III.2. ANALYSE DES RÉSULTATS
Maintenant que nous avons défini les sèmes et
les lexèmes, nous pouvons les analyser en grille sémique
(Figure 02) :
SÈMES \ LEXÈMES
|
CASSEURS
|
GAUCHISTES
|
ANARCHISTES
|
BLACK BLOCS
|
HOOLIGANS
|
ÉMEUTIERS
|
VIOLENT
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
MASQUÉ
|
+
|
-
|
(-)
|
+
|
-
|
(-)
|
APOLITIQUE
|
+
|
-
|
-
|
-
|
(+)
|
+
|
ATTAQUE LA POLICE
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
DESTRUCTEUR
|
+
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
PETIT GROUPE
|
+
|
+
|
+
|
-
|
+
|
+
|
RADICAL
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
+
|
PARASITAIRE
|
+
|
-
|
-
|
+
|
+
|
-
|
INTERNATIONAL
|
+
|
(+)
|
(+)
|
+
|
+
|
-
|
Figure 02 : Grille d'analyse sémique.
Nous avons classé sur l'axe des ordonnées les
sèmes (en italique), sur celui des abscisses les lexèmes (en
gras). La correspondance entre un sème et un lexème est
notée + (positif), l'absence de correspondance est notée -
(négatif). Lorsque la correspondance est difficile à
établir, le signe est mis entre parenthèses ( ).
Les sèmes qu'ont en commun tous les lexèmes sont
VIOLENT et RADICAL. Ils forment ce que A. Wierzbicka nomme les
propriétés essentielles soit « le plus petit
ensemble de traits qui, pris ensemble, garantissent que tout objet qui les
possède sera généralement reconnu comme appartenant
à la catégorie en question » (1985 : 60 in Kleiber
1990 : 110). Les sèmes qui n'ont qu'un seul membre en négatif
sont ATTAQUE LA POLICE, DESTRUCTEUR, PETIT GROUPE et potentiellement
INTERNATIONAL puis les traits les moins typiques sont APOLITIQUE, MASQUÉ
et PARASITAIRE. Ce sont les propriétés prototypiques
(loc. cit.), c'est-à-dire les traits constitutifs du
prototype mais absents chez certains membres de la catégorie. Cependant,
le sème PARASITE ne s'applique qu'à un seul lexème, tous
les autres sont au moins partagés par deux sèmes. Selon le
principe d'air de famille, qui postule qu'un trait doit se
vérifier a minima chez deux membres de la catégorie, le
sème PARASITE n'est pas un trait typique de la catégorie «
manifestants violents ».
Les meilleurs exemplaires de la catégorie sont
par ordre décroissant (de celui qui a le plus de sèmes à
celui qui en a le moins) : black-blocs, émeutiers puis à
égalité, gauchistes, anarchistes et hooligans.
Cependant, ce résultat est contrasté par un certain nombre
de sèmes incertains.
60
a) La difficulté de classer des objets
sociaux
Dans notre grille, seuls casseurs et black-blocs
n'ont pas de sèmes paradoxaux (signifiés par des
parenthèses). Il est en effet compliqué, voire impossible,
d'affirmer la présence ou non de certains traits pertinents. Ce
problème s'explique par la nature des lexèmes qui
désignent des objets sociaux. En effet, la version standard,
tout comme la version étendue, s'appliquent à des objets qui sont
catégorisés via des faits biologiques ou physiques
communément admis alors que pour décrire une personne :
[...] il existe pour elles des possibilités de
classement et d'ordination beaucoup plus nombreuses que pour les objets
naturels. Selon les circonstances, les intentions de l'observateur ou ses
expériences antérieures, selon la situation dans laquelle se
trouve l'observé ou son environnement social, des catégorisations
différentes pourront être sollicitées (Huteau 1991 :
78).
Ainsi, les « émeutiers » ne sont pas
forcément masqués contrairement à l'image
stéréotypée des « casseurs », cependant de
nombreux documents que nous avons pu voir en montrent les visages cachés
par des capuches et des écharpes. De même, nous ne pouvons pas
affirmer que le sème INTERNATIONAL correspond à gauchistes
et anarchistes alors que ces deux groupes se retrouvent dans la
plupart des pays occidentaux et même au-delà. Le sème
APOLITIQUE ne correspond pas à anarchistes,
blacks-blocs ou gauchistes car ils sont rattachés
à une idéologie politique propre contrairement à
casseurs et émeutiers. Seul hooligans pose
problème pour ce trait puisque, bien que ce ne soit pas un
groupement politique, il semble être porté par une
idéologie nationaliste et raciste.
b) La différence entre degré de
prototypicalité et utilisation en discours
Le tableau montre que certains lexèmes sont très
proches du prototype. Il y a black-blocs avec six traits sur huit en
commun et surtout émeutiers avec possiblement un seul trait
différent. Pourtant, ces deux appellations sont absentes de notre corpus
de base (construit, nous le rappelons, autour du mot-pivot « casseurs
»). Pour « émeutiers », la raison est d'ordre
sémantique comme nous l'avons déjà évoqué
précédemment : notre corpus est composé de discours
construits autour des manifestations contre la loi Travail, qui sont des
manifestations politiques et ayant lieu plutôt dans les centres-villes,
ce qui rentre en conflit avec l'image des « émeutiers » des
cités. Concernant « black-blocs », l'explication de cette
absence totale est peut-être moins évidente. En l'absence de
réelles investigations, nous ne pouvons qu'émettre des
hypothèses : outre les traits révélés
par
61
l'analyse sémique, particulièrement l'absence du
sème APOLITIQUE qui est un trait typique récurent dans
les discours sur les « casseurs », on peut aussi postuler que
l'absence de « black-blocs » dans notre corpus tient de la
différence entre le discours politique et discours médiatique. Il
se peut alors que dans un souci d'économie, le terme « black-blocs
», jugé moins parlant que « casseurs » et donc moins
intéressant, ne soit pas utilisé par les politiques. En utilisant
un terme de base, le/la politique s'assure un maximum de
signifiance en un minimum de signifié, maximisant ainsi la
portée de son discours et sa propagation, comme cela a été
le cas avec la loi « anti-casseurs ». Il n'y a pas de
corrélation entre le degré d'appartenance à une
catégorie et l'apparition en discours des membres les plus prototypiques
de la catégorie, seul le prototype est utilisé.
c) Relation discursive et articulation des
lexèmes : hooligans et casseurs
Alors que les items qui ont le plus de sèmes en commun
avec le prototype sont ceux qui sont le plus souvent confondus avec lui en
discours, hooligans qui a le moins de traits typiques, n'est
jamais confondu avec « casseurs ». Cela s'explique selon nous par
l'articulation des deux lexèmes lorsque l'objet du discours est le
hooliganisme. « Casseurs » est alors utilisé dans un but
contrastif, comme lorsque le président de la Ligue de football
professionnel a accusé « une horde de casseurs venus d'ailleurs,
qui n'ont rien à voir avec le football »
(Libération, 15 mai 2013, p.23) d'être à l'origine
des violences qui ont émaillé la victoire du Paris Saint-Germain
en Coupe de France le 13 mai 2013. Le président du club a lui
évoqué une soirée « gâchée par quelques
centaines de casseurs » (loc. cit.). Les « casseurs »
sont différenciés des « hooligans »
grâce à la stratégie d'évitement mise en
place par le groupe visé dont le seul but est de se dédouaner
tout en incriminant les responsables politiques, ce qui a été le
cas lors de cet événement suite auquel Manuel Valls, alors
ministre de l'Intérieur, a été sous le feu des critiques
quant à ses choix de maintien de l'ordre (Le Parisien, 13 mai
2013). Cela renforce aussi le trait APOLITIQUE puisque hooligans appartient
à la sphère du jeu, du football alors que casseurs est
dans la sphère de la politique.
Ainsi, il ne suffit pas qu'un lexème possède le
trait définitoire de casseurs pour être amalgamé
au prototype. Cela pose la question des conditions de
nomination ou de désignation d'un objet social comme
étant « casseurs ». Suffit-il de correspondre aux
62
définitions dans les dictionnaires que nous avons
étudiées dans notre première partie ? Existe-t-il des
groupes manifestants qui utilisent les mêmes modalités d'action
sans être nommés « casseurs » ?
81. Cet événement est connu comme étant
l'affaire du « quai de Valmy ».
63
IV. CONDITIONS À LA NOMINATION DES «
CASSEURS »
L'instance prototypique casseurs semble recouvrir une
large catégorie d'objet sociaux puisqu'il désigne autant
des groupes violents considérés comme apolitique que des groupes
protestataires politiques organisés ou non. Pourtant, il semble exister
un vrai flou sémantique autour de cette notion.
|