Ce que "casseur" veut dire. La figure de l'ennemi dans le discours politique( Télécharger le fichier original )par Pierre CHARTIER Université de Bretagne Occidentale - Master 1 2017 |
CE QUE « CASSEURS » VEUT DIRE LA FIGURE DE L'ENNEMI DANS LE DISCOURS POLITIQUE DE PIERRE CHARTIER SOUS LA DIRECTION DE MICHAEL RINN pour l'obtention du Master 1 Arts, Lettres et Civilisation parcours Recherche 2 Mémoire de Master 1 Arts, Lettres et Civilisation parcours recherche Université de Bretagne Occidentale Septembre 2017 3 Remerciements Je tiens tout d'abord à remercier Michael Rinn de son soutien, son écoute attentive et sa confiance pour m'avoir laissé complètement libre dans le choix de mon sujet qui n'est pas anodin dans cette époque où l'université française laisse de moins en moins de place aux réflexions politiques et critiques. Je remercie chaleureusement Marco Vidak qui a accepté d'être membre du jury et qui a fait bien plus en prenant beaucoup de temps pour corriger ce mémoire, pour m'encourager et me conseiller. Je remercie Gurvan qui m'a inspiré bien des morceaux de ce mémoire grâce à ses réflexions toujours pertinentes lors de nos nombreuses conversations. Je remercie ma maman qui a bien voulu relire et corriger une partie de ce travail. Et mon autre maman pour avoir toujours cru en moi. Mes sincères remerciements à Françoise Santos, J.-C. Vigreux et à Delphine Schmitt, qui vendaient leurs dictionnaires Larousse sur internet et ont accepté très gentiment de me donner les informations dont j'avais besoin, sans contrepartie financière. Je veux remercier Morgane et Arthur qui m'ont soutenu dans ce mémoire comme de véritables ami-e-s. Nos discussions ont nourri ma réflexion, votre engagement ont nourri mes convictions. Et enfin, je remercie Sophie, qui en plus de partager ma vie, a partagé ce mémoire de bout en bout, pour l'avoir (trop de fois) relu, corrigé, annoté. Pour avoir été là dans les moments de découragements et les moments d'euphories. Pour avoir toujours été là. Pour tout. 4 Aux « casseurs », 5 SOMMAIRE AVANT-PROPOS 6 ABRÉVIATIONS 8 INTRODUCTION 9 CONSTITUTION DU CORPUS 10 DÉTAIL DU CORPUS 11 POINT DE MÉTHODOLOGIE 12 HOMOGÉNÉITÉ DU CORPUS : LE RÉSEAU INTERDISCURSIF 14 I. DÉCRIRE LA VIOLENCE DES MANIFESTATIONS 16
II. ANALYSE DIACHRONIQUE DE « CASSEURS » 36
III. LA FIGURE PROTOTYPIQUE DU « CASSEUR » 48 III.1. CADRAGE THÉORIQUE 48 III.2. ANALYSE DES RÉSULTATS 59 IV. CONDITIONS À LA NOMINATION DES « CASSEURS » 63
MONDE AGRICOLE 65 V. NOMMER LES « CASSEURS », DÉSIGNER LES ENNEMIS 75
CONCLUSION 94 ANNEXES 97 BIBLIOGRAPHIE 105 6 AVANT-PROPOS Comme vous le constaterez, nous avons choisi de rédiger ce mémoire en adoptant l'écriture inclusive. Cette volonté provient d'une prise de conscience que nous avons pu développer en fréquentant les milieux féministes qui réfléchissent énormément à l'usage de la langue, à travers les normes et les mécanismes de domination/oppression. Nous-même attentif à l'évolution de la langue et à son inscription dans une société donnée, il nous a semblé important d'être complice de cette transformation en contribuant à cette réflexion au sein du milieu universitaire. En effet, le langage est un objet social comme un autre qui, par son évolution, est un témoin privilégié des représentations sociales d'un espace et d'un temps donné. Depuis la création de l'Académie Française et à travers son dictionnaire, la langue française n'a jamais cessé d'être normalisée. Cependant, d'autres lexicographes, pourtant présents à la même époque, témoignent d'une autre approche tel que celle de A. Furetière, qui a choisi de tenir compte de l'usage réel de la langue. Preuve encore une fois que la langue dépend souvent de la situation de celui ou celle qui parle. Comme nous l'avons souvent entendu dans nos études de Lettres Modernes, mais aussi Anciennes, une langue qui n'évolue plus, est une langue morte, c'est pourquoi la féminisation de la langue française ou l'écriture inclusive sont des formes de créativité qui ne doivent pas être laissées de côté et sur lesquelles nous nous devons de réfléchir. Beaucoup d'auteures militantes et/ou universitaires, notamment des linguistes fournissent un travail conséquent sur la problématique du genre dans le langage. Je peux notamment vous renvoyer à la jeune revue GLAD, Revue sur le langage, le genre, les sexualités1 disponible en ligne. En outre, pour un premier travail de recherche, j'ai choisi d'opter pour une écriture inclusive plutôt basique pour plus de clarté à la lecture de ce mémoire : Les mots dont la féminisation n'apporte pas un changement important sur la graphie et la phonétique seront notés comme ceci : - les mots dont la marque du genre féminin est -e : un-e ou stéréotypé-e Les mots dont la féminisation apporte un changement important sur la graphie et la phonétique seront notés comme ceci : 1. http://www.revue-glad.org/ 7 - les mots dont la marque du genre féminin est -rice : agriculteur/agricultrice - les mots dont la marque du genre féminin est -ière : policier/policière - et enfin les articles : le/la ou du/de la Il existe néanmoins des exceptions à cette féminisation quand nous mentionnons non pas un groupe social, mais un groupe manifestant dont l'usage discursif est toujours masculinisé et en cela, devenant totalement figé comme les « agriculteurs » ou les « casseurs ». Le lexème « casseurs » est le sujet de cette étude, c'est pourquoi nous avons fait le choix de ne l'utiliser qu'entre guillemets. Ainsi, nous signifions la mise à distance avec notre objet d'étude. De même, nous ne l'utiliserons qu'au pluriel étant donné que la forme substantivée au singulier est absente des discours. « Casseurs » désigne donc un groupe indéfini. Lorsque nous utiliserons un terme en italique, il s'agira d'un concept, sans attribut ou entre guillemets lorsque nous désignons le terme (exemples : « le sémème de « casseurs » construit l'image discursive de casseurs » ou « la connotation désigne... / La connotation de « casseurs » est... »). Enfin, toutes les définitions de termes et concepts de notre domaine d'étude viennent du Dictionnaire de Linguistique et des Sciences du Langage (2012). Lorsqu'une définition n'a pas de source, cela veut dire qu'elle est de notre fait. 8 ABRÉVIATIONS CDG : Complément du Dictionnaire Godefroy CGT : Confédération Générale du Travail DAF : Dictionnaire de l'Académie Française DG : Dictionnaire Godefroy DHLF : Dictionnaire Historique de la Langue Française DLSL : Dictionnaire Linguistique des Sciences du Langage FDSEA : Fédération Départementale des Syndicats d'Exploitants Agricoles GL : Grand Larousse LBD : Lanceur de Balle de Défense LR : Les Républicains Medef : Mouvement des Entreprises de France ONG : Organisation Non-Gouvernementale PLI : Petit Larousse Illustré TLFi : Trésor de la Langue Française informatisée 9 INTRODUCTIONCinq-cent vingt-sept2. Ce serait le nombre d'articles de presse qui ont tenté de comprendre qui sont ces « casseurs » qui sévissent depuis le début de la mobilisation contre la « loi Travail3 » (nous n'utiliserons que cette dénomination). Cinq-cent vingt-sept articles pour tenter de comprendre un phénomène datant de plusieurs années4. En 2011, le Time a élu comme personnalité de l'année « le manifestant » car cette année a connu ce qu'on a appelé « le Printemps Arabe ». Ce fait, peut-être anodin, semble démontrer que « la manifestation de rue est aujourd'hui une forme d'action politique reconnue, tant par ceux qui y ont recours que ceux qu'elle cible » (Filleule et Tartakowsky 2013 : 13). Si en 2011, le « manifestant » était sur le devant de la scène, il nous a semblé qu'en 2016 une autre figure a émergé dans les discours à propos des manifestations, celle des « casseurs » qui font à chaque fois les unes des journaux, tant sous leur forme papier que sous leur forme télévisée, c'est pourquoi notre attention s'est tournée vers celle-ci. Notre postulat de départ est que l'item lexical5 « casseurs » est une construction politique discriminante qui agrège une multitude de groupements politiques et qui, ainsi agglomérés, formeraient une catégorie homogène réunie sous la dénomination « casseurs ». Pour les besoins de cette étude, nous avons analysé les discours politiques qui portaient sur les violences lors des manifestations contre la loi Travail. En effet, le lexème « casseurs » a joué un rôle central pendant ces manifestations. Nous étudierons ainsi la problématique de la dénomination et tout particulièrement en analysant la charge sémantique du mot. Nous nous interrogerons sur des effets discursifs provoqués par l'unité lexicale « casseurs » lorsqu'elle est l'objet du discours. Notre objectif est de montrer que le terme « casseurs » a vu sa dénotation évoluée au fur et à mesure que le monde politique, amplifié par le monde médiatique, lui a injecté une forte charge sémantique pour en faire une figure prototypique d' « ennemi de l'intérieur ». Nous nous plaçons dans une
10 perspective d'analyse critique du discours puisque, selon nous, c'est dans et par le discours politique que l'unité lexicale « casseurs » a pris son sens jusqu'à un quasi effacement de ses connotations. CONSTITUTION DU CORPUS Le choix du corpus n'a pas été chose aisée, tant la matière se révèle riche et abondante. Il a fallu le circonscrire pour obtenir un ensemble clair, homogène mais représentatif du champ politique autour de ce sujet qui a tant déchaîné les passions. Le premier choix a été de choisir quel medium6 : puisque notre champ d'investigation est le discours politique, nous avons fait le choix de ne prendre que des sources primaires, c'est-à-dire les discours devant l'Assemblée Nationale et les passages radiophoniques plutôt que leurs retranscriptions dans la presse, condition sine qua non pour l'analyse du contexte et du cotexte. À l'exception de l'entretien de Bernard Cazeneuve sur France 2, tous les textes ont été trouvés sur le site internet Vie Publique qui regroupe les prises de parole publiques des ministres et des secrétaires d'État depuis 1947. Il nous a fallu ensuite limiter le nombre de locuteurs/locutrices. Nous avons d'emblée choisi les discours des membres du gouvernement, exception faite des secrétaires d'État. Il nous a semblé pertinent de n'écarter de prime abord aucun-e ministre puisque ceux/celles-ci détiennent le pouvoir de l'exécutif et représentent la parole présidentielle. Dans les faits, nous retrouvons les mêmes ministres pour s'exprimer sur ce sujet délicat : majoritairement le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve et, dans une moindre mesure, le premier ministre Manuel Valls puisqu'ils occupent deux ministères régaliens et incarnent de fait l'autorité du gouvernement. Notre corpus comprend les discours politiques prononcés entre le 11 avril et le 16 septembre 2016 qui utilisent le terme « casseurs ». Nous nous sommes arrêté sur ces dates car elles correspondent environ à la durée de la mobilisation puisque la première journée a eu lieu le 09 mars, la dernière le 15 septembre. L'écart entre le 09 mars et le 11 avril 6. Medium désigne « le support, l'intermédiaire à quelque chose ». Lors des manifestations contre le projet de loi Travail, les réseaux sociaux ont joué un rôle nouveau dans la représentation des manifestations, notamment avec l'apparition de Periscope, une application permettant de retransmettre à quiconque ayant l'application ce que l'on filme via son téléphone, ou encore la possibilité de retransmettre en direct sur Facebook. 11 s'explique autant par le peu de violences lors des premières mobilisations que par le peu d'intérêt qu'elles ont suscité chez les politiques. La date butoir du 16 septembre n'est pas arbitraire puisqu' étonnamment, il n'y a pas un seul article dans Le Monde qui parle des « casseurs » durant les quinze jours qui ont suivi cette dernière manifestation, l'actualité politique (la campagne pour la présidence des Républicains bat alors son plein) et le terrorisme sont les sujets dominants. Notre choix de ne garder que les discours utilisant le terme « casseurs » est aussi logique que problématique. Logique, puisque notre étude porte sur les modalités d'utilisations et les effets discursifs de l'item « casseurs » dans le discours politique, ce qui induit que l'objet d'étude doit être présent. Problématique car quelques (rares) discours portent sur les « casseurs » sans les nommer, notamment grâce à des périphrases. Cependant, comme nous l'étudions dans le chapitre V, ce phénomène s'observe dans les autres discours de notre corpus, ce qui nous permet dès alors d'écarter ceux qui n'utilisent pas le lexème « casseurs ». DÉTAIL DU CORPUS Nous retrouvons le Premier ministre Manuel Valls à deux reprises lors d'entretiens radiophoniques assez importants, tant en longueur qu'en contenu. Il y a aussi un long entretien du président de la République François Hollande, invité de Thomas Sotto dans la matinale d'Europe 1 pour évoquer le bilan de son quinquennat et les objectifs pour sa dernière année à l'Élysée ainsi qu'un entretien « fleuve » paru le 30 juin 2016 dans Les Échos7, plutôt centré sur l'actualité. Nous avons la ministre des affaires sociales et de la santé, Marisol Touraine, lors d'un passage sur LCI pour parler notamment du paquet de cigarettes neutre. Jean-Michel Baylet également, ministre de l'aménagement du territoire, de la ruralité et des collectivités territoriales, dans un entretien sur Public Sénat et en simultané sur Sud Radio qui commente l'actualité. Un ministre ressort de notre corpus, il s'agit de Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur qui a été sur tous les fronts en raison des manifestations, de l'état d'urgence et de l'organisation de l'euro de football. Nous allons étudier quatre de ses interventions : deux discours (au Sénat et à l'Assemblée Nationale) ainsi que deux entretiens (au journal 7. Barre N., Chatignoux C., Furbury P.-A., Lefebvre E. et Seux D., 2016 : « Brexit, impôts, présidentielle : ce que veut Hollande », Les Échos. pp. 2-3. 12 télévisé de 20 heures de France 2 ainsi qu'à la matinale de France Inter). Une autre ministre ressort de notre corpus, mais plutôt par sa discrétion, il s'agit de Myriam El Khomri, ministre du travail, qui n'apparaît qu'une seule fois dans notre corpus, sur Europe 1, alors qu'elle est la ministre qui porte ce projet de loi et, de fait, la première visée par le mécontentement. Cela s'explique par le peu de commentaires quant aux manifestations puisqu'elle était le plus souvent invitée à s'exprimer sur le contenu de son projet de loi. Pour plus de facilité, étant donné que les textes n'ont pas de titre, nous les nommerons en donnant le nom, la date et le numéro de la ligne en cas de citation (exemple : Hollande 17 mai : 38-46). Nous avons choisi ce format dans un premier temps pour faciliter les recherches dans le corpus, le numéro de la ligne étant plus précis, dans un second temps parce que la pagination a évolué au fur et à mesure de nos recherches. De plus, pour alléger notre corpus (qui faisait environ 300 pages) nous n'avons gardé que les passages concernant notre sujet, c'est-à-dire lorsque sont évoquées les manifestations. POINT DE MÉTHODOLOGIE Nous allons analyser un corpus constitué exclusivement de discours politiques ayant tous « casseurs » comme objet du discours. Qu'est-ce que le discours politique ? Olivier Reboul (1980) le considère comme un vecteur d'idéologie, outil de prescription et de valorisation tout comme Murray Edelman pour qui le discours politique « est conçu comme une interprétation qui reflète et perpétue une idéologie » (1991 : 34). Pierre Bourdieu définit dans Ce que parler veut dire le langage politique comme étant avant tout la langue officielle, c'est-à-dire la langue légitime et donc un instrument de pouvoir, de « domination symbolique » (2001 : 70) qui s'est imposé au détriment des dialectes « de classe, de région ou d'ethnie » (loc.cit. : 71). Pour nous concentrer uniquement sur les paroles des politiques, nous ne prendrons pas en compte dans notre analyse les interventions des journalistes, hormis à quelques rares exceptions qui seront alors indiquées dans le texte. Il est évident que ce choix implique des aspects intéressants non-traités mais les limites imposées à ce travail exigent des concessions. Pour ne pas le laisser complètement de côté, et ainsi prendre le risque de 13 passer à côté d'aspects fondamentaux pour notre analyse, notre premier chapitre s'appuiera sur des articles de presse qui nous permettront de définir le discours journalistique. Nous avons dans un premier temps divisé notre corpus en deux catégories que nous appellerons « énonciation textuelle » et « énonciation dialogique » pour différencier les discours « monologaux » (Kerbrat-Orecchioni 1998 : 55), c'est-à-dire des discours écrits lus, des « discours dialogués oraux » (loc. cit.). En effet, le discours s'adapte au medium sur lequel il s'inscrit ce qui induit des changements discursifs propres à celui-ci. Par exemple, comme le rappelle Christian Le Bart, la télévision a grandement fait évoluer le discours des politiques, tant sur le fond (homogénéisation des discours) que sur la forme (brièveté, phrasé), tout comme la présence d'un-e interlocuteur/interlocutrice ou non (1998 : 19-26). Cependant, comme le souligne Catherine Kerbrat-Orecchioni, « il existe entre les formes orales et écrites un sorte de continuum » (1998 : 55) et qui, dans le discours politique, peut prendre la forme d'éléments de langage8. Nous avons au total huit textes dans la catégorie « énonciation dialogique », deux pour « énonciation textuelle » (Cazeneuve 3 mai et Cazeneuve 19 mai) et l'interview de François Hollande parue dans Les Échos (30 juin 2016) qui se situe entre les deux catégories puisque, l'entretien oral étant retranscrit, il comporte des marques textuelles normalement absentes d'une énonciation dialogique. Quelles sont les différences notables entre les textes appartenant à ces catégories ? Il y a tout d'abord une différence dans le jeu dialogique entre le/la journaliste et le/la politique. Dans les textes à énonciation dialogique, les interruptions et ruptures, indiquées dans le texte par des points de suspension, sont très nombreuses (on en décompte jusqu'à 91 dans Hollande 17 mai). Les ruptures quant à elles sont aussi syntaxiques et traduisent un bafouillement, comme dans : « On voit bien ce qui peut se passer autour de Nantes et de Rennes avec les ... mais il n'y a pas de groupes proprement constitués d'une organisation proprement constituée » (Valls 19 mai : 11). Nous pouvons aussi remarquer une nette différence dans le phrasé, qui tient bien sûr aux différences qui séparent l'écrit de l'oral. Les réponses semblent être plus concises, mieux structurées à l'écrit ; cela s'observe surtout pour les questions qui dépassent rarement la vingtaine de mots, alors qu'à l'oral 8. « Les éléments de langage sont des documents qui fournissent aux acteurs institutionnels des données (vocabulaire, chiffres, arguments) à intégrer à leur discours à l'attention de publics externes. » (Oger et Ollivier-Yaniv 2006 : 66) 14 certaines questions dépassent la centaine de mots, comme celle de Thomas Sotto à François Hollande en 108 mots : Il y a un sujet sur lequel il y a quelques semaines le ministre de l'Economie [sic] a pris une position forte, Monsieur le président, une position d'indignation, ça concerne la rémunération délirante de certains patrons. On a eu quelques exemples récemment : Carlos TAVARES qui a fait fois deux chez PSA ; Alexandre de JUNIAC, + 65 % de rémunération chez AIR FRANCE ; RENAULT, Carlos GHOSN, 7 251 000 euros pour l'an dernier, rémunération validée par le conseil d'administration contre l'avis de l'assemblée générale. Tout ça, c'est le prix de la performance, des résultats obtenus, ou est-ce que c'est trop ? Est-ce que vous êtes choqué ? (Hollande 17 mai : 393-400) Cependant, comme nous allons le voir, il n'y a pas vraiment de différence lexicale et sémantique entre le groupe « énonciation dialogique» et « énonciation textuelle » puisque nous retrouvons les mêmes idées, les mêmes lexèmes et les mêmes procédés argumentatifs. C'est pourquoi nous avons choisi ces textes : derrière une apparente hétérogénéité formelle, nous allons voir qu'il s'agit d'un corpus idéologiquement homogène. HOMOGÉNÉITÉ DU CORPUS : LE RÉSEAU INTERDISCURSIF Le continuum idéologique entre chaque discours forme un réseau interdiscursif puissant. En effet, nous retrouvons souvent les mêmes idées, parfois exprimées de la même manière. Ainsi, il est souvent rappelé que l'on peut manifester en France (Hollande 17 mai : 536, 571 ; Valls 19 mai : 84 ; Touraine 19 mai : 30 ; Valls, 15 juin : 15 ; El Khomri 11 avril : 97-98). De même, il y a un vrai consensus quant au fait que la police est une cible pour les « casseurs » (Baylet 3 mai : 172; Cazeneuve 3 mai : 54-55; Hollande 17 mai : 550-552; Touraine 19 mai : 22-27; Valls 19 mai : 32-37; Valls 15 juin : 58-60; Cazeneuve 14 septembre : 159-161). Enfin, et nous reviendrons sur ce point plus loin, la distinction entre les « manifestants sincères » et « les casseurs » est faite dans la plupart des discours, lui conférant presque le statut de lieu commun. On peut voir qu'il y a une certaine porosité entre tous les discours, ce qui permet d'identifier les éléments formant la doxa, éléments qui, dans notre corpus, sont généralement repris par les journalistes. Notre étude se décompose en cinq parties. La première se bornera à contextualiser notre sujet en analysant les éléments constitutifs aux discours portant sur les manifestations dites violentes et sur la place centrale de la violence. Notre seconde partie sera une analyse 15 diachronique de « casseurs » qui s'appuiera sur le journal Le Monde depuis 1944. La troisième partie sera consacrée à la théorie du prototype grâce à laquelle nous espérons démontrer que « casseurs » est l'instance prototypique de sa catégorie. La quatrième partie analysera les conditions de la nomination des « casseurs » et pourquoi certains groupes qui utilisent les mêmes modalités d'actions ne sont pas désignés comme tel, en prenant l'exemple des agriculteurs. La nomination et la désignation constituent le début de notre dernière partie qui analysera comment ces deux notions, couplées aux théories du conflit et de l'ennemi, permettent aux politiques de construire une image discursive des « casseurs » mais aussi la leur. 16 I. DÉCRIRE LA VIOLENCE DES MANIFESTATIONS On ne parle jamais des « casseurs » en dehors de la violence car « casseurs » appelle la violence. Le phonème est violent à l'oreille avec la dorso-palatale [ka] qui claque au fond de la bouche, suivie de la sifflante [soer] ; « casseurs » est violent aussi d'un point de vue sémantique et cela même en dehors de tout contexte d'énonciation puisqu'il est le substantif de « casser » qui dénote la fracture, le bruit, la violence. C'est pourquoi sa présence dans le discours conditionne et modifie la situation d'énonciation due à la forte charge sémantique9 qu'on lui prête, ce que nous étudierons plus loin. Nous allons donc définir le contexte d'apparition des « casseurs » au sein du discours et étudier ce qui le lie au champ, lexical et thématique, de la violence protestataire. Que ce soit dans les discours politique ou médiatique, que nous rassemblerons dorénavant sous l'appellation « discours publics », la figure des « casseurs » est systématiquement appelée en cas d'affrontements «en marge» d'une manifestation, comme à chaque mouvement social en France depuis environ trente ans10. La focalisation des producteurs de l'événement que sont les médias est placée sur ces personnes à qui l'on refuse le titre de « manifestants » alors que ce sont eux/elles qui attirent les journalistes, qui font d'une manifestation un événement médiatique et, dans de nombreux cas, politique (Dupuis-Déri 2003 : 239-242). I.1. RACONTER LA MANIFESTATION, ENTRE DESCRIPTION ET TÉMOIGNAGE Le discours journalistique (ou médiatique) possède des particularités propres à son genre qu'il convient de rappeler avant toute utilisation de ce type de discours. Il ne s'agit aucunement d'être exhaustif mais plutôt de pointer les caractéristiques qui interagissent avec notre sujet.
17 a) Spécificité du discours journalistique Le spectacle constitué par la médiatisation des informations construit et reconstruit continuellement les problèmes sociaux, les crises, les ennemis et les dirigeants, en créant une succession de menaces et de réassurances. Les questions et les personnalités ainsi « construite » forment le contenu du journalisme politique [...] tout comme elles jouent un rôle central dans l'approbation ou la désapprobation des causes politiques et des mesures gouvernementales (Edelman 1991 : 19). Généralement, le rôle des médias et son influence vis-à-vis de l'information est occulté par l'hypothèse selon laquelle le/la journaliste observe des « faits » au sens « précisément circonscrit par ceux qui seraient convenablement formés et motivés » (loc. cit.). Pourtant, nous savons que objet social observateur et objet social observé « se construisent mutuellement » via des développements politiques ambiguës qui n'ont que le sens que l'objet social observateur leur donne. De plus, « les rôles et les auto-représentations des observateurs sont également des constructions créées au moins en partie par l'interprétation de leurs observations » (ibid. : 19-20). C'est pourquoi le discours journalistique et discours politique fonctionnent en symbiose, ce nourrissant l'un et l'autre. Contrairement à un schéma de communication classique, la coénonciation11 ainsi que la temporalité de la réception dans le discours médiatique ne peuvent pas être déterminées par l'émetteur/émettrice qui s'appuie alors sur un-e lecteur/lectrice stéréotypé-e, déterminé-e notamment par les caractéristiques du medium (ligne éditoriale, type de contenu, longueur moyenne des articles, etc.). S. Fischer compare par exemple les « discours sociaux médiatisés » aux panneaux « défense d'entrer » ou « attention au chien » qui sont « une production adressée à quiconque [sic] qui pourrait se trouver en situation de réception » (1999 : 194). Cependant, chaque média doit construire le bon coénonciateur, le « bon lecteur », sous peine de voir ses ventes chuter (loc. cit.). La rude concurrence à laquelle se livrent les journaux s'explique principalement par cette construction du « bon lecteur » qui ne doit rien au hasard. Cela a pour conséquence que les titres de presse, et cela fonctionne pour tous les « genres », parlent des mêmes sujets puisqu'ils visent le même lectorat. De plus, ils en parlent aux mêmes moments (ce que l'on appelle l'agenda politique), ce qui mathématiquement fragmente le lectorat (loc. 11. Nous utilisons ce terme au sens de M.-A. Morel (2006) : « Nous définissons la coénonciation comme l'anticipation par le parleur (alors envisagé comme énonciateur) des réactions possibles de l'écouteur, fondée sur le degré de connaissances partagées qu'il lui suppose » (2006 : §21) 18 cit.). C'est pourquoi le seul moyen pour eux de se différencier de la concurrence se trouve dans « la stratégie énonciative » : Ce n'est pas sur le plan du dictum que ces titres pourront se différencier les uns des autres. La spécificité d'un titre vis-à-vis de ses concurrents (et, par conséquent, ses chances de trouver ses « bons lecteurs » et de les fidéliser), ne peut construire que sur le plan du modus, de la stratégie énonciative (Fisher 1999 :195). b) La manifestation de rue et la presse Des liens constitutifs Comme le rappelle Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky (2013), la « manifestation de rue » a pour objectif principal, surtout lorsque le groupe manifestant n'est pas institutionnalisé mais « challenger », de « forcer les arènes institutionnelles à s'ouvrir à la discussion » (2013 : 140). Pour y arriver, le groupe manifestant doit obtenir la meilleure couverture médiatique puisque comme le souligne G. Wolfsfeld (1997), « ce sont les médias qui fournissent aux challengers un accès aux décideurs politiques et aux tiers partis (élites politiques et public) » (in Fillieule et Tartakowsky 2013 : 140). Un autre récepteur au discours du groupe manifestant est le public qui, pour apporter son soutien, doit connaître ses revendications, rôle qui incombe généralement à la presse (bien que celui-ci tend à évoluer depuis l'apparition des nouvelles technologies). Cette relation de dépendance vis-à-vis de la presse s'explique par ce chiffre que rappellent O. Fillieule et D. Tartakowsky : « ce sont 2 à 5 % des manifestations recensées dans les dossiers policiers qui trouvent un écho dans la presse nationale » (1993 : 145), il serait alors nécessaire pour un groupe manifestant de faire partie de ce faible pourcentage pour obtenir l'assurance d'une victoire. Cela montre aussi le pouvoir qu'ont les médias d'influer sur l'agenda politique en couvrant ou non une manifestation. Ainsi, Patrick Champagne écrit : « on pourrait presque dire, sans forcer l'expression, que le lieu réel [nous soulignons] où se déroulent les manifestations, [...] n'est pas la rue, simple espace apparent, mais la presse (au sens large). » (1984 : 28). L'effacement énonciatif P. Champagne (1984), qui analyse une manifestation d'agriculteurs/agricultrices à Paris le 23 mars 1982, fait ce constat : il n'existe pas de récit objectif de ce type 19 d'événement, autant pour les participant-e-s, « à la fois acteurs et spectateurs » (ibid.: 20), que pour les professionnel-le-s : « ce qui est dit et vu de l'événement est le produit de la rencontre entre les propriétés du groupe qui se donne à voir et les catégories de perception, sociales et politiques, du groupe social formé par les journalistes » (op. cit.). C'est pourquoi peuvent surgir d'un même événement plusieurs récits, parfois contradictoires, selon différents critères que nous avons déjà évoqués précédemment (les journalistes, la ligne éditoriale ou encore le medium12). Les journalistes ne sont pas de simples passeurs/passeuses d'informations contrairement à une idée répandue qui voudrait qu'un-e journaliste ait un regard objectif sur un événement car, C. Kerbrat-Orecchioni (1980) le rappelle, c'est la subjectivité qui est la règle. Malgré cela, il se dégage de beaucoup de textes de presse une impression d'objectivité, d'avoir un énoncé qui se prend en charge tout seul : c'est le phénomène d'effacement énonciatif théorisé par Robert Vion. [Ce processus] constitue une stratégie, pas nécessairement consciente, permettant au locuteur de donner l'impression qu'il se retire de l'énonciation, qu'il «objectivise» son discours en «gommant» non seulement les marques les plus manifestes de sa présence (les embrayeurs) mais également le marquage de toute source énonciative identifiable (2001 : 334). C'est clairement le cas du discours journalistique qui ne met que très rarement en scène le/la producteur/productrice pour appuyer ce point de vue soi-disant neutre, distancié et purement informatif. Pour Patrick Charaudeau, c'est un « «jeu» que joue le sujet parlant, comme s'il lui était possible de ne pas avoir de point de vue, de disparaître complètement de l'acte d'énonciation, et de laisser parler le discours par lui-même » (1992 : 650). Les caractéristiques du discours journalistique s'appliquent principalement aux médias de masse* en opposition aux médias alternatifs* (appelés aussi « médias libres* ») qui ont vu le jour sur internet et pour lesquels l'effacement énonciatif est quasiment absent. Pour illustrer les différences de points de vue dans une manifestation13, nous allons nous appuyer sur trois articles issus des différents médias qui traitent du même événement : l'épisode dit « de l'hôpital Necker ».
20 I.2. ÉTUDE DE CAS : L'HÔPITAL NECKER DANS LA PRESSE ÉCRITE
Nous pouvons remarquer les différences dans les titres de chaque article : alors que celui du Figaro adopte un ton assez neutre, celui du Parisien utilise un lexique plus marqué dans lequel se devine l'opinion péjorative de l'auteur : ce ne sont pas les « casseurs » mais « la manif » qui « dévaste tout ». Le verbe « dévaster », aussi présent dans l'article du Figaro, sera repris par le Premier ministre Manuel Valls dès le lendemain mais nous y reviendrons ultérieurement. L'article de Paris Luttes utilise lui aussi des marqueurs de subjectivité tels que « longue » et « journée de lutte ». On peut aussi remarquer la prudence de l'auteur-e avec le terme « tentative », qui nous avertit dès le début de l'aspect imparfait de l'article. On peut supposer que c'est à cause de la longueur de la journée ou parce que l'auteur-e a conscience de n'être qu'un regard parmi des milliers d'autres. Cette prudence, sous forme d'avertissement, n'est pas présente dans les deux autres titres: « la manifestation dévaste tout » et « manifestation ultraviolente » ne sont pas
21 des titres nuancés, tout comme « Dégradations à l'hôpital Necker : récit d'une journée de cauchemar » publié le 15 juin 2016, sur le site du Figaro17 qui relate les réactions de plusieurs commerçant-e-s ou usagers/usagères présent-e-s à l'hôpital pendant les faits. On relève l'absence de modalisateur, l'utilisation d'un lexique péjoratif pathétique et une exagération qui tient presque de la synecdoque en définissant comme « journée » les deux heures qu'a duré l'affrontement devant l'hôpital Necker. c) Déroulement du récit et spécificités Le Parisien Dans Le Parisien, l'article commence ainsi : « 14h03. Les CRS chargent déjà. » D'emblée la manifestation commence dans la violence, à moins que la manifestation n'ait pas encore commencé. Le flou est dissipé quelques lignes plus tard : « depuis le départ, vers 13 heures place d'Italie (XIIIe), des centaines de casseurs remontent le cortège pour se positionner dans le premier tiers de la manifestation ». Le regard du journaliste se focalise sur les « casseurs », excluant du champ les autres manifestant-e-s ainsi que leurs revendications ; en plaçant dans le texte les violences avant le départ, qui était calme selon Vincent Verrier, on discerne ici ce sur quoi le journaliste porte son attention. Néanmoins, en mettant les CRS comme agent18 (au sens grammatical) des violences : « Les CRS chargent », cela pourrait laisser entendre que ce seraient les CRS qui auraient déclenché les hostilités, à moins que le journaliste n'ait pas vu la cause de la charge policière. Cela n'est pas clair et traduit bien la confusion qui peut régner dans ces moments de troubles. Le Figaro L'article du Figaro a une construction plus traditionnelle dont voici le premier paragraphe du corps du texte19 : Nouveau déferlement de violences pour cette neuvième journée de mobilisation contre le projet de loi El Khomri, actuellement débattu au Sénat. À l'appel de l'intersyndicale (CGT, FSU, FO, Solidaires, Unef, UNL, Fidl), 1,3 million de personnes, selon la CGT, mais 125.000 selon la Police, ont manifesté ce mardi dans une cinquantaine de villes en France.
22 Le pic du 31 mars, avec ses 400.000 manifestants, selon le ministère de l'Intérieur, n'a donc pas été dépassé. Les syndicats espèrent toujours faire pression sur le gouvernement afin qu'il amende le texte qui prévoit notamment une décentralisation de la négociation sociale vers les entreprises. Les faits, les informations données (syndicats participants, chiffres de l'intersyndicale et du ministère de l'intérieur...) et un bref rappel de la revendication principale permettent la contextualisation du discours là où le premier article commence directement dans l'action. Néanmoins comme peut laisser penser la première phrase du paragraphe, en parlant de « déferlement de violences », tout le reste de l'article est centré sur les affrontements : Au bout de quelques centaines de mètres seulement, la manifestation a tourné à l'affrontement. [...] Quelques instants avant, des centaines d' « autonomes[*] » habillés de noir, cagoulés et équipés de lunettes de natation, ont provoqué les forces de l'ordre en tête de cortège en jetant des projectiles, alors que des personnes se faisaient soigner, assises sur le bord des trottoirs. Alors que ce passage semble donner la justification de la charge policière inexpliquée dans le Parisien, nous pouvons remarquer une incohérence dans la présentation des faits : si « l'affrontement » a été provoqué par les « «autonomes» » en jetant des projectiles sur « les forces de l'ordre », pourquoi des « personnes » se font « soigner, assises sur le bord des trottoirs » ? Soit une partie des faits a été ellipsée (celle où les personnes qui sont soignées se font blesser), soit la restitution qui en est faite est anachronique et rend la compréhension du déroulement des faits problématique. Le récit rapporté par la journaliste est loin d'être neutre, chronologique et distancié, et illustre bien l'effacement énonciatif puisque malgré l'absence de déictiques de personne, les jugements personnels sont bien présents : « Au bout de quelques centaines de mètres seulement », « les dégâts matériels sont impressionnants », « restaurants dévastés », « Les casseurs s'en sont même pris » [nous soulignons]. Paris-luttes.info Alors que l'article de Paris Luttes est anonyme, il est le seul à prendre en charge l'énonciation via de nombreux déictiques tels que les indices de personne : « après notre passage »,« nous rejoindre », « à mon avis » ou « je ne sais pas ». Cet article illustre bien le fossé qui peut séparer les récits d'un même événement. L'auteur-e était présent-e dans le 23 « cortège de tête » et donc au plus près des événements mais aussi émotivement engagé-e dans ce qui est décrit. Outre les différences de ton et de vocabulaire (« marrants », « bordel », « coup de latte »), sa version de l'affaire de l'hôpital Necker tranche avec les deux autres récits puisque ce serait « une personne seule » qui aurait « étoilé » les vitres de l'hôpital. L'auteur-e semble chercher des raisons à l'inaction des autres personnes présentes en plaidant l'ignorance (du lieu visé ou des raisons de l'attaquer). Il/elle contextualise les faits en évoquant les affrontements avec la police, et conclut que « dans le chaos ambiant, [...] c'était vraiment pas grand chose ». Comment interpréter ces différences ? En se plaçant du côté du/de la récepteur/réceptrice, il peut être légitime de se méfier de cet article publié sur un site militant, écrit par un-e auteur-e anonyme qui ne cite aucune source20, alors que le Figaro et le Parisien sont deux quotidiens connus, réputés, avec des journalistes professionnel-le-s. Il s'agit ici de légitimité énonciative : les journalistes disposent de la légitimité journalistique21 pour relater des faits que le/la récepteur/réceptrice ne remet pas en doute, contrairement à un récit fait par une personne lambda22. Pourtant, cet article comporte de nombreuses informations et son lot de détails : il y a un positionnement énonciatif idéologiquement revendiqué, chose quasiment impensable dans la presse traditionnelle du moins dans cette forme là. Au-delà des prises de positions assumées, il y a seize photographies qui accompagnent l'article (là où les autres n'ont qu'une, voire deux photographies d'illustrations), sur lesquelles essentiellement des graffitis (« fin de la propriété privée » sur la vitrine d'une agence immobilière, « je pense donc je casse » et sa variante « je pense donc je ne suis pas CRS ») mais aussi des magasins qui ont été pris pour cibles (une boutique Lancaster qui vend de la maroquinerie de luxe et une autre proposant des coffres-forts, alarmes et portes blindées). Loin de nier les dégradations, il y a même un acte revendicatif puisqu'il/elle écrit :
24 Niveau "casse", toutes les banques, agences immobilières, d'assurance, etc. y passent, comme d'habitude, ainsi que diverses autres enseignes capitalistes genre Starbuck et compagnie. Le Ministère de l'Outre-Mer a été sur-tagué et vu quelques-unes de ses fenêtres brisées. Et bien sûr, tout ce qui était publicités, caméras de vidéo-surveillance y est passé, dans la joie et la bonne humeur. Parmi les trucs marrants, on a pu voir une agence qui proposait une "épargne solide" mais dont les vitrines fragiles se sont effondrées après deux coups de latte. Encore une fois, l'énonciation est assumée discursivement (grâce au champ lexical, au niveau de langage mais aussi par l'utilisation de l'humour) et située politiquement (la dégradation des « enseignes capitalistes » est montrée positivement, l'effet de liste démontre un acte politique anticapitaliste et anti-autoritaire avec la visée d'un ministère et des caméras de vidéo-surveillance). De surcroît, par rapport aux autres articles, l'amplitude horaire rapportée est bien plus importante puisqu'elle commence « une heure avant le départ de la manifestation » qui était à 13 heures, jusqu'à 22 heures 30. Entre les deux marqueurs temporels sont racontés la manifestation nationale puis des « rassemblements » devant le Sénat, sur la place de la République et au quartier Latin et enfin une « manifestation sauvage » de la place de la République jusqu'au parc de Belleville qui a rassemblé environ mille personnes selon l'auteur-e. Ces faits, qui font partie intégrante de la journée de mobilisation, sont peu ou prou absents dans les médias nationaux, tout comme le reste de la manifestation qui a été éclipsé par les vitres de l'hôpital Necker. Cependant, la plupart des faits rapportés dans le Figaro et dans Le Parisien sont présents dans ce dernier article : la rapidité des affrontements entre manifestant-e-s et force de l'ordre , attaque d'une boutique Lancaster (rapportée dans Le Parisien), etc. d) Commenter la manifestation La place centrale de la violence dans les discours La violence occupe donc une place prépondérante dans les retranscriptions que font les journalistes des manifestations au détriment peut-être d'une stricte retranscription des faits. Dans le cas de nos trois articles, écrits dans les douze heures suivant les événements racontés, c'est bien la version décrite par l'auteur-e anonyme qui est la plus proche de la réalité, malgré (ou grâce à?) sa proximité revendiquée avec le sujet23. Internet, et les presse, ni de formation pour en faire son métier. 23. Version attestée par une vidéo tournée par un journaliste qui était diffusée dès le 15 juin notamment dans Libération (cf. : Mouillard et Peillon, « L'hôpital Necker a t-il vraiment été «dévasté» par les 25 nouvelles technologies de l'information dans leur ensemble, ont donné la parole à celles et ceux qui dépendaient jusque-là des médias pour pouvoir s'exprimer. Tributaires de la volonté des journalistes, des rédacteurs/rédactrices et de toute une chaîne de décision qui va jusqu'aux politiques, les groupes manifestants ont aujourd'hui un moyen de toucher bien plus de gens par leurs propres moyens qu'avant. Loin d'édulcorer leurs discours sur la violence, elle semble être autant (si ce n'est plus) présente que dans les grands médias. Finalement, seule leur interprétation, c'est-à-dire le sens donné à cette violence, varie. L'intérêt pour le groupe manifestant d'être bien vu (au propre comme au figuré) par les journalistes s'explique principalement par l'importance donnée au regard de ceux/celles-ci : c'est en effet cette perception des faits qui construit le contenu d'un article et de facto l'événement. Comme l'explique P. Champagne, les manifestations permettent aux journalistes « de dire, pour les autres, « ce qu'il faut en penser » » (1984 : 25). Il continue : [...] il s'agit en effet d'événements qui n'ont pas de signification simple et univoque parce qu'ils en ont trop. Le sens que les organisateurs de ces manifestations veulent imposer à leur «démonstration» leur échappe partiellement : ils doivent toujours composer avec l'autonomie relative du champ de la presse qui fabrique mais aussi réfracte «l'événement». L'ensemble des articles que chaque quotidien consacre à l'événement et l'impression globale qui s'en dégage, en particulier pour le lecteur pressé et non informé, est, en partie, le résultat de lignes politiques (au sens large) plus ou moins claires, élaborées au cours des conférences de rédaction où se déterminent ce que, pour chaque journal, il faut dire ou non, ce qu'il faut montrer ou non, bref, la stratégie à suivre à l'égard de ces actions dirigées vers la presse (loc. cit.). Selon lui, le groupe manifestant n'est pas maître de la diffusion de ses revendications puisqu'il dépend des journalistes. Les différences observées dans nos exemples cités précédemment peuvent s'expliquer d'une part par le fait qu'il n'y aurait pas de « signification simple et univoque » et d'autre part à cause de ces « lignes politiques » propres à chaque journal qui influencent la réception et la diffusion de l'information. Toutefois, si les groupes manifestants dépendent des médias, les médias dépendent aussi des groupes manifestants qui leur donnent de l'information, la matière première nécessaire à leur métier, ce qui crée une situation d'interdépendance24. La violence dans les manifestations ne se cantonnent pas à un rapport discursif entre «le groupe qui se donne à voir et les catégories de perception, sociales et politiques, du «casseurs» ? », Libération [en ligne], 15 juin 2016 [consulté le 16 décembre 2016] 24. Sur ce point, voir Champagne P. 2016 : La double dépendance : sur le journalisme, Paris, Raisons d'agir 26 groupe social formé par les journalistes » (ibid. : 20), il y a aussi celles et ceux qui créent leur discours par rapport à celui des journalistes en commentant l'actualité. Commenter l'actualité : les matinales radiophoniques Les émissions de radios matinales sont un exercice de communication dont les politiques sont friand-e-s, tout comme les auditeurs/auditrices qui sont très nombreux/nombreuses chaque matin à les écouter25. C'est chez Patrick Cohen, qui anime « la matinale la plus écoutée de France » sur France Inter, que s'est rendu le 15 juin 2016 Manuel Valls pour commenter l'actualité. Après avoir parlé du « meurtre de Magnanville »26, Patrick Cohen aborde « l'opposition à la loi Travail » et « la mobilisation » de la veille qui « a été importante » puisque « il n'y a jamais eu, depuis le début du mouvement, autant de monde dans les rues de Paris, 3 fois plus que le 31 mars ». Le journaliste demande à Manuel Valls « que répondez-vous, non pas aux leaders syndicaux, mais à ceux qui sont mobilisés depuis des semaines contre cette loi ? », ce à quoi répond le Premier ministre : « je réponds que, en marge des manifestations, la violence a pris un tour tout à fait insupportable » (Valls 15 juin : 6-7). Patrick Cohen lui fait remarquer : « ce n'était pas ma question », mais la volonté de Manuel Valls de se focaliser sur les dégradations et les violences lors des manifestations n'est pas inédite puisque le même jour, il s'est rendu avec Marisol Touraine « au chevet des vitres de l'hôpital Necker27 » pour dénoncer face aux caméras et aux micros, l' « attaque » qu'a subie « cet hôpital ». Mais Manuel Valls n'a pas été le seul à condamner les « casseurs » puisque avant lui, Bernard Cazeneuve avait déjà fait part de sa colère sur le plateau du 20 heures de France 2 (14 juin 2016), en annonçant que l'enfant du couple de fonctionnaires de police tué se trouvait justement dans cet hôpital (Cazeneuve 14 juin : 31-32). Cette information n'avait pas été divulguée jusqu'alors, ce qui lui a été reproché, notamment par des
27 membres du personnel de l'hôpital28. Que ce soit Nicolas Sarkozy, alors chef du parti LR, qui demande que la responsabilité financière de la CGT soit engagée29, Marisol Touraine qui dit toute sa consternation en moins de 140 caractères30 ou Philippe Vagier, président du groupe UDI à l'Assemblée Nationale qui demande « des sanctions exemplaires »31, l'indignation est totale. Et lorsque toute la classe politique parle d'une seule voix, ne faut-il pas s'interroger ? Y aurait-il un intérêt politique à jeter la confusion sur le mouvement dans son ensemble alors qu'il reste, selon les sondages, largement soutenu par les Français-e-s32 ? I.3. EFFACER LA MANIFESTATION, COMMENTER LA VIOLENCE La violence en manifestation a souvent éclipsé dans le discours médiatique et politique la manifestation en elle-même. Pendant les manifestations contre le Contrat Première Embauche (ou CPE) en 2006, les médias ont très souvent focalisé sur les violences faites à l'occasion des manifestations : « heurts dans plusieurs villes en marge des manifestations contre le CPE » (Le Monde, 05 avril 2006) ou encore « 200 à 300 casseurs qui ont harcelé les forces de l'ordre » à la fin de la manifestation du 16 mars 2006 qui s'était pourtant déroulée « sans incident » selon David Pujadas (Journal de 20 heures, France 2). En 2005, les manifestations lycéennes contre le projet de loi Fillon33 ont surtout fait parler d'elles pour les violences qu'ont subies des jeunes manifestant-e-s par des « jeunes de banlieues » mais aussi par les forces de l'ordre. Le Monde titre ainsi l'article du 07 avril 2005 : « des incidents violents ont émaillé les actions lycéennes » et cela a été jusqu'à la création d'un appel signé entre autre par Bernard Kouchner pour dénoncer « les ratonnades anti-blancs »... Et 2001, riche en sommets internationaux et donc en contre-sommets et manifestations, le « Sommet des Amériques » qui se tenait à Québec pour entériner le traité de libre-échange entre les pays Nord-Américains a été davantage
28 commenté pour les violences que pour les discussions entre les chefs d'États : « le sommet des Amériques s'achève dans la casse » (Le Monde, 22 avril 2001). a) La violence dans les journaux télévisés : le cas du G8 à Gênes Il faut constater, du fait de quelques centaines ou milliers de manifestants violents, la cause de ceux qui se préoccupent des conséquences de la mondialisation et qui ont manifesté pacifiquement a été complètement discréditée (Gerhard Schröder, La Presse, 23 juillet 200134). Gerhard Schröder souligne un mécanisme récurent dans le discours politique portant sur la violence protestataire : c'est un objet discursif important qui, par sa simple présence, efface toute autre information et sa présence en manifestation « discrédite » les revendications. En prenant le journal télévisé de France 2 du 20 juillet35 et 21 juillet36 2001 qui couvrent le G8 à Gênes, nous allons analyser ce sur quoi porte l'attention des journalistes ainsi que la teneur des commentaires pour essayer de comprendre si les violences dominent le reste des événements, par le biais de la hiérarchisation de l'information et si la position du chancelier allemand est partagée aussi en France. Pour cela, nous détaillerons un sujet en relevant les articulations du discours (commentaires et images) et sa durée pour analyser ensuite le principe rhétorique qui le domine. Vendredi 20 juillet 2001 Le journal s'ouvre sur les violences du G8 sans évoquer les décisions prises à l'occasion des discussions entre chefs d'États. Antoine Cormery introduit le sujet (1 min. 1337) en parlant de « scènes de guérilla urbaine très violentes » et d'un « mouvement italien ultra-radical ». La première image du reportage montre derrière une vingtaine de jambes de policiers/policières un homme, le visage ensanglanté, allongé sur le sol et des secouristes qui lui mettent une minerve. La voix hors champ débute ainsi (1 min. 19) : « la mort d'un manifestant, c'est ce que redoutait le plus les organisateurs de avec 49 % des sympathisant-e-s du PS et 90 % des sympathisant-e-s du Front de gauche.
29 ces trois jours de manifestations ». Le ton est grave, monotone. Le sujet donne la parole aux « organisateurs de ces trois jours de contestation » en relayant leur craintes. Le commentateur continue (1 min. 37) : « jeunes manifestants impossibles à identifier », « mouvement radical italien », « consignes strictes [qui] furent respectées » (avec des images de manifestant-e-s le visage ensanglanté qui se font interpeller), « une répression rarement vue à l'occasion d'une manifestation. Faut-il parler encore de manifestation ? », « une guerre de positions », le champ lexical de la guerre domine pendant les deux minutes du reportage. Puis un deuxième reportage (3 min. 10), celui-ci à « l'intérieur de la zone rouge [...] qu'il faut bien appeler un camp retranché », d'à peine une minute. Troisième reportage (4 min. 40), sur les réactions des chefs d'États, avec une importance toute particulière donnée à Jacques Chirac, président de la République française, présenté comme le seul à vouloir dialoguer avec les manifestant-e-s. Il faut attendre la phrase de conclusion pour apprendre que les Huit ont débloqué « près d'un milliard de dollars » pour « les plus pauvres », « un fond thérapeutique pour les malades du SIDA, de la tuberculose et du palud [sic]. » Pour clôturer le sujet (6 min. 15), un envoyé spécial, Alain de Chalvron, est en direct de Gênes pour parler des « débordements. » Son analyse est subjective puisqu'il affirme au sujet des autorités italiennes que « le pire est arrivé » mais qu' « on ne peut pas leur reprocher car ils ont tout fait pour l'éviter [nous soulignons] ». Cela fait écho à la phrase d'introduction du premier sujet : « a mort d'un manifestant, c'est ce que redoutait le plus les organisateurs », alors que pas une fois la parole ne sera donnée à un-e manifestant-e. Il évoque aussi les grilles qui entourent le quartier du Palais Ducal où sont cloisonnés les chefs d'États, surnommées « le mur de la honte » qui est, selon lui, « un symbole rêvé pour ceux qui de toute façon étaient venus ici pour casser [nous soulignons] ». Le positionnement idéologique du journaliste est assumé et permet de questionner l'angle choisi pour traiter le sujet. Il questionne ensuite la « pérennité de ce genre d'événements » qu'il place dans la lignée de Seattle en 1999 et de Göteborg un mois avant Gênes. Le sujet a pris presque 7 minutes sur 35 minutes, tout en sachant que la moyenne La construction des acteurs 30 d'un sujet au journal télévisé de France 2 est de 1 minutes 4338, il est donc cinq fois plus long que le sujet moyen, ce qui indique une volonté éditoriale de mettre l'accent sur les violences, tout comme la contextualisation du sujet montre un certain parti-pris. En désignant les opposant-e-s comme un « mouvement italien ultra-radical », Antoine Cormery créé une image négative du groupe manifestant avec cet adjectif « ultra-radical » qui tient presque de la tautologie puisque le TLFi définit « radical » par : « Qui va jusqu'au bout de chacune des conséquences impliquées par le choix initial », idée que l'on retrouve dans « ultra » : « Celui, celle qui est le partisan acharné, ou extrémiste d'une cause ou d'une idée » (2017). Cela construit une image négative, menaçante, dangereuse des manifestante-s. A contrario, l'image discursive de l'autre camp désigné comme étant les « organisateurs de ces trois jours de manifestations » pour faire référence aux groupes manifestants légitimes (syndicats, ATTAC, etc.), est construite autour des notions de responsabilité et de compassion. Cependant, en relayant leur « crainte », le journaliste les humanise, tout comme Alain de Chalvron qui les exonère de tout reproche tout en jugeant « ceux qui de toute façon étaient venus ici pour casser ». Si nous revenons à l'introduction d'Antoine Cormery en mettant en parallèle « mouvement italien ultra-radical » et l'image de ce manifestant mort, l'impression qui peut s'en dégager serait une sorte de responsabilité de la victime qui aurait payé de sa vie son ultra-radicalisme. C'est d'ailleurs cet ultra-radicalisme qui fait dire à la voix hors champ qu'il ne s'agit plus d'une manifestation et donc qu'on ne peut plus parler de « répression » mais bien d'une guerre civile. Le champ lexical est donc ajusté : on parle alors de « guerre de positions », de « camp retranché » et de « zone rouge ». Samedi 21 juillet 2001 Le G8 est le second sujet, le premier étant consacré à Lance Armstrong, vainqueur d'une étape du Tour de France « avec une facilité toujours aussi déconcertante. » Le présentateur parle de « nouveaux affrontement en marge de la grande manifestation [...] pacifique, elle. » C'est d'ailleurs sur des images de cette « grande manifestation » que s'ouvre le sujet à 6 minutes 15, avec « 200.000 manifestants » et « quelques centaines d'éléments, tout au plus [qui] veulent forcer le passage [de la zone rouge39], ceux qu'on
31 surnomme le bloc noir. » Une dame est interviewée (7 min.) : « les gens sont pacifistes, on résiste même à la provocation [policière] » puis de nouveau la voix hors champ : « mais c'est fini, la violence l'a emporté ». Le sujet se poursuit avec les manifestant-e-s « les plus pacifiques » victimes des forces de l'ordre « qui repoussent tout le monde sans distinction ». « Les manifestants pacifiques, eux, n'ont pu défiler que quelques minutes. » Le sujet se clôt sur l'image d'une vingtaine de manifestant-e-s, en ligne, les mains en l'air, avec un hélicoptère volant derrière elles/eux. Un second sujet (8 min. 40) est consacré à la mort du manifestant, qualifié « de jeune extrémiste » par Antoine Cormery et qui se résume à un rappel des faits, puis à des témoignages de manifestant-e-s en colère et de riverain-e-s qui jugent que le manifestant l'a mérité car il aurait voulu agresser les carabiniers qui n'auraient fait que se défendre (en lui tirant dessus à deux reprises dans la tête puis en l'écrasant au volant d'une Jeep). Là aussi, le sujet se base sur un clivage entre pro et anti manifestation. Comme la veille, Alain de Chalvron est interviewé par le présentateur qui commence ainsi (10 min. 45) : « La manifestation anti-mondialisation est assurément un succès, on va le voir en détails dans un instant, mais le message est très largement brouillé [nous soulignons] par ces vols avec violence auxquels nous avons pu assister. » L'envoyé spécial répond : « Oui, on en retiendra de ce sommet de Gênes, comme de celui de Göteborg sans doute, que ces affrontements et leurs victimes, le mort d'hier, les blessés d'aujourd'hui. Finalement, le fracas des gaz lacrymogènes, des grenades lacrymogènes a couvert les slogans pour un monde meilleur, plus humain, plus écologique [nous soulignons]. » S'en suit un sujet sur la manifestation « pacifique » qui « a réuni plus de 150000 personnes » diffusé à 12 minutes. Une suite d'images de manifestant-e-s joyeux/joyeuses, avec des messages de paix, puis un homme : « il faut que tout le monde se rende compte qu'ici la majorité des manifestants est pacifique. » Le commentateur poursuit : « à la tribune, les leaders des organisations anti-globalisation clament victoire devant ce rassemblement pacifique, enfin, et critiquent pêle-mêle gouvernement italien et casseurs. » Même dialectique de la part de José Bové qui parle des « tentatives de déstabilisations de la part d'un certain nombre de groupes incontrôlés » alors que lui-même n'a pas la 32 réputation d'être militant pacifiste40. Le sujet se clôt avec cette phrase : « alors que les affrontements continuent au loin, certains ont bien gagné un moment de repos. » Visiblement, les « casseurs » n'ont pas empêché cette manifestation de se dérouler dans le calme mais l'accent est mis sur les affrontements qui ont lieu autre part. Un nouveau sujet débute (13 min. 30), celui-ci à « l'intérieur de la zone rouge », sur les pourparlers. Les chefs d'États « accusent le coup » après la mort du manifestant la veille. La journaliste cite un communiqué commun dans lequel les Huit condamnent les violences. Le sujet se termine sur le fait qu'aucun accord n'ait été trouvé sur « les grands sujets. » Le thème du G8 a pris 8 minutes 45 d'un journal de 37 minutes, contre 1 minute 43 en moyenne, alors même qu'une large part de ce temps a été allouée aux violences et affrontements. Légitimation, délégitimation L'opposition entre les manifestant-e-s « pacifiques » et les « casseurs » est centrale dans ces différents sujets. Dès le début, Antoine Cormery oppose aux « casseurs » la « grande manifestation » qui est « pacifique, elle ». Cette reprise du pronom en postposition appuie la différenciation avec le « bloc noir » composé de ceux qui veulent « forcer » la limite de la zone rouge, les rendant de fait responsables de la violence. L'opposition permet aussi de délégitimer le groupe manifestant violent en ayant recours aux chiffres ( « 200.000 manifestants » contre « quelques centaines d'éléments »), au champ lexical de la violence (« les gens sont pacifistes, on résiste même à la provocation [policière] » contre « la violence l'a emporté »), à la syntaxe (« Les manifestants pacifiques, eux »). Il est intéressant de voir que le groupe manifestant légitimé, par la voix de José Bové, condamne les « groupes incontrôlés », tout comme les chefs d'États qui condamnent « les violences ». Même si la gestion de la manifestation par les forces de l'ordre est critiquée, c'est de la faute des « casseurs » si les manifestant-e-s pacifiques se sont retrouvé-e-s entre deux feux. C'est d'ailleurs l'idée que l'on retrouve dans le montage des sujets, comme lorsque en montrant les manifestant-e-s sont montré-e-s les mains en l'air, survolé-e-s par un hélicoptère de la police. Cette mise en images, la mise en scène en quelque sorte, porte un message très symbolique : en montrant les « casseurs » jeter des 40. Il est, entre autre, jugé coupable pour « violence en réunion » le 27 octobre 1999, « vandalisme » le 13 septembre 2000, « destruction de plant de riz transgénique » le 19 novembre 2002, pour « destruction d'une parcelle de maïs transgénique » le 15 novembre 2005. 33 objets sur la police puis des « manifestants pacifiques » les mains en l'air, nous sommes devant l'illustration de l'expression « pris en otage », les manifestant-e-s étant les victimes, les « casseurs » les bourreaux. Cette même opposition se retrouve logiquement dans les conclusions d'Antoine Cormery et Alain de Chalvron qui disent que « la manifestation anti-mondialisation est assurément un succès [...] mais le message est très largement brouillé » par les violences. Finalement, le G8 n'est que le contexte et le décor, le vrai sujet de tous ces reportages est la violence : lorsqu'elle est présente (lors des affrontements et des arrestations), lorsqu'elle est absente (comme lors du rassemblement pacifique qui n'a été évoqué que par l'absence d'affrontements), lorsqu'elle est commentée (via les déclarations des chefs d'États par exemple). Les manifestant-e-s pacifiques servent alors de groupe manifestant modèle victime du groupe manifestant illégitime qui provoque les violences, notamment celles dont sont victimes les manifestant-e-s pacifiques, dédouanant de fait les forces de l'ordre. b) Utilisation de la violence dans le discours médiatique et politique Une source de rémunération pour l'un... Par ces deux exemples, nous pouvons voir l'attrait qu'éprouvent les médias pour la violence protestataire, au point peut-être de la sur-représenter ? On pourrait s'interroger sur les raisons qui poussent les rédacteurs/rédactrices et éditorialistes à donner une telle place aux images violentes lorsque le sujet porte sur les manifestations. Y. Michaud nous apporte quelques éléments de réponse dans son livre La violence : La violence, qui vient interrompre le cours normal des choses, est un objet idéal pour les médias qui consomment essentiellement des faits divers et du sensationnel. Les médias, par définition, diffusent des informations indirectes : images photographiques, télévisuelles, bandes vidéo, messages enregistrés. Ces informations, on peut les sélectionner, les monter, les légender, les commenter - les montrer ou ne pas les montrer. [...] Présentée sous le signe de la transparence, [la violence] est montrée dans les pays démocratiques sous la forme de clichés et de stéréotypes où les formes de la fiction contaminent et, de plus en plus, modèlent celles de la réalité (1988 : 39-40). 34 ...une source de pouvoir pour l'autre La violence, tout du moins sa présence, assurerait aux médias de toucher un large public, intérêt qui serait directement lié aux revenus générés par les publicités. L'intérêt qu'auraient les politiques à se focaliser sur les violences serait de décrédibiliser tout un mouvement en s'appuyant sur les actes d'une minorité et ainsi voter les lois et signer les traités malgré les oppositions. De plus, lorsque Antoine Cormery dit que le message des manifestant-e-s est « très largement brouillé » du fait des violences, Alain de Chalvron lui répond que « le fracas des gaz lacrymogènes, des grenades lacrymogènes a couvert les slogans pour un monde meilleur, plus humain, plus écologique », preuve que les revendications sont connues et qu'il s'agit plus d'une manoeuvre politique ou d'argument rhétorique que d'une réalité. Au delà des « casseurs », c'est la violence qui est au centre des préoccupations. La façon dont est traitée la violence protestataire en tant que sujet lors des manifestations est importante car un scénario semble se répéter indéfiniment : «en marge» de la manifestation, des « casseurs » «s'infiltrent» et provoquent la police. L'agression vient toujours du même camp (les « casseurs ») et oblige l'autre camp (la police) à se défendre, entraînant parfois, comme ce fut le cas à Gênes, des «victimes collatérales» ; ce topos politique découle de la différenciation qui est faite entre la violence (illégitime) et la force (légitime). Pourtant, cette dichotomie n'est pas si simple au regard des différentes définitions de la violence, particulièrement au sujet de la violence politique41. Définir la violence Malgré la multitude de définitions, l'un des seuls traits commun à toutes les théories sur la violence politique, selon Philippe Braud (1993) est la violence physique définie par Ted Gurr comme un « usage délibéré de la force pour blesser ou détruire physiquement42 » (1973 : 360). P. Braud continue : Si il y a également un large consensus pour distinguer les atteintes aux personnes et les dommages aux biens, les critiques en revanche ont été nombreuses contre la tendance de beaucoup de ces travaux à circonscrire les phénomènes de violence politique aux actions
35 dirigées contre l'État. Les distinctions violence/coercition, ou encore violence/force, qui mobilisent deux lexiques, l'un dramatisant, l'autre euphémisant, permettent de creuser un fossé de légitimité entre l'usage institutionnalisé de la contrainte matérielle au service de l'ordre politique et les usages protestataires ou contestataires (1993 : 3). C'est pourquoi il retient la définition de H.L. Nieburg43 : Des actes de désorganisation, destruction, blessures, dont l'objet, le choix des cibles ou des victimes, les circonstances, l'exécution, et/ou les effets acquièrent une signification politique, c'est à dire tendent à modifier le comportement d'autrui dans une situation de marchandage qui a des conséquences sur le système social (ibid. : 4). Cette définition, qui semble faire consensus44, est indépendante des systèmes de légitimation et englobe tout à fait la « force nécessaire et proportionnée » que revendique l'État ; elle permet de définir plus finement son utilisation comme outil de contrôle social, de revendication, de contestation ou de domination. Malgré ces travaux, force est de constater que les « casseurs » ont toujours dans les commentaires le monopole de la violence dans les manifestations, ce qui les rend illégitimes au regard des médias car « la violence politique est le terrain d'élection des jugements de valeurs » (ibid. : 2). Au gré de nos recherches, il s'est avéré que pour une large majorité, « casseurs » est aussi vieux que le phénomène qu'il décrit. C'est en partant de ce pseudo-constat que nous nous sommes lancé à la recherche de la naissance discursive des « casseurs ». Quand cette dénotation est-elle apparue en discours ? Sous quelles formes ? Par quels procédés linguistiques ? Entre-t-elle en conflit avec d'autres items lexicaux ? Ce sont à ces questions que nous allons tenter de répondre. 45. Renou F. « Larousse loin devant Robert » in « Larousse et Robert : les dicos qui pèsent lourd », Le Journal Du Net [en ligne], s.d. [consulté le 15 mai 2017]. 36 II. ANALYSE DIACHRONIQUE DE « CASSEURS »
a) Dénotations et connotation(s), quelques définitions Il nous paraît essentiel de faire un point ici sur les concepts de dénotation et de connotation(s), fondamentaux pour ce chapitre. Le DLSL nous explique que la logique scolastique, d'où sont tirées ces notions, opposait « la définition en extension (dénotation) Ce sont les connotations qui donnent à l'écrivain-e son identité trans-textuelle (au sens où il ne s'agit pas du style d'un texte mais de toute son oeuvre) et révéleraient une part 37 et la définition en compréhension (connotation) » (2012 : 111), mais les définitions ont évolué suite à leur application en linguistique. Ainsi, « la connotation désigne un ensemble de significations secondes provoquées par l'utilisation d'un matériau linguistique particulier et qui viennent s'ajouter au sens conceptuel ou cognitif, fondamental et stable, objet du consensus de la communauté linguistique qui constitue la dénotation » (loc.cit.). À l'opposé de la dénotation, la connotation n'est pas uniquement composée de signes linguistiques mais aussi du niveau de langue (si chien, canidé et clébard ont la même dénotation, c'est-à-dire qu'ils désignent le même animal, ils connotent chacun quelque chose de particulier : le premier connote un langage neutre, le second un langage scientifique alors que le troisième connote un langage familier), d'une construction syntaxique ou d'une gestuelle particulière. C'est pourquoi il nous semble important de dépasser cette dichotomie qui fait de la dénotation une langue d'information et de la connotation une forme déviante ; tout comme il est vain de parler d'un sens connoté puisqu'il n'en existe pour ainsi dire jamais qu'un seul, à l'opposé du sens dénoté sur l'axe synchronique, d'où l'importance de parler au pluriel de connotations. Ainsi, M.-N. Gary-Prieur définit la dénotation comme le sens commun « à tous les sujets parlant une même langue », symbolisé « très grossièrement par la définition du dictionnaire » et les connotations comme étant « toutes les nuances subjectives qui s'ajoutent [...] à cette signification de base » (1971 : 98). Elle résume en quatre points ce qui définit les connotations : « les connotations caractérisent les langages naturels ; [...] sont des significations secondes ; [...] sont liées à la pratique individuelle du langage ; [...] sont plurielles (à une dénotation correspond une liste ouverte, indécidable, de connotations.) » (ibid. : 99) R. Barthes, dans Le degré zéro de l'écriture, donne aux connotations une dimension affective, personnelle et caractéristique de l'auteur-e qui font son style : La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatisme mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle de l'auteur, dans cette hypophysique de la parole (1972 : 12). 38 importante, intime du/de la locuteur/locutrice. C'est pourquoi M.-N. Gary-Prieur écrit : « les connotations sont le produit d'une culture, d'une expérience, d'un caractère » (1971 : 101). P. Bourdieu ne dit pas autre chose lorsqu'il écrit : « la connotation renvoie à la singularité des expériences individuelles, [...] elle se constitue dans une relation socialement caractérisée où les récepteurs engagent la diversité de leurs instruments d'appropriation symbolique » (2001 : 62). Ces quelques exemples illustrent l'importance de ces questions pour comprendre les enjeux des connotations, de ce qu'elles nous apprennent sur celles et ceux qui les utilisent. Nous retrouvons finalement le même processus pour la dénotation mais à une échelle différente. Si, comme nous l'avons vu précédemment, la dénotation d'un mot est le sens compris par l'ensemble d'une communauté linguistique, il n'en demeure pas moins que ce sens change et évolue. Ainsi, nous pouvons suivre via les différentes éditions du DAF l'évolution du mot « voiture » qui a désigné une « plate-forme, caisse ouverte ou fermée montée sur roues, tirée par la force animale, qui sert à transporter des personnes, des objets » (4ème édition, 1762) puis un « véhicule automobile servant à transporter un nombre réduit de personnes ou des objets de faible encombrement » (8ème édition, 1932-1935), qui correspond à la dénotation moderne. La dénotation nous donne aussi des informations sur les locuteurs/locutrices et surtout sur la communauté linguistique et l'état de la langue au moment du discours : « le mot à toute fin du dictionnaire n'a aucune existence sociale : dans la pratique, il n'existe qu'immergé dans des situations, au point que le noyau de sens qui se maintient relativement invariant à travers la diversité des marchés peut passer inaperçu » (Bourdieu 2001 : 62). Nous utiliserons donc dénotation pour désigner « l'élément stable, non subjectif et hors du discours, de la signification d'une unité lexicale » (DLSL : 2012) et qui correspond peu ou prou à la définition de sens46. b) Les débuts de « casseurs » Nous allons nous intéresser maintenant aux dénotations du mot « casseur » et à son évolution au fil de l'histoire. Dans le DG, il n'existe aucune forme substantivée du verbe 46. Il y a en une véritable différence entre dénotation et sens qu'il faut se garder d'ignorer dans le cas d'énoncés ou d'expressions. Les travaux de Frege (1892) sont remarquables puisqu'il démontre que si un énoncé peut avoir un contenu sémantique tout en étant dénué de dénotation, deux énoncés ayant la même dénotation peuvent avoir deux sens différents (Über Sinn und Bedeutung. Zeitschrift für Philosophie und philosophische Kritik, Trad. fr. « Sens et dénotation », in Écrits logiques et philosophiques, éd. Seuils, Paris, 1971). 39 « quasser » qui avait déjà le sens qu'on lui connaît, avec quelques nuances cependant : « crever, en parlant d'un oeil. [...] Ref., se meurtir. [...] Neut., Cesser, s'éteindre ». La forme substantivée apparaît dans le CDG avec comme définition : «casseur : s.m. Celui qui casse. » suivie de l'entrée : :« anc., casseur d'acier, celui qui frappe de manière à casser l'acier ; querelleur. » Nous trouvons comme définition à « querelleur » : « s.m. anc., celui qui porte plainte en justice, [...] Celui qui cherche les querelles ». En plus de l'aspect manuel du « casseur d'acier », il y a un aspect de confrontation, une dimension combative, revendicative de l'agent. Dans le Thresor de la langue francoyse tant ancienne que moderne de Aimar de Ranconnet (1606), nulle trace de « casseur » bien que l'article « casser » soit enrichi de nombreuses flexions morphologiques et sémantiques. Cette particularité vient de son usage qui différe des dictionnaires « classiques » puisqu'il ne donne pas le sens des mots mais les équivalents en latin. Il s'appuie pour cela sur plusieurs exemples qui font état pour certains items lexicaux d'un nombre assez important de dénotations. Ainsi à « casser » on trouve « casser les reins », « casser une noix », « casser et rompre », « cassant », « cassure »... On trouve même « casser un gendarme », qui aurait pu nous intéresser, mais pas de « casseurs ». L'Académie Française répertorie dans sa quatrième édition (1762) le terme « casseur » avec cette définition : « Il n'a guère d'usage qu'en cette phrase proverbiale, Un grand casseur de raquettes, Qui se dit d'un homme verd & vigoureux [sic]. Il se vante fort, il se donne pour un grand casseur de raquettes. » Il en est de même pour la cinquième et sixième édition (1798 et 1835), à ceci près que cette dernière a un ajout : « Un casseur d'assiettes, un tapageur, un querelleur. » Émile Littré, dans son dictionnaire éponyme, reprend presque mot à mot la définition du DAF : « celui, celle qui casse beaucoup par maladresse. Fig. Un grand casseur de raquettes, un homme vigoureux. Un casseur d'assiettes, un tapageur, un querelleur. » (1873-1874). Le GL (1971) quant à lui, atteste d'un sens « d'air de provocation » en 1803 au travers d'un exemple de Zola : « Fagerolles, qui affectait des airs de casseurs et de voyou, se tapait la cuisse. » Cependant, alors que le TLFi reprend la même définition (en précisant que « casseur » est un sens par extension au cambrioleur) avec le même exemple, on ne 40 retrouve dans aucun autre dictionnaire ni ce sens, ni un autre exemple ; on peut alors avancer qu'il s'agit ici d'une des nombreuses expressions néologismiques inventées par Zola. Le GL donne aussi, aux côtés de « individu querelleur » qui existe déjà depuis la 6ème édition de l'AF (1835) et dans le Littré (1872-76), un sens nouveau de « casseur de vitre ». Cet ajout est peut-être un indice, un prémisse de la dénotation qui est apparue l'année suivante. Le premier « casseur » est attesté pour la première fois comme substantif autonome, sémantiquement et syntaxiquement, en 1885 selon le GL (1971) au sens de « cambrioleur ». Il est très répandu après la Seconde Guerre mondiale et jusqu'à la fin des années 1970 où il est supplanté par le nouveau sens de « manifestants violents ». c) « Casseurs » dans Le Monde (1944-1970) Nous avons recherché dans les archives du journal Le Monde le terme « casseurs » entre 1944 et 1970 (nous avons arrêté la recherche au 08 avril 1970, la veille de l'annonce de la loi dite « anti-casseurs » par le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas). Sur les 94 résultats qui regroupent 21 groupes nominaux contenant l'item lexical « casseurs », il y en a quatre qui ressortent nettement. Avec vingt occurrences, « casseur d'assiettes » arrive en tête. Six occurrences sont dues à la pièce de théâtre d'Armand Salacrou et un article du 07 novembre 1959 est consacré à l'entrée dans le dictionnaire de l'Académie de cette expression : L'Académie vient encore d'admettre une expression pittoresque en étendant le sens du mot casseur : fanfaron bruyant qui cherche à attirer l'attention sur lui. Au propre et au figuré il ne s'emploie guère que comme "casseur d'assiettes".47 La seconde forme est celle au sens de voleur qui compte treize occurrences qui vont de 1951 à 1970. Ce sens est encore quelquefois utilisé de nos jours mais cela reste marginal (comme par exemple « le gang des casseurs » qui désigne un groupe de malfrats qui ciblaient les bureaux de tabac dans le Sud-Ouest de la France48). Nous trouvons aussi huit fois « casseurs de vitres », là aussi une forme lexicalisée qui désigne une personne violente, « rentre-dedans », tout comme la profession de « casseur » pour nommer celui qui
49. Fesquet H., « Une voiture neuve valant 500 000 francs coûterait en pièces détachées cinq fois plus », Le Monde [en ligne], 03 août 1955 [consulté le 24 juin 2017]. 41 s'occupe des épaves des voitures. Au sujet de ce dernier, la première attestation de ce sens dans Le Monde49 est suivie d'une note explicative : « ainsi s'appellent les commerçants achetant, pour les revendre sous forme de pièces détachées, des automobiles détériorées dans un accident ou trop vétustes pour pouvoir continuer à rouler ». Cette note de bas de page est un indice de la récente apparition de ce sens et qui peut s'expliquer par la démocratisation de l'automobile. Sur les quatre items lexicaux les plus récurrents dans Le Monde contenant le terme « casseurs », deux sont des groupes nominaux lexicalisés (« casseur d'assiettes » et « casseur de vitres »), les deux autres sont des substantifs autonomes dont le plus répandu est celui qui désigne un criminel. La dénotation de « manifestant violent » n'est pas attestée, ni dans le journal Le Monde, ni dans le DAF. Il a fallu attendre la 9ème édition de ce dernier (1992) pour trouver le sens qui nous intéresse au troisième point : (1) CASSEUR-EUSE n. (rare au féminin). XVIe siècle, au sens de « celui qui frappe fort (pour casser) » ; XIXe siècle, au sens argotique. Dérivé de casser. 1. Personne dont le métier est de casser, qui a une entreprise de casse. Un casseur de pierres, qui cassait les cailloux destinés à l'entretien des routes. Une équipe de casseurs a entrepris la démolition de l'immeuble. Spécialt. Industriel qui récupère les épaves des automobiles et fait le commerce des pièces et des parties restées en bon état. 2. Expr. fig. et fam. Casseur d'assiettes, homme tapageur, arrogant et querelleur. 3. Pop. Individu asocial qui prend plaisir à détruire le bien d'autrui ou celui de la collectivité. Après la manifestation, des casseurs ont brisé les vitrines. 4. Argot. Cambrioleur, voleur. Outre l'ajout caractérisé comme « populaire » et sa définition péjorative (« asocial », « prend plaisir »), nous relevons l'apparition de la mention « rare au féminin », mais aussi l'ordre des différentes dénotations puisque la dernière était la seule utilisée de façon autonome un siècle plus tôt, témoignant du changement rapide qui peut intervenir dans la langue. II.3. ÉVOLUTION SÉMANTIQUE ? a) Enrichissement du sens Dans l'ouvrage Jeunes - ville - violence. Comprendre, prévenir, traiter, l'historien Angelo Gianfrancesco écrit : 42 Augustin, un évêque de la fin du IVe siècle de notre ère, nous apprend que le mot « casseurs » n'est pas une invention moderne. Il y avait de son temps, des « eversores », traduisons par « destructeurs », des petits groupes de jeunes qui, pour s'amuser, fondaient sur une école, la saccageaient et laissaient le maître à demi-mort. [...] Quant aux jeux du cirque et de l'amphithéâtre, ils étaient l'occasion de vandalisme et d'affrontements allant jusqu'à la mort, entre supporters d'équipes de courses et de gladiateurs, entre les Verts et les Bleus par exemple, deux bandes rivales qui ont véritablement empoisonné la vie sociale de plusieurs grandes villes de l'empire (2004 : 35). Ainsi, ces phénomènes se révèlent être aussi vieux que notre société, et sûrement davantage. Les « hooligans » ne sont pas nés avec le football ; les « casseurs » avec les cités-dortoirs ou mai 68. Les faits se répètent et seule la désignation des auteur-e-s semble changer. C'est à partir du XVIe siècle que les violences commises par les « casseurs » d'aujourd'hui trouvent leurs origines. Suite au développement de l'État et des moyens de combattre les violences qui vont avec50, la société s'est fragmentée et s'est compartimentée en opposant jeunes et adultes mais surtout riches et pauvres. Les contestations de l'ordre établi se sont développées en parallèle à la création d'une forme de contre-culture de classe : Il se produit alors un phénomène bien repéré par la sociologie : aux modèles d'accomplissements issus de la conformité établie, les jeunes et plus généralement la culture populaire opposent des contres-modèles de réalisation symbolisant la contestation. [C'est pourquoi] les formes de la contestation devinrent plus symboliques : attaques contre la propriété bourgeoise, les forces de police, les structures de l'État, le clergé et toute représentation de l'autorité. (ibid. : 46). À partir du XIXe siècle, la révolution industrielle a donné naissance à de nombreuses restructurations sociétales, à la théorisation des classes sociales et à une nouvelle terminologie attenante. Les classes dominantes utilisent toutes sortes d'appellations pour désigner les « classes dangereuses » : émeutiers, voyous, vauriens, aigrefins, puis au XXe siècle : apaches, blousons noirs, anarchistes et autres loubards, chienlit, autonomes puis tardivement... casseurs. Ainsi, comme le définit le DHLF : Il a produit ANTICASSEUR(S), adj. apparu dans le climat politique de l'après 1968 (loi du 8 juin 1970, abrogé en 1981), casseur se disant en même temps pour « personne qui commet des dégradations au cours de manifestations (Rey : 2006). 50. Angelo Gianfransesco cite à propos Thomas Hobbes qui a théorisé cette mécanique consistant pour toute société à combattre la violence illégitime de la rue au moyen d'une violence plus forte et légitime de l'État. 43 Nous n'avons pas relevé de nouveaux items qui se substitueraient à « casseurs », au contraire, son utilisation n'a eu de cesse de s'amplifier puisque tout le monde l'utilise, du simple citoyen au président de la République. Dans une dynamique inverse, le champ lexical s'est réduit jusqu'à l'omniprésence de « casseurs » qui domine les discours sans partage. b) Analyse comparée de l'évolution de plusieurs items dans Le Monde Pour analyser l'évolution de « casseurs », nous avons choisi de le comparer à « gauchistes », « anarchistes » et « émeutiers ». « Gauchistes » est le terme privilégié pour désigner les manifestant-e-s étudiant-e-s pendant les événements de mai 1968 puis les courants révolutionnaires socialistes ou communistes (Ejército Zapatista de Liberación Nacional au Mexique ou les Movimiento de Izquierda Revolucionaria au Pérou, en Bolivie, au Chili et au Venezuela) et les groupes terroristes d'extrême-gauche pendant les « années de plombs » (la Rote Armee Fraktion allemande, les Brigate Rosse d'Italie ou Action Directe en France). Le terme « anarchistes » est d'abord utilisé dans le contexte de mai 68 pour désigner les étudiant-e-s puis il revient entre 1999 et 2005 pour désigner les manifestant-e-s alter (ou anti)-mondialistes lors des contres-sommets (cf : Annexe 06). Enfin, « émeutiers » est la dénomination privilégiée pour parler des personnes ayant pris part aux révoltes des cités (Lauronen 2006 : 44-45). Comme ce sont les items les plus utilisés dans Le Monde (cf : Annexe 02) pour désigner les auteurs/autrices de violences protestataires, ils vont nous permettre de définir si il y a eu une évolution dans l'utilisation de « casseurs » et dans quelle mesure cette évolution a eu lieu. Depuis le début de ce travail, nous n'avons utilisé « casseurs » qu'au pluriel puisqu'en discours, il n'est jamais utilisé au singulier51. C'est pourquoi nous ne chercherons que des substantifs pluriels pour cette analyse comparative. Nous avons utilisé les archives du journal Le Monde allant du 01 janvier 1944 au 31 décembre 201652. Les résultats sur la période totale nous donnent, dans l'ordre décroissant (cf. annexe 01) : 6218 « gauchistes », 3052 « anarchistes », 2810 « casseurs » et 2434 « émeutiers ».
44 En ce qui concerne les occurrences « gauchistes », plus de la moitié (3712) du total est comprise entre 1970 et 1979. De plus, contrairement à « casseurs » ou « émeutiers », le terme « gauchistes » recouvre un sens très large comme nous l'indique la définition du TLFi (1980) :
Cette acception peut expliquer en partie la grande fortune du terme mais pourquoi cette «explosion lexicale» durant les années 1970 ? Et comment expliquer la très forte hausse durant la décennie précédente ? Pour y répondre, nous avons détaillé année par année les résultats (cf. annexes 02 et 04). Nous y voyons que l'augmentation des occurrences commence légèrement en 1967 puis augmente énormément l'année suivante (+268%) pour finalement exploser (+551% par rapport à 1967). À partir de 1971, la courbe s'inverse, plus lentement qu'elle n'est montée, avec une petite hausse entre 1974 et 1975 pour enfin se stabiliser dans les années 1980. Notre hypothèse est que « gauchistes » a été utilisé à l'occasion des événements de mai 1968 comme aujourd'hui on parle de « l'ultra-gauche », c'est-à-dire qu'il s'agit d'un mouvement situé politiquement à gauche mais la gauche d'opposition pour ne pas l'amalgamer avec la gauche institutionnelle, incarnée traditionnellement par le Parti Socialiste. C'est d'ailleurs la définition de la neuvième édition du DAF : Gauchiste, adj. XIXe siècle, au sens de « qui appartient à l'opposition de gauche ». Dérivé de gauche II. Qui est relatif au gauchisme. Des groupes gauchistes. Un étudiant gauchiste. Subst. Un, une gauchiste. De même, François Hollande sur Europe 1 va dans ce sens lorsqu'il déclare : « il y a toujours eu une gauche qui voulait gouverner et une autre qui ne voulait pas » (Hollande 17 mai : 642-648). Il distingue ainsi la gauche d'opposition au gouvernement de gauche, surnommée « les frondeurs » en les amalgamant avec les gauchistes en disant qu'ils/elles ne veulent pas gouverner. Or, il y a ici un abus de la part du président de la République car les « frondeurs » sont tous/toutes des député-e-s, dont certain-e-s ont été un temps au gouvernement, comme Arnaud Montebourg ou Aurélie Filippetti (ministre de la Culture et 45 de la Communication), ce qui prouve qu'ils/elles ont l'envie de gouverner. Cette définition convient plus à la gauche non-institutionnelle (le Nouveau Parti Anticapitaliste ou Lutte Ouvrière par exemple) qui peut être désignée comme étant « l'ultra-gauche ». La forme adjectivale prédomine alors que la forme substantivée est ajoutée à la fin, sans autre explication. Pourtant, c'est bien le substantif qui nous intéresse dans notre comparaison à « casseurs » or, le moteur de recherche ne peut pas faire la différence entre substantif et adjectif, ce qui participe à la valeur élevée du nombre d'occurrences. Mis à part cette particularité pour la décennie 1970-1979 de « gauchistes », les autres termes sont dans la même échelle de nombres. « Casseurs » augmente fortement à partir de 1969 (cf. annexes 02 et 03), il passe de 5 occurrences en 1969 à 139 en 1970, soit une augmentation de 2680 % . Ceci est évidemment dû à la « loi anti-casseurs » qui a été expliquée grâce à une phrase très simple et reprise telle quelle dans la presse : « les casseurs seront les payeurs »53. Les « casseurs » passent d'un objet dans le discours à un objet du discours comme l'indique la hausse du nombre d'occurrences dans le titre des articles (annexes 02.b et 03). Nous avons voulu vérifier dans combien d'articles du Monde nous retrouvions nos items car selon nous, leur présence dans le titre confère une importance qui est moindre lorsqu'ils ne sont que dans le texte. Les résultats sont les suivants : nous n'avons que deux occurrences entre 1960 et 1969, les deux ont comme sens « cambrioleur » : « Le «14 juillet» des «casseurs» de la prison de la santé » (14 juillet 1964) et « Mort d'un casseur » (20 septembre 1962). C'est en 1970, avec 28 occurrences, que le terme « casseurs » a été le plus utilisé dans les titres du Monde jusqu'à aujourd'hui. Sur ces 28 occurrences, 12 sont construites avec le préfixe « anti » et ont comme sujet le texte de loi. La nouveauté de cette dénotation du terme « casseurs » est traduite par l'utilisation systématique de guillemets : « L'urgence est déclarée pour le projet relatif aux « casseurs » » (16 avril 1970), « Le projet sur les « casseurs » se heurte à l'hostilité de toute la gauche » (23 avril 1970), « Le débat sur les «casseurs» sera retransmis » (30 avril 1970) ou encore « Cinq «casseurs» en correctionnelle » (02 mai 1970). À partir de quand le mot s'est banalisé au point de ne plus avoir besoin de l'entourer de guillemets ? En 1976, à l'occasion de la réforme du second cycle universitaire, des manifestations ont lieu dans plusieurs grandes villes de France avec, quelquefois, des actions violentes. 53. Phrase prononcée par Jacques Chaban-Delmas le 07 avril 1970 dans un entretien à la télévision. 46 Sur les 10 occurrences de « casseurs », 6 sont pour « anti-casseurs » et concernent des agriculteurs/agricultrices dans quatre articles. Dans les autres cas, il y a encore des guillemets, sauf dans l'article « Les casseurs privés de casse » (26 avril 1976) alors que, paradoxalement, les guillemets sont présents dans le texte : « nul n'en doutait : les « casseurs » seraient au rendez-vous54 ». En 1979, le plan de restructuration de la métallurgie du gouvernement Barre provoque la colère des syndicats qui lancent un ample mouvement de contestation. Il y a beaucoup de dégradations et la loi « anti-casseurs » étant toujours en vigueur, les arrestations sont nombreuses, tout comme les articles du Monde. Le terme « casseurs » est encore mis entre guillemets à côté de « anarchistes » ou « autonomes » qui ne le sont pas : « Le parquet fait appel de la plupart des condamnations prononcées contre des "casseurs". Onze anarchistes dans le box » (06 avril 1979). Les 11 occurrences de « casseurs » dans Le Monde en 1994 marquent une évolution par rapport aux précédentes remarques. La loi « anti-casseurs » ayant été abrogée, elle a disparu des discours mais deux titres l'utilisent : « Six-cent manifestants anti-casseurs à Bron » (21 avril 1994) et « Une manifestation anti-casseurs à Vaux-en-Velin » (22 avril 1994). Il n'y a plus de guillemets car il ne s'agit plus d'une forme idiomatique55 mais ici d'un groupe adjectival. Les guillemets semblent moins systématiques puisque seuls quatre articles sur les onze mettent des guillemets. De plus, la dénotation est utilisée dans certains jeux de mots ou détournements, comme ce courrier d'un lecteur du Monde intitulé « Où sont les casseurs ? » (09 avril 1994) qui compare les « casseurs qui brisent des vitrines » aux « gestionnaires qui nous licencient56 » ou encore ce billet d'humeur du 29 mars 1994 qui parle des « casseurs du temps » qui « chipent » une heure de sommeil lors du changement d'heure57. Ces jeux et la disparition progressive des guillemets tendent à montrer une banalisation de la dénotation dans l'usage courant. Qu'en est-il en 2016 ? Il y a six articles qui contiennent l'item lexical « casseurs » allant du 29 avril au 15 juin. Les deux seuls articles utilisant des guillemets sont :
47 « Derrière les «casseurs», toute une galaxie58 » (27 juin 2016) et « «La violence des «casseurs» est aussi un mode d'affirmation identitaire»59 » (25 mai 2016). Ces deux utilisations ont une fonction de mise à distance avec la dénotation du terme puisqu'elles souhaitent montrer une simplification de la réalité à travers l'utilisation du terme « casseurs ». Dans ces articles, celui-ci recouvre en fait une multitude de groupes allant « d'une nébuleuse que l'on peut rassembler sous le terme ultra-gauche » pour l'un ou d'une « mouvance autonome libertaire ou trotskiste » pour l'autre. Les guillemets indiquent que les auteurs n'assument pas l'utilisation de ce terme et tendent à l'expliquer. Finalement, la dénotation de « casseurs » est complètement entrée dans le langage depuis la « loi anti-casseurs » qui marque véritablement l'acte de baptême de « casseurs ». Alors que « gauchistes » était largement supérieur en fréquence d'utilisation, il a été égalé puis dépassé par « casseurs ». L'utilisation de « gauchistes » est aujourd'hui quasi nulle d'autant plus depuis l'apparition de « ultra-gauche » dans les discours qui semble l'avoir remplacé. Tous ces exemples tendent à montrer que le lexème « casseurs » a supplanté les autres dénominations qui désignent les manifestant-e-s protestataires violent-e-s. Cependant, est-ce que sa fréquence d'usage élevée pour nommer des manifestant-e-s violent-e-s, son efficacité cognitive et ses connotations peu utilisées suffisent pour faire de « casseurs » l'instance prototypique qui définit les autres membres de sa catégorie ?
48 III. LA FIGURE PROTOTYPIQUE DU « CASSEUR » |
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