casseurs » par une autre
forme lexicale permet une construction plus précise mais surtout avec
des traits plus maîtrisées que la simple
dénomination. Par exemple, en s'appuyant sur les blessé-e-s et
les mort-e-s de la police, symbole et garante de l'ordre public car « tout
ce qui vient porter atteinte à l'ordre public est un enjeu,
effectivement, et de sécurité, et de démocratie »
(Touraine 19 mai : 48-49), les politiques construisent l'image d'un
ennemi effrayant. C'est le cas, par exemple, de Marisol Touraine le 19 mai sur
LCI qui commente ce qu'il s'est passé la veille, lorsqu'une
voiture de police a brûlé après avoir été
attaquée par plusieurs personnes cagoulées, en marge d'un
rassemblement contre « la haine anti-flics » :
[...] nous avons affaire à des professionnels de la
destruction, de la casse, de l'agression. Ce ne sont pas des manifestants qui
sont engagés pour des idées, pour un projet, qui veulent
revendiquer simplement. [...] En réalité, les seuls positions
politiques qu'expriment ces personnes dont on ne voit pas le visage, dont on ne
connaît pas l'identité, dont on ne connaît pas d'autres
revendications que celle de casser, c'est ce qu'ils disent, «nous
revendiquons la liberté de casser». [...] Moi je ne fais pas
l'amalgame entre ces mouvements, ultra minoritaires, ultra violents, qui sont
dans la destruction, l'agression, et éventuellement même des actes
de mort, parce que hier ils auraient pu tuer, je ne fais pas l'amalgame entre
ces mouvements-là [...] ultra-minoritaires et une gauche, même
extrême, qui ne veut pas gouverner (27-75).
Dans cet extrait, Marisol Touraine n'utilise pas une seule
fois le terme « casseurs », alors qu'elle ne parle que d'eux.
À la place, elle utilise des modalités variées pour
définir son objet discursif : des périphrases («
professionnels de la destruction, de la casse, de l'agression »), des
contraires discursifs (« ce ne sont pas des manifestants ») et enfin,
des accusations d'intentions (« qui sont dans la destruction, l'agression,
et éventuellement même des actes de mort »).
a) Les périphrases
Selon la définition de M. Bonhomme, « la
périphrase est une locution mise à la place d'un mot ou d'un tour
plus direct » qui a le double effet d'amplifier « la masse du
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discours » mais aussi de fournir « plus
d'informations que la désignation simple qu'elle remplace » (1998 :
43). Cet ajout d'information permet de définir le plus finement possible
les « casseurs ». La périphrase, dans le cadre
énonciatif du discours politique via un média, est donc
essentielle puisqu'elle permet la construction de l'objet du discours avec une
précision de détails qui serait impossible avec le simple terme
« casseurs ». Une périphrase est récurrente dans le
corpus, elle est construite à partir d'une base : « des individus
qui », à laquelle est ajouté un groupe verbal (Hollande
17 mai : 540 ; Valls 15 juin : 242 ; Valls 19 mai : 32,
67, 380). Nous avons aussi une singularité dans les discours de Bernard
Cazeneuve puisqu'il est le seul a qualifier les « casseurs » de
« hordes », et ceci à plusieurs reprises : « des hordes
de manifestants violents » (14 juin : 23, 23-24) ; « ces hordes
sauvages » (19 mai : 69) ; « des hordes violentes et barbares »
(19 mai : 246). Mais qu'est-ce qu'un « horde » ? Selon le
TLFi, il s'agit, au sens premier, d'une « tribu nomade d'Asie
centrale », au sens second d'un « groupe de personnes plus ou moins
disciplinées provoquant du désordre, commettant des pillages, des
actes de violence » tandis que le DAF (9ème
édition) précise que ce sens par extension s'utilise « par
mépris ».
b) Les contraires discursifs
Les contraires discursifs désignent les syntagmes qui
énoncent ce que ne sont pas les « casseurs », une sorte de
définition en « négatif », comme : « ce ne sont
pas des manifestants qui sont engagés pour des idées, pour un
projet, qui veulent revendiquer simplement » (Touraine 19 mai :
27-28). Cependant, les contraires discursifs sont le plus souvent antonymiques.
La grande majorité des cas consiste à opposer « casseurs
» et « manifestants sincères », comme le fait
François Hollande :
En France [...] on peut manifester, on peut occuper des
places, cela fait partie de la liberté, et moi je respecte ceux qui
eux-mêmes sont sincères [nous soulignons] et qui veulent
faire entendre leur voix. [...] Il se glisse parmi ces manifestants, des
casseurs, il n'y a pas d'autre mot, c'est-à-dire des individus qui
ne viennent pas pour contester une loi [nous soulignons], même pas
pour contester la société, mais pour briser, briser des magasins,
briser des devantures, briser du mobilier urbain (Hollande 17 mai :
534-542).
Il y a selon François Hollande deux groupes distincts
dans le groupe manifestant : un légitime, les « manifestants
sincères » et un autre illégitime, les « casseurs
», qui se « glisse[nt] » (le verbe « se glisser », ici
péjoratif, connote la malhonnêteté) dans le cortège.
François Hollande définit les « casseurs » en
négatif : « des individus qui ne
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viennent pas pour contester ».
L'insincérité supposée des « casseurs » se base
sur leurs motivations et leurs intentions puisque ces derniers ne viendraient
que pour « briser ». Comme le souligne F. Dupuis-Déri, «
leurs motivations, qui relèvent du domaine ludique du jeu, ne seraient
pas politiques, ce qui permet de distinguer les « bons » manifestants
des « mauvais » manifestants « irrationnels » » (2006
: 69). L'utilisation des contraires discursifs se retrouve dans de nombreux
discours : (El Khomri 11 avril : 99-100 ; Baylet 3 mai :
154-156 ; Cazeneuve 3 mai : 45, 58 ; Hollande 17 mai :
569-570 ; Cazeneuve 19 mai : 116 ; Touraine 19 mai : 42-44,
70-76 ; Valls 19 mai : 86-87, 96, 99-100 ; Cazeneuve 14 juin
: 24 ; Hollande 30 juin : 47). Le processus peut même
être détourné pour critiquer les manifestations comme le
fait Manuel Valls qui s'interroge sur l'attitude de la CGT qu'il trouve «
ambiguë » et sur le fait qu'elle n'arrive pas à faire «
le tri [entre les casseurs et les manifestants sincères] »
(Valls 15 juin : 87-88).
c) Les accusations d'intentions
« L'accusation de transgression d'un ordre
généralement reconnu dans le groupe est la forme la plus
puissante de la disqualification. Cette accusation, surtout si elle porte sur
les intentions (invérifiables par définition), suscite au plus
haut degré l'indignation de l'autre et contribue à
l'irréversibilité du conflit » (Fournier et Monroy 1997 :
63). Ainsi, les accusations d'intentions sont un outil puissant tant dans la
construction de l'ennemi, puisqu'elles donnent accès à sa
psyché, que dans sa disqualification. Étant «
invérifiables », les accusations d'intentions dépendent
fortement du degré d'autorité du/de la
locuteur/locutrice.
L'accusation d'intention récurrente de notre corpus est
la volonté de tuer. Elle est dans Valls 15 juin : «
Beaucoup plus d'ultra, de casseurs que d'habitude, [...] qui voulaient frapper,
voulaient s'en prendre à la police, voulaient sans doute tuer
[nous soulignons] » (58-60) ; dans Valls 19 mai : «
Elle [l'autorité de l'État] s'exprime aussi dans le maintien de
l'ordre face à des individus qui veulent se payer un flic, qui veulent
tuer un policier. Et cette attaque,[...] avec une volonté encore une
fois de casser du policier, de tuer du policier, ne peut pas rester impunie.
[...] tout cela démontre incontestablement une volonté de nuire,
de blesser, voire pire, et c'est inacceptable » (31-37), ou encore dans
Touraine 19 mai : « ces mouvements, ultra minoritaires, ultra
violents, qui sont dans la destruction,
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l'agression, et éventuellement même des actes de
mort, parce que hier ils auraient pu tuer » (70-72). Nous soulignons
encore une fois la porosité entre les discours politique et
médiatique avec cette phrase d'Arlette Chabot dans Touraine 19 mai
: « C'était leur volonté, d'ailleurs, de tuer »
(74).
La périphrase, le contraire discursif et l'accusation
d'intentions forment ensemble un arsenal rhétorique et discursif
très efficace dans la construction de l'ennemi : la périphrase
nomme et définit ce qu'il est, le contraire discursif nomme et
définit ce qu'il n'est pas, l'accusation d'intention dévoile sa
volonté cachée. Ce qui donne schématiquement :
ce qu'il est + ce pourquoi nous le combattons = construction de
l'ennemi ce que nous sommes + ce pourquoi nous le combattons = construction
de l'ethos construction de l'ennemi + construction de l'ethos =
conflit
Ces trois procédés permettent un travail de
définition, et par là de construction, des deux
camps qui s'affrontent et de mettre à jour les raisons
profondes, presque ontologiques, du combat qui oppose
l'État aux « casseurs ». En effet, même si les
périphrases qui donnent un surplus d'informations en peu de mots sont
utiles dans le cadre de l'énonciation politique, il n'en demeure pas
moins que le terme « casseurs » est fondamental pour la construction
de l'ennemi dans les discours politiques portant sur la violence pendant les
manifestations contre la loi Travail.
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