WOW !! MUCH LOVE ! SO WORLD PEACE !
Fond bitcoin pour l'amélioration du site: 1memzGeKS7CB3ECNkzSn2qHwxU6NZoJ8o
  Dogecoin (tips/pourboires): DCLoo9Dd4qECqpMLurdgGnaoqbftj16Nvp


Home | Publier un mémoire | Une page au hasard

 > 

Ce que "casseur" veut dire. La figure de l'ennemi dans le discours politique

( Télécharger le fichier original )
par Pierre CHARTIER
Université de Bretagne Occidentale - Master 1 2017
  

précédent sommaire suivant

Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy

III.1. CADRAGE THÉORIQUE

La catégorisation est fondamentale dans notre perspective puisque c'est ce phénomène qui induit le différentiel de traitement entre « casseurs » et « paysans/agriculteurs » par exemple. Selon G. Kleiber, les catégories naissent de la perception qu'ont les sujets des propriétés d'un objet, comme cet exemple l'illustre : l'attribut « on y mange » n'est pas intrinsèque à table mais correspond à un savoir basé sur l'expérience du sujet qui mange sur une table. En effet, celui/celle qui n'a jamais mangé sur une table mais a dormi dessus ne classifiera pas table dans « on y mange » mais dans « on y dort ». Le processus de catégorisation est arbitraire étant donné que le langage l'est lui-même, ainsi que subjectif puisqu'il est situé par rapport à un « je », ce que J. Poitou a appelé la « composante égocentrique » (2000 : 23). Pourtant, « le concept associé à un mot n'est pas le concept individuel ou les conceptions individuelles qu'un locuteur peut porter sur la catégorie référentielle attaché à ce mot. Il s'agit plutôt du concept reconnu comme étant le concept partagé par l'ensemble de la communauté linguistique » (Kleiber 1990 : 72). Cela nous renvoie à la distinction faite entre la dénomination comme sens stable et la désignation comme processus « éphémère » (Courbon et Martinez 2012 : 7172). Ainsi, la classification n'est plus naturelle mais découle de l'expérience, le prototype est donc une image mentale construite « sur la base des propriétés typiques de la catégorie » (Kleiber 1990 : 63) ; elle peut ne pas correspondre à la réalité mais renvoyer à une image préconçue à partir des « saillances sémantico-référentielles » (Poitou 2000 : 23) communes.

a) Catégorisation de « casseurs »

Les trois niveaux de la catégorisation

G. Kleiber reprend la théorie d'E. Rosch et al. (1976) dans laquelle est défini un modèle de catégorisation qui s'appuie sur le niveau de base. Cette classification s'appuie sur trois niveaux illustrés comme suit :

60. Traduit de l'allemand par « forme », la gestalt désigne une forme structurée sous tous ses aspects (cognitif, linguistique, sociologique, historique, psychologique ou physique).

49

-- superordonné : animal, fruit, meuble

-- de base : chien, pomme, chaise

-- subordonné : boxer, golden, chaise pliante (Kleiber 1990 : 83).

Par cet exemple, il démontre que le niveau de base permet la classification car il est, par rapport aux deux autres niveaux, le plus économique du point de vue cognitif (ibid. : 133). Mais comment choisir entre chat et zèbre le meilleur représentant de la catégorie animal ? « Leur caractère de meilleur exemplaire provient de leur fréquence dans l'expérience (direct ou indirect) qu'en ont les sujets » (loc. cit.). Le prototype est une construction subjective, en lien avec l'expérience socio-culturelle propre à la communauté linguistique, qui définit les « meilleurs représentants » d'une catégorie grâce à leur degré de familiarité.

« Casseurs », niveau de base ou superordonné ?

Nous allons voir comment « casseurs » se classe en définissant dans un premier temps dans quel niveau il se place. En le classant dans le niveau de base, nous obtenons :

-- superordonné : humain

-- de base : casseurs

-- subordonné : black-blocs

Ainsi, black-bloc est subordonné car il correspond à une image très spécifique

contrairement à casseurs qui a une forme vague. A contrario, le terme superordonné humain ne renvoie aucune image précise alors que casseurs possède tous les traits des termes subordonnés et avec assez de saillances sémantico-référentielles pour produire une gestalt60. Nous pourrions nous interroger sur la stabilité du terme de base qui, dans certains contextes, pourrait peut-être fluctuer. Pourtant, il ne nous semble pas que cela soit le cas dans notre corpus et nous allons tenter de le vérifier grâce à l'analyse sémique.

b) Définir le prototype grâce à la grille d'analyse sémique

Selon le DLSL, « l'analyse sémique vise à établir la composition sémantique d'une unité lexicale par la considération de traits sémantiques ou sèmes, unités minimales de signification non susceptibles de réalisation indépendante. » L'intérêt de réaliser cette analyse sémique en grille (ou tableau) est de pouvoir comparer le degré d'appartenance

50

des lexèmes à la catégorie par rapport à un meilleur exemplaire (le prototype).

Nous nommerons la catégorie « manifestants violents » puisque violent a selon toute vraisemblance une cue validity61 très élevée. Pour définir si « casseurs » est bien le prototype de sa catégorie, nous allons le comparer à d'autres items lexicaux pouvant entrer dans la catégorie « manifestants violents ». Nous allons reprendre les lexèmes utilisés dans notre seconde partie : « gauchistes », « anarchistes » et « émeutiers », auxquels nous ajouterons « black blocs » et « hooligans ». Puisqu'une image prototypique s'appuie sur des propriétés construites, nous chercherons les traits dans les médias puisque « ce sont les textes médiatiques qui nous transmettent au quotidien les façons de percevoir le monde, les termes par lesquels nous désignons les objets et les événements autour de nous » (Lauronen 2006 : 28-29).

Les « gauchistes »

Le terme « gauchistes » a été très utilisé en discours dans les années 1960 et 1970 pour désigner une gauche d'opposition par rapport à une gauche institutionnelle, scission qui correspond aujourd'hui à celle qui oppose l'extrême-gauche à la gauche. Cette différenciation n'est ni contemporaine, ni franco-française puisque Lénine dans La maladie infantile du communisme parle du « gauchisme» dans lequel il différencie notamment les gauchistes par leur radicalisme qui les rapproche plus selon lui des anarchistes que des bolcheviks : « ce révolutionnarisme petit-bourgeois qui a un air de ressemblance avec l'anarchisme » (1962 : 33). Aujourd'hui encore, le terme porte une connotation négative de radicalité et d'extrême comme on peut le voir dans cette phrase de François de Rugy qui, souhaitant « fédérer les écologistes réformistes » justifie son départ d'Europe-Écologie Les Verts « qui s'enfonce dans une dérive gauchiste » et « un repli sectaire »62. En opposant « réformistes » et « gauchistes », il effectue la même distinction que le président de la République (Hollande 17 mai : 642-648). Il a par ailleurs écrit Écologisme ou gauchisme, il faut choisir63, un titre évocateur avec lequel il affirme les

61. « La cue validity » est le degré de prédictibilité pour une catégorie d'une propriété ou d'un attribut d'un objet (cue). [...] Un attribut présente donc une cue validity élevée dans une catégorie si un grand nombre de membres de la catégorie le possèdent et si, en revanche, peu de membres de catégories opposées le vérifient » (Kleiber 1990 : 75).

62. Besse Desmoulières R., « François de Rugy : Pour moi, EELV, c'est fini », Le Monde [en ligne], 27 août 2015 [consulté le 06 février 2017].

63. Rugy F. (2015). Ecologie ou gauchisme, il faut choisir, Paris, L'Archipel.

51

différences antinomiques de ces deux courants politiques. Cependant, les personnes ainsi stigmatisées peuvent se réapproprier le stigmate : c'est ce qu'a appelé E. Goffman le « stigmate retourné » (1963). Il semble que ce soit la stratégie de Daniel Cohn-Bendit qui a publié sous forme de réponse au texte de Lénine, Le Gauchisme, remède à la maladie sénile du communisme, dans lequel il semble signifier que les communistes n'ont pas été assez loin, mais cela tient sûrement plus du combat éternel entre trotskistes et bolcheviques.

Charles Pasqua, alors ministre de l'Intérieur, a déclaré en 1986 suite à la mort de Malik Oussekine lors des manifestations contre le projet de loi Devaquet, que les étudiante-s étaient manipulé-e-s par : « les professionnels de la déstabilisation, gauchistes et anarchistes de tout poil et de toutes nationalités », des gauchistes antidémocratiques « qui refusent le verdict du suffrage universel » et « qui veulent, par la rue, renverser le gouvernement et les institutions de la Ve République » (Le Monde, 9 décembre 198664). Les « gauchistes » sont « radicaux », mais aussi des « groupes disparates » (Le Monde, 11 septembre 196865) qui agissent en « commandos » (Le Monde, 16 septembre 196866) et peuvent même accepter « l'usage de la violence » contre leurs ennemis (Le Monde, 20 juin 201667).

Les « anarchistes »

La charge sémantique du terme « anarchistes » est très importante tant pour des raisons historiques que politiques. Né au XIXe siècle notamment sous l'impulsion de P.-J. Proudhon (Qu'est-ce que la propriété ?, 1810), l'anarchisme se nourrit des théoriciens et théoriciennes qui ont formé une multitude de courants très différents les uns des autres. Ainsi M. Steiner est le fondateur de l'anarchisme individualiste (L'Unique et sa propriété, 1845), M. Bakounine (Dieu et l'État, 1871) a imaginé un anarchisme collectiviste (plus connu aujourd'hui sous l'appellation de « socialisme libertaire »), les oeuvres du russe P.

64. « La mort injuste et douloureuse d'un étudiant », Le Monde [en ligne], 9 décembre 1986 [consulté le 06 février 2017].

65. Denuzière M., « Les premiers accusés interrogés nient avoir voulu renverser le régime », Le Monde [en ligne]) , 11 septembre 1968 [consulté le 06 février 2017].

66. « ?? L'humanité» et le ??commando» de M. Geismar » , Le Monde [en ligne], 16 septembre 1968 [consulté le 06 février 2017].

67. Lazar M., « L'ultragauche est engagée dans une logique de confrontation avec l'État », Le Monde [en ligne], 20 juin 2016 [consulté le 06 février 2017].

68. Robin M., « Sacco et Vanzetti : et l'Amérique s'en prit à ses migrants », Le Monde [en ligne], 18 août 2017 [consulté le 08 février 2017].

52

Kropotkine et de l'italien E. Malatesta ont largement contribué à l'élaboration du communisme libertaire qui a lui même jeté les bases de l'anarcho-syndicalisme. Mais c'est au XXe siècle que la pensée anarchiste s'est vraiment développée au travers de l'anarcha-féminisme avec comme figure de proue E. Goldman (La tragédie de l'émancipation féminine, 1906), l'anarchisme chrétien dont Léon Tolstoï serait la figure la plus représentative (Maitron 1992 : 183), l'anarchisme non-violent ainsi que l'anarcho-punk et l'anarchisme queer. Il se développe dans le même temps un anarchisme de droite dont la plus célèbre figure est sûrement Louis-Ferdinand Céline (F. Richard : 1997) et dont la forme la plus radicale est l'anarcho-capitalisme. L'anarchisme en tant que tel n'est rien de précis puisqu'il représente une infinité de pensées politiques et philosophiques qui peuvent, dans certains cas, être même antinomiques.

Qu'entend-on lorsqu'un-e individu-e ou un groupe est qualifié d' « anarchiste » ? Selon D. Guérin, il ne resterait qu'une « vision tendancieuse » de l'anarchisme qui serait « individualiste », « réfractaire à toute organisation », « inapte à l'unité » (2011 : 9). De plus, ne serait conservé de l'anarchisme que « le terrorisme, l'attentat individuel, la propagande par les explosifs » (loc. cit.), ce que les anarchistes nomment propagande par le fait. L'Histoire a notamment retenu le meurtre de Sadi Carnot en 1984 par un anarchiste italien, Sante Geronimo Caserio, après le rejet des grâces de Ravachol, d'Auguste Vaillant et d'Émile Henry, trois anarchistes ayant perpétré des attentats (Fraimbois 2016 : 25). Cette vague d'attentats a provoqué la promulgation des lois scélérates et le meurtre de Sadi Carnot a amené le parlement à faire interdire les mouvements anarchistes. Votées en 1894, elles n'ont été abrogées qu'en 1992, ce qui peut expliquer pourquoi les anarchistes sont encore aujourd'hui perçu-e-s si négativement.

Justement, quel est le traitement en discours des anarchistes dans la presse ? L'item est assez peu présent et se retrouve soit dans des articles historiques (« Sacco et Vanzetti : et l'Amérique s'en prit à ses migrants68 », Le Monde, 18 août 2017), soit dans des articles sur la Grèce où les mouvements anarchistes sont très actifs depuis la crise financière. Dans un article du quotidien La Croix consacré à la Grèce, les « anarchistes » « se fondent dans les manifestations », « jettent des pierres, brûlent des voitures et affrontent la police » (« La

53

manifestation d'Athènes fait trois morts69 », La Croix, 6 mai 2010). 20 Minutes interroge la sociologue Sylvaine Bulle :

Il y a d'un côté les anarchistes [...] affiliés et coordonnés, qui sont généralement en début de cortège et ne sont pas cagoulés. C'est un groupe organisé qui défend l'idée d'une violence structurelle contre des cibles symboliques contre des objets de pouvoirs (voitures de luxe, banques...) et qui peuvent affronter les forces de l'ordre (« Manifestations du 1er mai : qui sont les casseurs ? », 20 Minutes, 1 mai 201670).

Elle les oppose à une « mouvance insurrectionnaliste » qui partage les traits sémantiques de « black blocs ». Nous remarquons que l'anarchisme est une sorte de dénominateur commun aux dénominations des manifestant-e-s qualifié-e-s de violent-e-s au point d'en perdre quasiment son autonomie discursive.

Les « black-blocs »

Selon F. Dupuis-Déri, « les black-blocs sont apparus à Berlin Ouest pendant l'hiver de 1980 alors que les policiers vidaient brutalement des squats de militants du mouvement autonome » (2003 : 74). L'item black bloc a été inventé par la police allemande pour nommer ces cortèges de manifestant-e-s vêtu-e-s en noir, le visage dissimulé, ce qui empêche, du moins dans un premier temps, toute identification. Alors que « le black bloc est un type d'action collective, une tactique » (loc. cit.), il a peu à peu servi à désigner les manifestant-e-s utilisant cette tactique. Ce glissement s'observe notamment depuis une quinzaine d'années dans les médias qui font du black bloc un sujet récurent bien que visiblement toujours mystérieux : « Violences dans les manifestations, qui sont les Black-blocs ? », La Croix, 2 mai 2016 ; « Manifestations anti-FN, anti-NDDL, anti-loi travail... Qui sont les Black Blocs ? », France 24, 3 mai 2017 ; « Qui sont les Black-blocs, Libération, 23 février 201471 ; « Sommet du G20 : qui sont les Black Blocs, ces émeutiers attendus par la police ? », Le Parisien, 6 juillet 201772 . Si mystérieux qu'il n'existe pas de graphie unique. Ces questionnements ne sont d'ailleurs pas propres à la France puisqu'on les trouve également au Québec (« Qui sont les Black blocs ? », TVA Nouvelle, 15 mars

69. « La manifestation d'Athènes fait trois morts », La Croix [en ligne], 5 mai 2010 [consulté le 08 février 2017].

70. Bancaud D., « Manifestations du 1er mai : qui sont les casseurs? », 20 minutes [en ligne], 1er mai 2016 [consulté le 08 février 2017].

71. « Qui sont les ?Black blocs»? », Libération [en ligne], 23 février 2014 [consulté le 18 avril 2017].

72. Baheux R., « Sommet du G20 : qui sont les Black blocs, ces émeutiers attendus par la police? », Le Parisien [en ligne], 6 juillet 2017 [consulté le 8 août 2017].

54

201273), aux États-Unis (« G-20 summit protests: What is a Black Bloc? », USA Today, 2 février 201774) ou en Grande-Bretagne (« Black Bloc anarchists emerge », BBC, 1 février 2013). Même s'il est souvent amalgamé à « casseurs », il a quand même son identité propre. Pour identifier les traits qui construisent l'image de « black bloc », nous nous appuierons sur l'article de Libération sus-cité (cf. note de bas de page 68) et une vidéo de LCI intitulée « G20 : qui sont les Black Blocs, ces groupuscules anarchistes au coeur des violences à Hambourg ?75 ».

Selon l'article de Libération, ce sont des « jeunes, hostiles aux institutions, masqués et vêtus de noir » qui auraient « une haine des forces de l'ordre. » Un porte-parole du ministère de l'Intérieur explique que leur objectif « est de commettre des actions illégales, en formant une foule anonyme non identifiable. » De plus, « leur action se veut spontanée, hors cadre syndical ou politique. » Dans la vidéo explicative de LCI, le black bloc est défini comme « un mouvement anarchiste altermondialiste issu de l'extrême gauche radicale » composé de membres qui sont « hostiles aux institutions mais [sic] agissent hors cadre politique. » Ils sont « composés de plusieurs nationalités » ce qui leur permet d'agir partout où « les grandes puissances se réunissent. » « Ses membres vouent une haine envers les forces de l'ordre et les médias » et « veulent rester anonymes. » De plus, « ils prônent l'action violente. »

Les « hooligans »

Le cas des hooligans est intéressant en cela qu'ils sont très proches des « casseurs » dans le traitement médiatique qui en est fait, mais tout en étant rarement confondus. On peut toutefois noter que cela a tendance à s'inverser à mesure que l'item « casseurs » se propage dans les discours76. Cette différenciation tient beaucoup à la nature du hooliganisme qui est intrinsèquement lié au football depuis la fin du XIXe siècle et au fait qu'il s'agit d'un phénomène mondial né en Grande-Bretagne, cela explique pourquoi la

73. Villeneuve J.-F., « Qui sont les Black blocs? », TVA Nouvelles [en ligne], 15 mars 2012 [consulté le 18 avril 2017].

74. Rossman S., « G-20 summit protests : What is a Black-bloc? » USA Today [en ligne], 2 février 2017 [consulté le 18 avril 2017].

75. « Vidéo - G20: Qui sont les Black Blocs, ces groupuscules anarchistes au coeur des violences à Hambourg? », LCI [en ligne], 7 juillet 2017 [consulté le 8 août 2017].

76. À titre d'exemple, nos recherches sur Europresse renvoient pour « hooligans » 39054 documents contre 912 pour « hooligans » et « casseurs » (avec comme options « toutes les archives » et « dans tout le contenu ») ce qui montre que le terme « hooligans » est largement utilisé seul pour nommer l'objet du

55

dénomination indigène a été conservée. De plus, il n'y a aucune remise en question de type politique ou sociétale, ce qui nous motive à ne pas les classer comme « groupe manifestant utilisant la violence comme moyen d'action. » Cependant, il s'agit bien d'un groupe social qui « se donne à voir » selon la terminologie de Patrick Champagne (1984 : 20), puisque les hooligans se filment et diffusent eux-mêmes leurs affrontements sur internet mais ceux-ci n'impliquent que très rarement d'autres acteurs sociaux tels que la police.

Plusieurs traits distinctifs créent une image discursive du hooligan dans les médias mais ce qui ressort en majorité, ce sont les liens qui unissent hooligans et extrême-droite : « Les fachos voulaient une photo, ils ont réussi » (Le Monde, 29 mars 2016, p.3) ; « En Allemagne, l'ombre de l'extrême droite. Les hooligans y sont plus politisés et organisés. » (Libération, 23 juin 1998, p.3-4). En effet, il semble que le nationalisme soit un des carburants qui pousse ces supporters à s'affronter en dehors des stades. À l'occasion du match opposant Paris à Chelsea, des supporters du club anglais ont empêché de monter à bord du métro un homme noir puis ont scandé : « We're racist, we're racist and that's the way we like it 77» 78. Une autre particularité était de les présenter comme étant sous l'empire de l'alcool mais les derniers articles parus sur le sujet, notamment à l'occasion de l'Euro 2016, infirment cette croyance (Le Figaro, 20 juin 2016, p.20 ; Le Monde, 14 juin 2016, p.16 ; Le Monde, 16 juin 2016, p.18).

Les « émeutiers »

Comme nous pouvons le constater dans les annexes 01 et 02, la dénotation

d' « émeutiers » connaît une certaine stabilité dans les discours (du moins dans le journal Le Monde). Les pics de fréquence, en 1960 et en 2001 correspondent à l'acmé de la Guerre d'Algérie et à la seconde invasion de l'Afghanistan par les États-Unis suite aux attentats du World Trade Center.

25

34

27

129

35

15

31

110

35

17

30

64

12

Dates

Occurrences

discours. Il se peut cependant qu'il y ait une réelle évolution et que les deux dénominations vont se substituer l'une à l'autre mais il est encore trop tôt pour l'affirmer.

77. « Nous sommes racistes, nous sommes racistes et c'est notre façon d'être » (notre traduction).

78. Chrisafis A., Dodd V., Conn D., « Paris police launch inquiry after Chelsea fans seen abusing black man on film », The Guardian [en ligne], 18 février 2015 [consulté le 15 avril 2017].

79. Sur ce point, voir par exemple la liste des victimes (« Qui sera le prochain ? ») répertoriées par le collectif Urgence notre police assassine sur leur site internet du même nom.

56

Figure 01. L'item « émeutiers » dans Le Monde. Nous avons relevé le nombre d'occurrences du terme « émeutiers » dans le journal Le Monde par année (du 01 janvier au 31 décembre) dans tout le texte. Les années où le nombre d'occurrences est le plus élevé sont en gras.

Il semblerait que les items « émeutes » et « émeutiers » s'appliquent majoritairement pour désigner des faits internationaux et dans une moindre mesure, les révoltes dans les cités françaises. Selon S. Lauronen (2006), qui a étudié l'utilisation du lexème « émeutier » dans Le Figaro et Libération lors des émeutes de novembre 2005, le prototype de l'émeutier est un homme, jeune et racisé*, déscolarisé ou au chômage, qui habite dans un « quartier populaire ». Le terme « émeutes » tend à être remplacé par des désignations telles que « violences urbaines », « qui émane directement de l'expertise policière » (2006 : 30), ou « événements des banlieues » (ibid. : 31) qui fait écho aux « événements d'Algérie ». Cependant, la désignation qui prédomine depuis les années 1980 est « crise des banlieues », à tel point que pour l'auteure, « il s'agit plutôt d'une dénomination qu'une désignation » (loc. cit.). Les émeutes surviennent généralement à la suite d'une « bavure policière »79, ce qui explique le choix lexical puisqu'il semblerait que c'est bien sous le coup de l'émotion qu'une émeute éclate, correspondant complètement à la racine du mot esmeut, émouvoir en ancien français. Cependant, la connotation politique du terme semble s'effacer au profit d'une dimension opportuniste. C'est pourquoi un trait partagé entre les deux journaux est le caractère irréfléchi des émeutiers. L'auteure relève plusieurs traits typiques constitutifs d' « émeutiers » :

- brûle des voitures, écoles ou poubelles

- affronte les forces de l'ordre là ou les émeutes se font

- fabrique, lance ou porte des cocktails Molotov

- nuit à la circulation des transports publics

- agresse ses concitoyens au sein des émeutes (ibid. : 38).

Ils apparaissent aux côtés d'autres traits : « jeune », « étranger » et « incendiaire » notamment. Les émeutes diffèrent des manifestations violentes puisqu'elles sont spontanées, sans organisation et que les émeutiers n'ont ni banderole, ni slogan, ni mot d'ordre (Mucchielli et Aït-Omar 2007 : 138). Cependant, les modalités d'actions mises en places lors d'une émeute ressemblent à celles des « casseurs » des manifestations si on en croit l'étude de M. Mazars (2007), cité notamment dans Mucchielli et Aït-Omar (2007),

57

qui analyse le profil des majeurs interpellés lors des émeutes de novembre 2005. Il n'y a que des hommes de 18 à 21 ans, interpellés pour trois faits distincts : violences sur personnes dépositaires de l'autorité publique (33%), dégradations/destructions de biens publics (29%) et détention d'engins ou de substances prohibées (14%). Ce sont les mêmes délits qui sont imputés aux « casseurs », ce qui implique que l'on retrouve aussi des similarités dans les discours.

Un autre trait saillant relevé est l'amalgame fait entre la figure de l' « émeutier » et celle du « délinquant ». C'est le cas lorsque le locataire de la Place Beauvau, Nicolas Sarkozy, annonce devant l'assemblée nationale suite aux émeutes que « 75 à 80 % des personnes interpellées ces derniers jours pour des faits de violences urbaines sont déjà connues pour de nombreux méfaits » et de continuer :

Dans des lieux même qui font l'actualité, nous avons frappé tout au long des derniers mois :

- en Seine Saint-Denis à Sevran dans la cité des Beaudottes, nous avons, en septembre, démantelé un trafic de contrefaçons. 6500 objets ont été saisis ;

- toujours en Seine Saint-Denis, à Montfermeil, nous avons, en septembre, démantelé un réseau d'aide à l'immigration irrégulière. 26 personnes ont été placées en garde à vue, 4 ont été écroués [sic], 10 ont fait l'objet d'un APRF. Le 25 octobre, c'est un autre réseau - celui-ci de trafic de cannabis ! - sévissant sur les secteurs Montfermeil, du Raincy et de Clichy-sous-Bois, qui est interpellé et dont quatre des membres sont écroués. 38 kilos de résine de cannabis, 4900 euros, un véhicule Mercedes, sont saisis. Plusieurs comptes bancaires, patrimoines immobiliers et enseignes commerciales au nom de la famille des principaux organisateurs, sont découverts ;

- dans le Nord, à Roubaix, en octobre, 25 individus ont été placés en garde à vue, 12 écroués, 26 armes ont été saisies.

- à Dijon, fin septembre, un réseau a été brisé. 12 individus ont été interpellés pour trafic de stupéfiant. 5 Kg de cannabis, 2,5 kilogrammes d'héroïne, d'ecstasy et de cocaïne ont été saisis.

À ce jour, dix opérations lourdes sont programmées dans les cités sensibles. Elles concernent les trafics de toute nature et devraient conduire à l'interpellation de plusieurs dizaines d'individus suspects (Nicolas Sarkozy, 15 novembre 2005).

La stratégie gouvernementale est de lier en une seule image les « émeutiers » et les « délinquants » pour décrédibiliser les acteurs dans le but de dépolitiser les émeutes en faisant passer les « émeutiers » pour des jeunes désoeuvrés qui ne respectent aucune loi.

Il y a entre ces lexèmes un « air de famille » certain qu'il faut cependant vérifier et quantifier. Maintenant que nous avons défini les items lexicaux, nous allons définir les sèmes qui nous permettrons de les comparer à « casseurs ».

80. G. Kleiber s'appuie pour ce point sur l'analyse de A. Wierzbicka (1985).

58

Les sèmes constitutifs de casseurs

Pour définir les traits pertinents nous allons, suivant G. Kleiber80, essayer de ne garder que les « données conceptuelles présumées partagées » puisque ce sont les seules qui « manifestent à un endroit donné ou à un autre, une pertinence qu'on peut appeler « linguistique » » (1990 : 110). Nous avons donc relevé les « données conceptuelles" dans notre corpus (groupes nominaux, adjectifs et groupes verbaux), puis nous les avons regroupé en tableau, ce qui nous a permis de dégager neuf faisceaux de propriétés (ibid.: 91) qui composent casseurs : VIOLENT, DESTRUCTEUR, MASQUÉ, APOLITIQUE, ATTAQUE LA POLICE, PETIT GROUPE, RADICAL, PARASITAIRE ET INTERNATIONAL.

VIOLENT regroupe l'idée que le groupe serait intrinsèquement violent ou bien qu'il revendique la violence comme outil en manifestation (El Khomri 11 avril : 98 ; Baylet 3 mai : 156-157 ; Cazeneuve 3 mai : 35 ; Hollande 17 mai : 540-543 ; Cazeneuve 19 mai : 67 ; Touraine 19 mai : 51 ; Valls 19 mai : 33 ; Cazeneuve 19 juin : 24-25 ; Valls 15 juin : 136 ; Hollande 30 juin : 46 ). MASQUÉ concerne le groupe qui utilise l'anonymat comme tactique (Valls 19 mai : 345-346). RADICAL désigne le jugement émis vis-à-vis des revendications ou du comportement du groupe manifestant (Cazeneuve 3 mai : 336 ; Hollande 30 juin : 47 ; Valls 19 mai : 335). APOLITIQUE (Hollande 17 mai : 540-541 ; Touraine 19 mai : 27-2), DESTRUCTEUR (Baylet 3 mai :98 ; Hollande 17 mai : 571 ; Touraine 19 mai : 27, 71 ; Hollande 30 juin : 47) et ATTAQUE LA POLICE (Baylet 3 mai : 72 ; Cazeneuve 19 mai : 44 ; Touraine 19 mai : 18, 19 ; Valls 19 mai : 32-35, 137 ; Cazeneuve 14 septembre : 160) sont des « accusations d'intentions » (cf. infra.). PETIT GROUPE renvoie au modus operandi (Cazeneuve 19 mai : 336, 347, 393 ; Valls 19 mai : 167, 359, 363 ; Hollande 30 juin : 47, 54 ; Valls 15 juin : 121). PARASITAIRE s'applique au groupe qui n'assume pas l'acte manifestant en se greffant « en marge » d'une manifestation pour la « détourner » (Baylet 3 mai : 32 ; Cazeneuve 3 mai : 31, 32 ; Touraine 19 mai : 43-44 ; Valls 19 mai : 67, 86 ; Cazeneuve 14 juin : 20 ; Valls 15 juin : 6, 55, 98, 131). INTERNATIONAL ne définit pas l'aspect international d'un mouvement ou d'un groupe, mais plutôt l'idée qu'un groupe présent pour une action est composé de plusieurs nationalités (Hollande 17 mai : 563-566 ; Valls 15 juin : 135).

59

précédent sommaire suivant






Bitcoin is a swarm of cyber hornets serving the goddess of wisdom, feeding on the fire of truth, exponentially growing ever smarter, faster, and stronger behind a wall of encrypted energy








"I don't believe we shall ever have a good money again before we take the thing out of the hand of governments. We can't take it violently, out of the hands of governments, all we can do is by some sly roundabout way introduce something that they can't stop ..."   Friedrich Hayek (1899-1992) en 1984