III.1. CADRAGE THÉORIQUE
La catégorisation est fondamentale dans notre
perspective puisque c'est ce phénomène qui induit le
différentiel de traitement entre « casseurs » et «
paysans/agriculteurs » par exemple. Selon G. Kleiber, les
catégories naissent de la perception qu'ont les sujets des
propriétés d'un objet, comme cet exemple l'illustre : l'attribut
« on y mange » n'est pas intrinsèque à table
mais correspond à un savoir basé sur l'expérience du
sujet qui mange sur une table. En effet, celui/celle qui n'a jamais
mangé sur une table mais a dormi dessus ne classifiera pas table
dans « on y mange » mais dans « on y dort ». Le
processus de catégorisation est arbitraire étant donné que
le langage l'est lui-même, ainsi que subjectif puisqu'il est situé
par rapport à un « je », ce que J. Poitou a appelé la
« composante égocentrique » (2000 : 23). Pourtant, « le
concept associé à un mot n'est pas le concept individuel ou les
conceptions individuelles qu'un locuteur peut porter sur la catégorie
référentielle attaché à ce mot. Il s'agit
plutôt du concept reconnu comme étant le concept partagé
par l'ensemble de la communauté linguistique » (Kleiber 1990 : 72).
Cela nous renvoie à la distinction faite entre la dénomination
comme sens stable et la désignation comme processus «
éphémère » (Courbon et Martinez 2012 : 7172). Ainsi,
la classification n'est plus naturelle mais découle de
l'expérience, le prototype est donc une image mentale
construite « sur la base des propriétés typiques de la
catégorie » (Kleiber 1990 : 63) ; elle peut ne pas correspondre
à la réalité mais renvoyer à une image
préconçue à partir des « saillances
sémantico-référentielles » (Poitou 2000 : 23)
communes.
a) Catégorisation de « casseurs
»
Les trois niveaux de la catégorisation
G. Kleiber reprend la théorie d'E. Rosch et al.
(1976) dans laquelle est défini un modèle de
catégorisation qui s'appuie sur le niveau de base. Cette
classification s'appuie sur trois niveaux illustrés comme suit :
60. Traduit de l'allemand par « forme », la gestalt
désigne une forme structurée sous tous ses aspects
(cognitif, linguistique, sociologique, historique, psychologique ou
physique).
49
-- superordonné : animal, fruit, meuble
-- de base : chien, pomme, chaise
-- subordonné : boxer, golden, chaise pliante
(Kleiber 1990 : 83).
Par cet exemple, il démontre que le niveau de base
permet la classification car il est, par rapport aux deux autres niveaux,
le plus économique du point de vue cognitif (ibid. : 133). Mais
comment choisir entre chat et zèbre le meilleur
représentant de la catégorie animal ? « Leur
caractère de meilleur exemplaire provient de leur fréquence dans
l'expérience (direct ou indirect) qu'en ont les sujets » (loc.
cit.). Le prototype est une construction subjective, en lien avec
l'expérience socio-culturelle propre à la communauté
linguistique, qui définit les « meilleurs représentants
» d'une catégorie grâce à leur degré de
familiarité.
« Casseurs », niveau de base ou superordonné
?
Nous allons voir comment « casseurs » se classe en
définissant dans un premier temps dans quel niveau il se place. En le
classant dans le niveau de base, nous obtenons :
-- superordonné : humain
-- de base : casseurs
-- subordonné : black-blocs
Ainsi, black-bloc est subordonné car il
correspond à une image très spécifique
contrairement à casseurs qui a une forme
vague. A contrario, le terme superordonné humain ne
renvoie aucune image précise alors que casseurs possède
tous les traits des termes subordonnés et avec assez de saillances
sémantico-référentielles pour produire une
gestalt60. Nous pourrions nous interroger sur la
stabilité du terme de base qui, dans certains contextes, pourrait
peut-être fluctuer. Pourtant, il ne nous semble pas que cela soit le cas
dans notre corpus et nous allons tenter de le vérifier grâce
à l'analyse sémique.
b) Définir le prototype grâce à la
grille d'analyse sémique
Selon le DLSL, « l'analyse sémique vise
à établir la composition sémantique d'une unité
lexicale par la considération de traits sémantiques ou
sèmes, unités minimales de signification non susceptibles de
réalisation indépendante. » L'intérêt de
réaliser cette analyse sémique en grille (ou tableau) est de
pouvoir comparer le degré d'appartenance
50
des lexèmes à la catégorie par rapport
à un meilleur exemplaire (le prototype).
Nous nommerons la catégorie « manifestants
violents » puisque violent a selon toute vraisemblance une
cue validity61 très élevée. Pour
définir si « casseurs » est bien le prototype de sa
catégorie, nous allons le comparer à d'autres items lexicaux
pouvant entrer dans la catégorie « manifestants violents ».
Nous allons reprendre les lexèmes utilisés dans notre seconde
partie : « gauchistes », « anarchistes » et «
émeutiers », auxquels nous ajouterons « black blocs » et
« hooligans ». Puisqu'une image prototypique s'appuie sur des
propriétés construites, nous chercherons les traits dans
les médias puisque « ce sont les textes médiatiques qui nous
transmettent au quotidien les façons de percevoir le monde, les termes
par lesquels nous désignons les objets et les événements
autour de nous » (Lauronen 2006 : 28-29).
Les « gauchistes »
Le terme « gauchistes » a été
très utilisé en discours dans les années 1960 et 1970 pour
désigner une gauche d'opposition par rapport à une gauche
institutionnelle, scission qui correspond aujourd'hui à celle qui oppose
l'extrême-gauche à la gauche. Cette différenciation n'est
ni contemporaine, ni franco-française puisque Lénine dans La
maladie infantile du communisme parle du « gauchisme»
dans lequel il différencie notamment les gauchistes par leur
radicalisme qui les rapproche plus selon lui des anarchistes que des bolcheviks
: « ce révolutionnarisme petit-bourgeois qui a un air de
ressemblance avec l'anarchisme » (1962 : 33). Aujourd'hui encore, le terme
porte une connotation négative de radicalité et d'extrême
comme on peut le voir dans cette phrase de François de Rugy qui,
souhaitant « fédérer les écologistes
réformistes » justifie son départ d'Europe-Écologie
Les Verts « qui s'enfonce dans une dérive gauchiste » et
« un repli sectaire »62. En opposant «
réformistes » et « gauchistes », il effectue la
même distinction que le président de la République
(Hollande 17 mai : 642-648). Il a par ailleurs écrit
Écologisme ou gauchisme, il faut choisir63, un titre
évocateur avec lequel il affirme les
61. « La cue validity » est le
degré de prédictibilité pour une catégorie d'une
propriété ou d'un attribut d'un objet (cue). [...] Un
attribut présente donc une cue validity élevée
dans une catégorie si un grand nombre de membres de la catégorie
le possèdent et si, en revanche, peu de membres de catégories
opposées le vérifient » (Kleiber 1990 : 75).
62. Besse Desmoulières R., « François de
Rugy : Pour moi, EELV, c'est fini », Le Monde [en ligne], 27 août
2015 [consulté le 06 février 2017].
63. Rugy F. (2015). Ecologie ou gauchisme, il faut
choisir, Paris, L'Archipel.
51
différences antinomiques de ces deux courants
politiques. Cependant, les personnes ainsi stigmatisées peuvent se
réapproprier le stigmate : c'est ce qu'a appelé E. Goffman le
« stigmate retourné » (1963). Il semble que ce soit la
stratégie de Daniel Cohn-Bendit qui a publié sous forme de
réponse au texte de Lénine, Le Gauchisme, remède
à la maladie sénile du communisme, dans lequel il semble
signifier que les communistes n'ont pas été assez loin, mais cela
tient sûrement plus du combat éternel entre trotskistes et
bolcheviques.
Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, a
déclaré en 1986 suite à la mort de Malik Oussekine lors
des manifestations contre le projet de loi Devaquet, que les étudiante-s
étaient manipulé-e-s par : « les professionnels de la
déstabilisation, gauchistes et anarchistes de tout poil et de toutes
nationalités », des gauchistes antidémocratiques « qui
refusent le verdict du suffrage universel » et « qui veulent, par la
rue, renverser le gouvernement et les institutions de la Ve République
» (Le Monde, 9 décembre 198664). Les «
gauchistes » sont « radicaux », mais aussi des « groupes
disparates » (Le Monde, 11 septembre 196865) qui
agissent en « commandos » (Le Monde, 16 septembre
196866) et peuvent même accepter « l'usage de la violence
» contre leurs ennemis (Le Monde, 20 juin 201667).
Les « anarchistes »
La charge sémantique du terme « anarchistes »
est très importante tant pour des raisons historiques que politiques.
Né au XIXe siècle notamment sous l'impulsion de P.-J.
Proudhon (Qu'est-ce que la propriété ?, 1810),
l'anarchisme se nourrit des théoriciens et théoriciennes qui ont
formé une multitude de courants très différents les uns
des autres. Ainsi M. Steiner est le fondateur de l'anarchisme individualiste
(L'Unique et sa propriété, 1845), M. Bakounine (Dieu
et l'État, 1871) a imaginé un anarchisme collectiviste (plus
connu aujourd'hui sous l'appellation de « socialisme libertaire »),
les oeuvres du russe P.
64. « La mort injuste et douloureuse d'un
étudiant », Le Monde [en ligne], 9 décembre 1986
[consulté le 06 février 2017].
65. Denuzière M., « Les premiers accusés
interrogés nient avoir voulu renverser le régime », Le
Monde [en ligne]) , 11 septembre 1968 [consulté le 06
février 2017].
66. « ?? L'humanité» et le ??commando»
de M. Geismar » , Le Monde [en ligne], 16 septembre 1968
[consulté le 06 février 2017].
67. Lazar M., « L'ultragauche est engagée dans une
logique de confrontation avec l'État », Le Monde [en
ligne], 20 juin 2016 [consulté le 06 février 2017].
68. Robin M., « Sacco et Vanzetti : et l'Amérique
s'en prit à ses migrants », Le Monde [en ligne], 18
août 2017 [consulté le 08 février 2017].
52
Kropotkine et de l'italien E. Malatesta ont largement
contribué à l'élaboration du communisme libertaire qui a
lui même jeté les bases de l'anarcho-syndicalisme. Mais c'est au
XXe siècle que la pensée anarchiste s'est vraiment
développée au travers de l'anarcha-féminisme avec comme
figure de proue E. Goldman (La tragédie de l'émancipation
féminine, 1906), l'anarchisme chrétien dont Léon
Tolstoï serait la figure la plus représentative (Maitron 1992 :
183), l'anarchisme non-violent ainsi que l'anarcho-punk et l'anarchisme queer.
Il se développe dans le même temps un anarchisme de droite dont la
plus célèbre figure est sûrement Louis-Ferdinand
Céline (F. Richard : 1997) et dont la forme la plus radicale est
l'anarcho-capitalisme. L'anarchisme en tant que tel n'est rien de précis
puisqu'il représente une infinité de pensées politiques et
philosophiques qui peuvent, dans certains cas, être même
antinomiques.
Qu'entend-on lorsqu'un-e individu-e ou un groupe est
qualifié d' « anarchiste » ? Selon D. Guérin, il ne
resterait qu'une « vision tendancieuse » de l'anarchisme qui serait
« individualiste », « réfractaire à toute
organisation », « inapte à l'unité » (2011 : 9).
De plus, ne serait conservé de l'anarchisme que « le terrorisme,
l'attentat individuel, la propagande par les explosifs » (loc.
cit.), ce que les anarchistes nomment propagande par le fait.
L'Histoire a notamment retenu le meurtre de Sadi Carnot en 1984 par un
anarchiste italien, Sante Geronimo Caserio, après le rejet des
grâces de Ravachol, d'Auguste Vaillant et d'Émile Henry, trois
anarchistes ayant perpétré des attentats (Fraimbois 2016 : 25).
Cette vague d'attentats a provoqué la promulgation des lois
scélérates et le meurtre de Sadi Carnot a amené le
parlement à faire interdire les mouvements anarchistes. Votées en
1894, elles n'ont été abrogées qu'en 1992, ce qui peut
expliquer pourquoi les anarchistes sont encore aujourd'hui perçu-e-s si
négativement.
Justement, quel est le traitement en discours des anarchistes
dans la presse ? L'item est assez peu présent et se retrouve soit dans
des articles historiques (« Sacco et Vanzetti : et l'Amérique s'en
prit à ses migrants68 », Le Monde, 18
août 2017), soit dans des articles sur la Grèce où les
mouvements anarchistes sont très actifs depuis la crise
financière. Dans un article du quotidien La Croix
consacré à la Grèce, les « anarchistes »
« se fondent dans les manifestations », « jettent des pierres,
brûlent des voitures et affrontent la police » (« La
53
manifestation d'Athènes fait trois morts69
», La Croix, 6 mai 2010). 20 Minutes interroge la
sociologue Sylvaine Bulle :
Il y a d'un côté les anarchistes [...]
affiliés et coordonnés, qui sont généralement en
début de cortège et ne sont pas cagoulés. C'est un groupe
organisé qui défend l'idée d'une violence structurelle
contre des cibles symboliques contre des objets de pouvoirs (voitures de luxe,
banques...) et qui peuvent affronter les forces de l'ordre («
Manifestations du 1er mai : qui sont les casseurs ? », 20
Minutes, 1 mai 201670).
Elle les oppose à une « mouvance
insurrectionnaliste » qui partage les traits sémantiques de «
black blocs ». Nous remarquons que l'anarchisme est une sorte de
dénominateur commun aux dénominations des manifestant-e-s
qualifié-e-s de violent-e-s au point d'en perdre quasiment son autonomie
discursive.
Les « black-blocs »
Selon F. Dupuis-Déri, « les black-blocs sont
apparus à Berlin Ouest pendant l'hiver de 1980 alors que les policiers
vidaient brutalement des squats de militants du mouvement autonome » (2003
: 74). L'item black bloc a été inventé par la
police allemande pour nommer ces cortèges de manifestant-e-s
vêtu-e-s en noir, le visage dissimulé, ce qui empêche, du
moins dans un premier temps, toute identification. Alors que « le black
bloc est un type d'action collective, une tactique » (loc. cit.),
il a peu à peu servi à désigner les manifestant-e-s
utilisant cette tactique. Ce glissement s'observe notamment depuis une
quinzaine d'années dans les médias qui font du black bloc
un sujet récurent bien que visiblement toujours mystérieux :
« Violences dans les manifestations, qui sont les Black-blocs ? »,
La Croix, 2 mai 2016 ; « Manifestations anti-FN, anti-NDDL,
anti-loi travail... Qui sont les Black Blocs ? », France 24, 3
mai 2017 ; « Qui sont les Black-blocs, Libération, 23
février 201471 ; « Sommet du G20 : qui sont les Black
Blocs, ces émeutiers attendus par la police ? », Le
Parisien, 6 juillet 201772 . Si mystérieux qu'il
n'existe pas de graphie unique. Ces questionnements ne sont d'ailleurs pas
propres à la France puisqu'on les trouve également au
Québec (« Qui sont les Black blocs ? », TVA Nouvelle,
15 mars
69. « La manifestation d'Athènes fait trois morts
», La Croix [en ligne], 5 mai 2010 [consulté le 08
février 2017].
70. Bancaud D., « Manifestations du 1er mai :
qui sont les casseurs? », 20 minutes [en ligne], 1er
mai 2016 [consulté le 08 février 2017].
71. « Qui sont les ?Black blocs»? »,
Libération [en ligne], 23 février 2014 [consulté
le 18 avril 2017].
72. Baheux R., « Sommet du G20 : qui sont les Black
blocs, ces émeutiers attendus par la police? », Le Parisien
[en ligne], 6 juillet 2017 [consulté le 8 août 2017].
54
201273), aux États-Unis (« G-20
summit protests: What is a Black Bloc? », USA Today, 2
février 201774) ou en Grande-Bretagne (« Black Bloc
anarchists emerge », BBC, 1 février 2013). Même s'il
est souvent amalgamé à « casseurs », il a quand
même son identité propre. Pour identifier les traits qui
construisent l'image de « black bloc », nous nous appuierons sur
l'article de Libération sus-cité (cf. note de bas de
page 68) et une vidéo de LCI intitulée « G20 : qui
sont les Black Blocs, ces groupuscules anarchistes au coeur des violences
à Hambourg ?75 ».
Selon l'article de Libération, ce sont des
« jeunes, hostiles aux institutions, masqués et vêtus de noir
» qui auraient « une haine des forces de l'ordre. » Un
porte-parole du ministère de l'Intérieur explique que leur
objectif « est de commettre des actions illégales, en formant une
foule anonyme non identifiable. » De plus, « leur action se veut
spontanée, hors cadre syndical ou politique. » Dans la vidéo
explicative de LCI, le black bloc est défini comme
« un mouvement anarchiste altermondialiste issu de l'extrême gauche
radicale » composé de membres qui sont « hostiles aux
institutions mais [sic] agissent hors cadre politique. » Ils sont
« composés de plusieurs nationalités » ce qui leur
permet d'agir partout où « les grandes puissances se
réunissent. » « Ses membres vouent une haine envers les forces
de l'ordre et les médias » et « veulent rester anonymes.
» De plus, « ils prônent l'action violente. »
Les « hooligans »
Le cas des hooligans est intéressant en cela qu'ils
sont très proches des « casseurs » dans le
traitement médiatique qui en est fait, mais tout en étant
rarement confondus. On peut toutefois noter que cela a tendance à
s'inverser à mesure que l'item « casseurs » se propage dans
les discours76. Cette différenciation tient beaucoup à
la nature du hooliganisme qui est intrinsèquement lié au football
depuis la fin du XIXe siècle et au fait qu'il s'agit d'un
phénomène mondial né en Grande-Bretagne, cela explique
pourquoi la
73. Villeneuve J.-F., « Qui sont les Black blocs?
», TVA Nouvelles [en ligne], 15 mars 2012 [consulté le 18
avril 2017].
74. Rossman S., « G-20 summit protests : What is a
Black-bloc? » USA Today [en ligne], 2 février 2017
[consulté le 18 avril 2017].
75. « Vidéo - G20: Qui sont les Black Blocs, ces
groupuscules anarchistes au coeur des violences à Hambourg? »,
LCI [en ligne], 7 juillet 2017 [consulté le 8 août
2017].
76. À titre d'exemple, nos recherches sur Europresse
renvoient pour « hooligans » 39054 documents contre 912 pour «
hooligans » et « casseurs » (avec comme options « toutes
les archives » et « dans tout le contenu ») ce qui montre que le
terme « hooligans » est largement utilisé seul pour nommer
l'objet du
55
dénomination indigène a été
conservée. De plus, il n'y a aucune remise en question de type politique
ou sociétale, ce qui nous motive à ne pas les classer comme
« groupe manifestant utilisant la violence comme moyen d'action. »
Cependant, il s'agit bien d'un groupe social qui « se donne à voir
» selon la terminologie de Patrick Champagne (1984 : 20), puisque les
hooligans se filment et diffusent eux-mêmes leurs affrontements sur
internet mais ceux-ci n'impliquent que très rarement d'autres acteurs
sociaux tels que la police.
Plusieurs traits distinctifs créent une image
discursive du hooligan dans les médias mais ce qui ressort en
majorité, ce sont les liens qui unissent hooligans et
extrême-droite : « Les fachos voulaient une photo,
ils ont réussi » (Le Monde, 29 mars 2016, p.3) ; « En
Allemagne, l'ombre de l'extrême droite. Les hooligans y sont plus
politisés et organisés. »
(Libération, 23 juin 1998, p.3-4). En effet,
il semble que le nationalisme soit un des carburants qui pousse ces supporters
à s'affronter en dehors des stades. À l'occasion du match
opposant Paris à Chelsea, des supporters du club anglais ont
empêché de monter à bord du métro un homme noir puis
ont scandé : « We're racist, we're racist and that's the way we
like it 77» 78. Une autre particularité
était de les présenter comme étant sous l'empire de
l'alcool mais les derniers articles parus sur le sujet, notamment à
l'occasion de l'Euro 2016, infirment cette croyance (Le Figaro, 20
juin 2016, p.20 ; Le Monde, 14 juin 2016, p.16 ; Le Monde, 16
juin 2016, p.18).
Les « émeutiers »
Comme nous pouvons le constater dans les annexes 01 et 02, la
dénotation
d' « émeutiers »
connaît une certaine stabilité dans les discours (du
moins dans le journal Le Monde). Les pics de fréquence, en 1960
et en 2001 correspondent à l'acmé de la Guerre d'Algérie
et à la seconde invasion de l'Afghanistan par les États-Unis
suite aux attentats du World Trade Center.
25
34
27
129
35
15
31
110
35
17
30
64
12
Dates
Occurrences
discours. Il se peut cependant qu'il y ait une réelle
évolution et que les deux dénominations vont se substituer l'une
à l'autre mais il est encore trop tôt pour l'affirmer.
77. « Nous sommes racistes, nous sommes racistes et c'est
notre façon d'être » (notre traduction).
78. Chrisafis A., Dodd V., Conn D., « Paris police
launch inquiry after Chelsea fans seen abusing black man on film »,
The Guardian [en ligne], 18 février 2015 [consulté le 15
avril 2017].
79. Sur ce point, voir par exemple la liste des victimes («
Qui sera le prochain ? ») répertoriées par le collectif
Urgence notre police assassine sur leur site internet du même
nom.
56
Figure 01. L'item « émeutiers » dans
Le Monde. Nous avons relevé le nombre d'occurrences du
terme « émeutiers » dans le
journal Le Monde par année (du 01 janvier au 31 décembre) dans
tout le texte. Les années où le nombre d'occurrences est le plus
élevé sont en gras.
Il semblerait que les items « émeutes » et
« émeutiers » s'appliquent majoritairement
pour désigner des faits internationaux et dans une moindre mesure, les
révoltes dans les cités françaises. Selon S. Lauronen
(2006), qui a étudié l'utilisation du lexème «
émeutier » dans Le Figaro et Libération lors des
émeutes de novembre 2005, le prototype de l'émeutier est un
homme, jeune et racisé*, déscolarisé ou au chômage,
qui habite dans un « quartier populaire ». Le terme «
émeutes » tend à être remplacé par des
désignations telles que « violences urbaines », « qui
émane directement de l'expertise policière » (2006 : 30), ou
« événements des banlieues » (ibid. : 31) qui fait
écho aux « événements d'Algérie ».
Cependant, la désignation qui prédomine depuis les années
1980 est « crise des banlieues », à tel point que pour
l'auteure, « il s'agit plutôt d'une dénomination qu'une
désignation » (loc. cit.). Les émeutes
surviennent généralement à la suite d'une « bavure
policière »79, ce qui explique le choix lexical
puisqu'il semblerait que c'est bien sous le coup de l'émotion qu'une
émeute éclate, correspondant complètement à la
racine du mot esmeut, émouvoir en ancien français. Cependant, la
connotation politique du terme semble s'effacer au profit d'une dimension
opportuniste. C'est pourquoi un trait partagé entre les deux journaux
est le caractère irréfléchi des émeutiers.
L'auteure relève plusieurs traits typiques constitutifs d'
« émeutiers » :
- brûle des voitures, écoles ou poubelles
- affronte les forces de l'ordre là ou les émeutes
se font
- fabrique, lance ou porte des cocktails Molotov
- nuit à la circulation des transports publics
- agresse ses concitoyens au sein des émeutes (ibid.
: 38).
Ils apparaissent aux côtés d'autres traits
: « jeune », « étranger » et « incendiaire
» notamment. Les émeutes diffèrent des manifestations
violentes puisqu'elles sont spontanées, sans organisation et que les
émeutiers n'ont ni banderole, ni slogan, ni mot d'ordre
(Mucchielli et Aït-Omar 2007 : 138). Cependant, les
modalités d'actions mises en places lors d'une émeute ressemblent
à celles des « casseurs » des manifestations si on en croit
l'étude de M. Mazars (2007), cité notamment dans Mucchielli et
Aït-Omar (2007),
57
qui analyse le profil des majeurs interpellés lors des
émeutes de novembre 2005. Il n'y a que des hommes de 18 à 21 ans,
interpellés pour trois faits distincts : violences sur personnes
dépositaires de l'autorité publique (33%),
dégradations/destructions de biens publics (29%) et détention
d'engins ou de substances prohibées (14%). Ce sont les mêmes
délits qui sont imputés aux « casseurs », ce qui
implique que l'on retrouve aussi des similarités dans les discours.
Un autre trait saillant relevé est l'amalgame
fait entre la figure de l' « émeutier » et celle du «
délinquant ». C'est le cas lorsque le locataire de la Place
Beauvau, Nicolas Sarkozy, annonce devant l'assemblée
nationale suite aux émeutes que « 75 à 80 % des personnes
interpellées ces derniers jours pour des faits de violences urbaines
sont déjà connues pour de nombreux méfaits » et de
continuer :
Dans des lieux même qui font l'actualité, nous
avons frappé tout au long des derniers mois :
- en Seine Saint-Denis à Sevran dans la cité des
Beaudottes, nous avons, en septembre, démantelé un trafic de
contrefaçons. 6500 objets ont été saisis ;
- toujours en Seine Saint-Denis, à Montfermeil, nous
avons, en septembre, démantelé un réseau d'aide à
l'immigration irrégulière. 26 personnes ont été
placées en garde à vue, 4 ont été
écroués [sic], 10 ont fait l'objet d'un APRF. Le 25
octobre, c'est un autre réseau - celui-ci de trafic de cannabis ! -
sévissant sur les secteurs Montfermeil, du Raincy et de
Clichy-sous-Bois, qui est interpellé et dont quatre des membres sont
écroués. 38 kilos de résine de cannabis, 4900 euros, un
véhicule Mercedes, sont saisis. Plusieurs comptes bancaires, patrimoines
immobiliers et enseignes commerciales au nom de la famille des principaux
organisateurs, sont découverts ;
- dans le Nord, à Roubaix, en octobre, 25 individus ont
été placés en garde à vue, 12
écroués, 26 armes ont été saisies.
- à Dijon, fin septembre, un réseau a
été brisé. 12 individus ont été
interpellés pour trafic de stupéfiant. 5 Kg de cannabis, 2,5
kilogrammes d'héroïne, d'ecstasy et de cocaïne ont
été saisis.
À ce jour, dix opérations lourdes sont
programmées dans les cités sensibles. Elles concernent les
trafics de toute nature et devraient conduire à l'interpellation de
plusieurs dizaines d'individus suspects (Nicolas Sarkozy, 15 novembre 2005).
La stratégie gouvernementale est de lier en une seule
image les « émeutiers » et les « délinquants
» pour décrédibiliser les acteurs dans le but de
dépolitiser les émeutes en faisant passer les «
émeutiers » pour des jeunes désoeuvrés qui ne
respectent aucune loi.
Il y a entre ces lexèmes un « air de famille
» certain qu'il faut cependant vérifier et quantifier. Maintenant
que nous avons défini les items lexicaux, nous allons définir les
sèmes qui nous permettrons de les comparer à « casseurs
».
80. G. Kleiber s'appuie pour ce point sur l'analyse de A.
Wierzbicka (1985).
58
Les sèmes constitutifs de casseurs
Pour définir les traits pertinents nous
allons, suivant G. Kleiber80, essayer de ne garder que les «
données conceptuelles présumées partagées »
puisque ce sont les seules qui « manifestent à un endroit
donné ou à un autre, une pertinence qu'on peut appeler «
linguistique » » (1990 : 110). Nous avons donc relevé les
« données conceptuelles" dans notre corpus (groupes nominaux,
adjectifs et groupes verbaux), puis nous les avons regroupé en tableau,
ce qui nous a permis de dégager neuf faisceaux de
propriétés (ibid.: 91) qui composent casseurs
: VIOLENT, DESTRUCTEUR, MASQUÉ, APOLITIQUE, ATTAQUE LA POLICE,
PETIT GROUPE, RADICAL, PARASITAIRE ET INTERNATIONAL.
VIOLENT regroupe l'idée que le groupe serait
intrinsèquement violent ou bien qu'il revendique la violence comme outil
en manifestation (El Khomri 11 avril : 98 ; Baylet 3 mai : 156-157 ;
Cazeneuve 3 mai : 35 ; Hollande 17 mai : 540-543 ;
Cazeneuve 19 mai : 67 ; Touraine 19 mai : 51 ; Valls 19
mai : 33 ; Cazeneuve 19 juin : 24-25 ; Valls 15 juin :
136 ; Hollande 30 juin : 46 ). MASQUÉ concerne le groupe qui
utilise l'anonymat comme tactique (Valls 19 mai : 345-346). RADICAL
désigne le jugement émis vis-à-vis des revendications ou
du comportement du groupe manifestant (Cazeneuve 3 mai : 336 ;
Hollande 30 juin : 47 ; Valls 19 mai : 335). APOLITIQUE
(Hollande 17 mai : 540-541 ; Touraine 19 mai : 27-2),
DESTRUCTEUR (Baylet 3 mai :98 ; Hollande 17 mai : 571 ;
Touraine 19 mai : 27, 71 ; Hollande 30 juin : 47) et ATTAQUE
LA POLICE (Baylet 3 mai : 72 ; Cazeneuve 19 mai : 44 ;
Touraine 19 mai : 18, 19 ; Valls 19 mai : 32-35, 137 ;
Cazeneuve 14 septembre : 160) sont des « accusations d'intentions
» (cf. infra.). PETIT GROUPE renvoie au modus operandi
(Cazeneuve 19 mai : 336, 347, 393 ; Valls 19 mai : 167, 359,
363 ; Hollande 30 juin : 47, 54 ; Valls 15 juin : 121).
PARASITAIRE s'applique au groupe qui n'assume pas l'acte manifestant en se
greffant « en marge » d'une manifestation pour la «
détourner » (Baylet 3 mai : 32 ; Cazeneuve 3 mai : 31, 32
; Touraine 19 mai : 43-44 ; Valls 19 mai : 67, 86 ;
Cazeneuve 14 juin : 20 ; Valls 15 juin : 6, 55, 98, 131).
INTERNATIONAL ne définit pas l'aspect international d'un mouvement ou
d'un groupe, mais plutôt l'idée qu'un groupe présent pour
une action est composé de plusieurs nationalités (Hollande 17
mai : 563-566 ; Valls 15 juin : 135).
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