II.2/ À l'épreuve du monde
Comme expliqué plus haut, Otto Messmer s'est
inspiré de Chaplin pour créer Félix le Chat. En dehors de
la personnalité attribuée à Félix, ce qui le
caractérise, c'est sa propension à moduler son corps lorsqu'il en
a besoin. Il transforme ainsi sa queue en parapluie ou en manche de banjo et
ses oreilles en paire de ciseaux.1 Plus tard, c'est Tex Avery qui
s'amusera à décomposer physiquement ses personnages.2
Mais le dessin animé n'est pas le seul domaine dans lequel le corps
outrepasse les lois de la physique. Le comique de Laurel et Hardy, par exemple,
« consiste à éprouver par tous les moyens la
résistance du corps à travers des métamorphoses proches du
cartoon »3. Le délire comique s'appuie en grande
partie sur ces facultés extraordinaires du corps à se
déformer. De ce point de vue, les héros Pixar ne dérogent
pas à la règle. De Woody, maltraité par Buzz (Toy
Story), puis par Jessie (Toy Story 2) (annexe 14),
à Dory, le poisson amnésique de Finding Nemo
écartelé par des mouettes (annexe 15), tous
subissent les foudres d'un monde qui ne leur fait aucun cadeau. Cependant,
trois personnages se distinguent par leur faculté à supporter ces
atteintes à l'intégrité physique : M. Patate (Toy
Story), Émile (Ratatouille) et Mike (Monsters
Inc.).
Avant d'être un personnage de Toy Story,
Monsieur Patate est un jouet commercialisé depuis les années 1950
dont les membres, et les composantes du visage
1 Felix the Cat as Romeeow (Otto Messmer, 1927).
2 Le loup est un exemple récurrent de ce
procédé dans l'oeuvreTex Avery, notamment dans Red Hot Riding
Hood (1943).
3 Stéphane GOUDET, Qui êtes-vous Laurel et
Hardy ?, conférence du 9 décembre 2009, organisée
dans le cadre de l'hommage rendu au duo par la Cinémathèque
française du 9 décembre 2009 au 11 janvier 2010.
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devaient, à l'origine être fixés sur des
légumes de toutes sortes. Peu à peu, le jouet s'est
popularisé et est devenu une pomme de terre de plastique dotée de
trous servant à fixer une grande variété d'yeux, de
bouches, de nez différents, et permettant ainsi aux enfants de
créer leurs propres personnages. De par ce rôle de support concret
à la créativité, Monsieur Patate a été un
objet plus que stimulant pour les animateurs de la trilogie dont il est un
héros récurrent. Dès les premières minutes de
Toy Story, il affiche sa capacité à moduler son visage en se
prenant pour un tableau de Picasso. Par cette première apparition,
Monsieur Patate ouvre la voie à une quantité de
représentations de son corps, et montre une totale insensibilité
à ses déformations. Son corps n'est plus qu'un terrain
miné d'effets comique : une tape un peu forte dans le dos lui fait
sauter un oeil, une chute trop violente entraîne la dispersion de tous
les éléments qui le composent, comme s'il explosait
littéralement (annexe 16). Ce véritable puzzle ambulant
lutte perpétuellement pour rassembler ses morceaux. Et quand, dans un
élan sportif, il tente de se muscler, ses maigres bras restent
agrippés à ce qui lui sert d'haltère, l'abandonnant
à une chute certaine. L'affront de cet objet au corps, Jerry Lewis en a
déjà fait les frais, mais avec des conséquences
différentes. En effet, au lieu de se détacher sous le poids de
l'haltère, ses bras s'étirent exagérément dans
The Nutty Professor (Jerry Lewis, 1963) (annexe 17). Dans ce
cas précis, le personnage animé permet de dépasser la
simple déformation du corps de l'acteur, en poussant le vice à la
dislocation des membres. Dans Toy Story 3, Monsieur Patate
accède à un autre niveau de recomposition du corps lorsqu'il fixe
ses différents éléments à un concombre, ou encore
à une tortilla, renouant ainsi avec la première version qui avait
été faite du jouet au début de sa commercialisation.
Enfin, dans ce dernier volet, Madame Patate (dont les
propriétés physiques sont les mêmes que son mari) joue un
rôle important dans le déroulement de l'action grâce
à l'oeil qu'elle a perdu. Cet oeil est, en fait, un moyen pour la bande
de jouets de savoir à distance ce qui se passe dans la chambre d'Andy.
Le délire burlesque du corps fragmenté contamine alors la mise en
forme du film, avec l'utilisation de plans subjectifs faisant office de
caméra involontairement infiltrée.
Le cas de Monsieur Patate est, pour ainsi dire, l'exact
opposé de celui d'Émile. Quand le premier se disperse, le second,
lui, se concentre, se densifie. Car le frère de Remy
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ne partage pas sa finesse de goût. En tant que rat, il
fait honneur à sa réputation et se goinfre de tout ce qu'il peut
trouver. Alors que Remy teste une nouvelle recette sur le toit d'une maison,
les deux rats sont foudroyés et projetés au sol. Cet incident
donne alors une saveur particulière au met encore fumant qu'Émile
qualifie aussitôt de foudrée, traduisant ainsi sa
capacité à s'octroyer les choses dans leur immédiate
concrétude. En outre, ce qui, pour son frère, constitue une
source d'écoeurement, devient pour Émile un simple moyen de se
gaver encore et encore. Dans son chapitre intitulé Manger le
monde1, Petr Kràl souligne cette avidité de la
réalité commune à la majorité des personnages
burlesques qui « poussent bel et bien leur goût du monde et du
concret jusqu'à réellement y mordre. »1 Cette gloutonne
immédiateté est pleinement satisfaite lorsque Remy ouvre la porte
du garde-manger du restaurant à sa colonie. Alors qu'il tente de se
fondre dans ce décor comestible en arborant une ceinture d'asperges,
Émile ne résiste pas à la tentation de goûter au
raisin suspendu près de lui. Finalement, c'est une grappe au moins aussi
grosse que lui qu'il gobe grain par grain. Ce gobage excessif fait de ce corps
une sorte de grenade dont l'explosion semble inévitable. Et quand
Émile s'élance pour atteindre l'ultime grain de raisin, son corps
trop lourd renverse la meule de fromage sur laquelle il se trouvait. Celle-ci
lui retombe alors dessus, transformant Émile en véritable canon
à raisins (annexe 18). Ainsi, le concret rattrape ceux qui en
abusent. Ce sont justement ces excès qui permettent de
représenter le corps d'une autre façon, de le redécouvrir,
comme celui de Laurel, noyé de l'intérieur après avoir
absorbé toute l'eau du tonneau dans lequel il se
trouvait2 (annexe 19).
Mike Wazowski diffère des deux personnages par sa
capacité à attirer les coups. Dans Monsters Inc., les
monstres passent dans le monde des humains par des portes donnant sur des
chambres d'enfants. En faisant peur à ses derniers, ils récoltent
leurs cris qui servent d'énergie à la ville de Monstropolis. Mike
est le coach de Sully, le champion en matière de terreur, et sa
vitalité n'a d'égal que le calme de son partenaire. Car il ne
connaît pas de repos et son agitation implique, la plupart du temps, une
atteinte à son intégrité physique. Son corps est, en
effet, une boule sans véritables aspérités. Et quand les
autres veulent s'en saisir, ce sont ses membres qui en pâtissent.
Tiraillé entre ses obligations
1 Petr KRAL, Le burlesque ou la morale de la tarte à
la crème, Ramsay, 2007, p.190.
1 Ibid.
2 Below Zero, de James Parrott, 1930.
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professionnelles et sa vie amoureuse, Mike se retrouve
écartelé par Sully et sa dulcinée, à tel point que
ses membres menacent de se détacher de son corps (annexe 20).
Mike fait rire à ses dépens, et aux dépens de son corps.
Chaque fois, c'est sa morphologie qui est remise en question, comme un objet
dont le monde n'accepte pas la forme. Ses membres, tiraillés ou mordus,
sont appelés à disparaître, tandis que cet oeil-tronc ne
cesse d'être écrasé, étiré, ou aspiré.
Tout concourt à trouver une utilité à un personnage qui,
au départ, n'est que l'entraîneur de la star de Monstropolis. Car
les objets aussi s'acharnent sur lui, et une chute malencontreuse dans une
poubelle fait tomber une pile de livres qui atterrit dans la bouche de Mike,
comme si le monde cherchait à la faire taire (annexe 21).
Après tout, ce à quoi il est destiné n'a rien
à voir avec la parole puisque son pouvoir comique réside dans ses
déboires physiques. Et lorsqu'il doit faire rire l'enfant que Sully a
recueilli, c'est en s'attaquant à son propre corps, en étirant
son unique paupière, en sautant sur une poutre métallique tout en
écartant volontairement les jambes, ou en se coinçant la
tête dans une porte (annexe 22). S'il n'est qu'un oeil, c'est
parce qu'il est voué à observer, et non à commenter le
monde qui l'entoure. Car la première qualité d'un comique reste
l'observation, et c'est par la conscience des choses (et donc de son corps) que
Mike trouve sa vocation : faire rire, et ne prétendre à rien
d'autre.
Déchiré, brûlé, tordu,
écartelé, ou encore, décomposé, les personnages
Pixar sont un terrain propice au délire burlesque. Ces corps
maltraités, véritables instruments de l'action, ont un point
commun, celui de survivre à ces agressions. Cette désacralisation
du corps permet, non seulement d'en affirmer la maîtrise, mais aussi de
multiplier les ressources comiques de cet objet burlesque qui ne semble pas
connaître de limites.
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