CHAPITRE II : LE CORPS COMME OBJET DU DÉLIRE
La première donnée commune au burlesque et
à l'animation semble être le délire qui s'installe
progressivement dans chaque film. Libres de toute convention, l'un comme
l'autre constituèrent dès leurs débuts des avant-gardes
artistiques et techniques de premier ordre. De nombreux caricaturistes,
illustrateurs et animateurs entrèrent dans le cinéma par le biais
du burlesque, et Charley Bowers, cité plus haut, fut l'une de ces
passerelles en réalisant plusieurs courts métrages
mêlant slapstick traditionnel et animation image par image.
Ainsi, dans A Wild Roomer (1926), son personnage met au point une
machine capable de tout faire. Le film comporte notamment une séquence
dans laquelle cette machine anime la poupée qu'elle vient de fabriquer.
« Ce que dit cette séquence, ce n'est rien de moins, ni de plus
d'ailleurs, que le pouvoir de l'animation à animer [...j
»1 Les productions Pixar regorgent de séquences
illustrant ce propos. Étant donné que le personnage burlesque est
avant tout un corps défini par ses gestes, sa démarche, sa
flexibilité, sa mobilité (et donc son immobilité), quels
sont ces mouvements qui amènent le spectateur à rire de lui et
avec lui ? Pour répondre à cette question, il faut avant tout
s'attarder sur le motif de la marionnette à l'intérieur
même des films Pixar, avant de se pencher sur les épreuves subies
par ces corps burlesques dans un monde qui ne les ménage pas.
II.1/ La valse des pantins
Dans les dessins animés de Tex Avery, « les
protagonistes commentent leur propre nature de créatures
dessinées. Sur l'un d'eux est tatouée l'inscription : ''Mon corps
est la propriété de la Warner''. »2 Ce
procédé est repris avec la présence du copyright
Disney sur le postérieur de Buzz l'éclair dans Toy
Story. Outre l'aspect comique de ce marketing assumé, la question
de la conscience d'être une figurine traverse toute l'intrigue. Woody
assène sans arrêt à Buzz une des phrases qui a fait le
succès du film : « You are a toy ! ». Ce recul du
personnage animé vis-à-vis de sa condition renvoie au
questionnement du
1 Dick TOMASOVIC, Le corps en abîme, Sur la figurine et
le cinéma d'animation, Rouge Profond, 2006, p.24.
2 Robert BENAYOUN, Le mystère Tex Avery, Editions
du Point, 2008, p.77.
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motif de la marionnette. Certes, plusieurs créatures
factices apparaissent dans les films du studio, comme l'oiseau fabriqué
par les insectes dans A Bug's Life, mais la question de la marionnette
est centrale lorsqu'il s'agit d'interroger l'essence même de
l'animation.
Woody, figurine faite de tissu rembourré et de
plastique ne déroge pas à la règle de la
matérialité chère à Lasseter. Sa démarche,
liée à sa composition, joue un rôle important dans la
façon dont on le perçoit, et le personnage s'en amuse dans
Toy Story 2 (John Lasseter, Lee Unkrich et Ash Brannon, 1999), lorsqu'il
sort de sa boîte en jouant le stéréotype du shérif
sûr de lui (annexe 10). L'effet comique repose alors sur le
décalage ente le ridicule de son évidente condition de figurine
et le caractère viril du personnage qu'il tente d'incarner. La figurine
est alors le vecteur d'une certaine idée burlesque qui serait,
« dans l'art, ce qui amplifie sans cesse la force d'expansion du
comique en reconduisant ses effets à leur source
»1.
Mais le traitement de la figurine en tant que motif comique ne
date pas d'hier. En effet, avec le développement de la
mécanisation du travail au début du XX ème siècle,
l'homme a dû habituer son corps à des rythmes imposés qui
ont donné naissance à un rapport au corps inédit. Les
burlesques des premiers temps se sont inspirés de ces marionnettes d'un
genre nouveau pour développer le thème du pantin. Dans The
Circus (1928), Chaplin reprend l'idée de l'immobilité comme
point de fuite en se faisant passer pour un automate. Passé du monde du
vivant au monde des choses, Chaplin interroge alors la figure de Charlot en
plaçant son personnage dans un double niveau de représentation :
Chaplin joue Charlot qui joue l'automate. Le personnage burlesque serait-il
envisageable en tant que simple marionnette sujette au bon vouloir de son
créateur ? Si la réponse par l'affirmative n'est pas
évidente pour le slapstick pur, elle semble assez nette en ce
qui concerne l'animation. Et cette mise en abîme du métier
d'animateur est particulièrement présente dans
Ratatouille.
L'intrigue du film repose sur Remy, un rat dont les talents de
cuisinier vont l'amener à être adopté par Linguini, un
jeune commis du plus grand restaurant de Paris. Comprenant rapidement leurs
qualités complémentaires (savoir faire la cuisine et savoir faire
l'humain),
1 Elie DURING, Du comique au burlesque : Bergson, Art
Press, Hors-série N°24 : Le burlesque, une aventure
moderne, ocotbre 2003.
20
ils mettent au point un subterfuge : Remy, caché sous
la toque de Linguini, contrôle les gestes du jeune homme en tirant sur
certaines mèches de ses cheveux (annexe 11).
Les premiers essais chez Linguini révèlent la
difficulté de l'exercice, notamment quand Remy essaie de lui faire faire
sauter une crêpe, celle-ci brise une fenêtre pour atterrir sur le
pare-brise d'une voiture (du moins peut-on le deviner au crissements de pneus
qui se font entendre en contrebas). Ce gag est également présent
dans Johnny English (Peter Howitt, 2002) où Rowan Atkinson joue
un agent secret parfaitement incompétent, et provoque un accident en
voulant lancer sa veste avec désinvolture sur un portemanteau, laquelle
passe par la fenêtre située juste à côté.
Après s'être entraînés, Remy et
Linguini testent leur méthode en cuisine. Mais quand le rat veut se
faire entendre de son partenaire, il n'a d'autres solutions que de le mordre,
provoquant, chez le jeune homme, grimaces, spasmes et sursauts. Ces
contractions soudaines de Linguini pourraient faire croire à un
ensorcellement vaudou où le corps serait à la fois la
poupée (les morsures remplaçant ici les fameuses aiguilles) et la
cible du sort (annexe 12). En cela, le personnage s'avère un
champ d'expérimentation idéal pour les animateurs, puisque les
gestes produits par son corps peuvent (et doivent) être tout sauf
habituels.
Et ce phénomène se reproduit quand Remy
débarque en cuisine et s'aperçoit que Linguini s'est endormi. Il
déploie alors toutes ses forces pour le réveiller, en vain.
Lorsqu'une des collègues entre dans la pièce, Linguini, toujours
endormi, se meut à son insu. Le rat se fait non plus le marionnettiste
d'un complice, mais d'une créature provisoirement privée du
contrôle de son corps. Linguini est donc animé par les
créateurs du film, mais aussi réanimé par
Remy.
Le jeune cuisinier vit d'ailleurs mal un statut qu'il renie :
« Je ne suis pas une marionnette ! Et tu n'es pas mon manipulateur !
» lance-t-il à Remy. C'est pourtant le rat qui est
maître à bord, puisqu'il parvient à diriger Linguini avec
une virtuosité qui révèle la souplesse de ce corps
à son propriétaire.1 Ainsi, Remy accomplit une
manoeuvre délicate en faisant passer sa marionnette sous un plateau,
à la manière d'un danseur de limbo,
1 Le nom du personnage s'inspire certainement du terme
linguine, qui désigne une sorte de spaghetti plat.
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stupéfiant tout le monde (y compris Linguini) (annexe
13).
Outre le fait d'exploiter cette relation
marionnettiste/marionnette, le cas de ce duo improbable souligne
également la capacité du corps animé à s'affranchir
de gestes préconçus. Et cette double animation,
créé un décalage entre ce qui est attendu du personnage et
ce qu'il peut effectivement réaliser. Dès lors qu'il sort du
mouvement ordinaire, le corps s'inscrit dans le registre du comique physique,
donc burlesque.
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