I.3/ É aux corps-objets
Se fondre dans le décor, tout comme Harold Lloyd
« se confond avec un mur tapissé en se plaçant
simplement contre lui , recouvert d'un tissu au même dessin
»1 (A Sailor Made Man, de Fred Newmayer, 1921),
ou comment illustrer l'appartenance du corps au domaine du concret ? Cet effet
comique a traversé les décennies, puisqu'il est repris dans le
film de Zach Braff, Garden State (2004) (annexe 7), tout
comme dans Monsters Inc. (Pete Docter, David Silverman et Lee Unkrich,
2001), où un monstre-caméléon se sert de son pouvoir de
mimétisme pour espionner les autres. Ainsi placé sur le
même plan que le décor, le corps se retrouve relégué
au simple statut d'objet, il fait, pour ainsi dire tapisserie. Avant
de dégager les enjeux d'un tel déplacement, il faut se pencher
sur les différentes méthodes de réification
utilisées chez Pixar.
Le premier niveau de passage du corps à l'état
d'objet repose, la plupart du temps, sur une simple allusion visuelle. Dans
Up (Pete Docter et Bob Peterson, 2009), alors que Carl Fredricksen, un
retraité aigri, décide de quitter sa vie monotone en faisant
s'envoler sa maison grâce à des milliers de ballons, Russell, un
jeune scout, est embarqué malgré lui dans l'aventure. Poursuivis
par un chasseur fou aux commandes d'un dirigeable, Carl et Russell doivent
faire face à des situations pour le moins incongrues. En effet, alors
que Russell se retrouve suspendu dans les airs au tuyau d'arrosage de la maison
de Carl, il percute la cabine du dirigeable et trahit sa présence en
glissant lentement le long de la paroi vitrée, dans un crissement proche
de celui d'un ballon de baudruche. Le motif du ballon ressurgit un peu plus
tard lorsque le même personnage, plutôt rond, doit éviter
les fléchettes lancées par les avions qui le poursuivent. Le lien
est rapidement fait entre la morphologie de l'enfant, le bruit de ballon
produit et l'éclatement imaginaire que pourrait causer une de ces
fléchettes.
Mais cet amalgame entre l'image que le corps renvoie et
l'utilisation qui peut en être faite devient un ressort comique important
avec le personnage de Slim dans A Bug's Life (John Lasseter et Andrew
Stanton, 1998). De par sa taille et sa minceur, ce phasme est
quasi-exclusivement utilisé comme un objet. Il se plaint d'ailleurs de
ne jouer que le rôle du balai au sein de la troupe de cirque à
laquelle il appartient. Son patron lui répond alors :
1 Petr KRAL, Le burlesque ou la morale de la tarte à
la crème, Ramsay, 2007, p.113.
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« T'espérais quoi avec ton physique ? »
Car le corps de Slim n'est plus ni moins qu'un long bâton faisant
tour à tour office d'épée, de barre de limbo, ou encore de
tige de fleur. Il est même confondu avec une branche (ce qui,
après tout, est la fonction première du corps d'un phasme), et se
décrit comme « la branche avec des bras » pour aider
ses amis à le localiser. Le cas de ce personnage fait écho
à celui de Buster Keaton qui, durant les premières années
de sa carrière, jouait les « serpillères humaines
»1. Son père, Joe, l'utilise « pour
balayer le sol ou en le jetant dans les coulisses [É] à l'aide
d'une poignée de valise cousue discrètement au dos du veston de
Buster. Le balai humain fait ainsi son entrée dans le
vaudeville. »2
Le cas de Slim n'est pas isolé dans la filmographie du
studio, et nombreux sont les personnages à prétendre au statut
d'objet. C'est notamment le cas de Bloat, ce diodon3 qui se prend
pour un cric gonflable dans Finding Nemo (Andrew Stanton et Lee
Unkrich, 2003), ou encore de ce petit monstre qui utilise sa langue comme une
corde à sauter dans Monsters Inc. (annexe 8).
Cependant, le corps réifié le plus
éloquent reste celui d'Helen Parr dans The Incredibles (Brad
Bird, 2004). Mère de famille dans une société où
elle est condamnée, comme tous les autres super-héros, à
ne pas utiliser ses pouvoirs, elle reprend néanmoins du service sous les
traits d'Elastigirl. Comme Slim, son nom a trait à son physique,
puisqu'elle peut étirer son corps comme un élastique. Ainsi,
Elastigirl épouse la forme d'un tunnel pour éviter le
véhicule qui s'approche d'elle, se transforme en parachute
improvisé pour secourir ses enfants du crash d'un avion, avant de
devenir un zodiaque de fortune pour atteindre la terre. Ce zodiaque reste
d'ailleurs purement familial, puisque Dash, son fils, doté du pouvoir de
la vitesse, fait office de propulseur à l'embarcation (annexe
9).
En faisant du corps un objet usuel, les studios Pixar
perpétuent la tradition comique des premiers temps. Car, comme le
remarque Petr Kràl, l'objet « dans le slapstick, est
comme doué d'une vie propre, à l'égal de l'homme; on peut
même dire que, de tous les partenaires du protagoniste, il est le seul
qui puisse lui disputer sa suprématie. »4 Et
1 Buster KEATON, Charles SAMUELS, Slapstick, L'Atalante,
1984, p.21.
2 Peter KRAVANJA, Buster Keaton, Portrait d'un corps
comique, Portaparole, 2007, p.19.
3 Aussi appelé poisson-hérisson, le diodon a la
capacité de remplir son corps d'eau jusqu'à devenir presque
sphérique.
4 Petr KRAL, Le burlesque ou la morale de la tarte à
la crème, Ramsay, 2007, p.111.
puisque les objets s'immiscent dans le monde des vivants, le
personnage burlesque, qu'il soit humain ou animal, se fait un plaisir de
piétiner les plates-bandes des objets.
En s'attachant, dans un premier temps, à
maîtriser le langage du corps par l'animation d'objets (chaise, lampes,
monocycle, etc.), les créateurs du studio ont inscrit leur personnages
dans la tradition burlesque. Avec le temps, l'amélioration des outils a
permis de développer les expressions faciales, et donc le langage
parlé. Mais la force des personnages Pixar repose sur l'héritage
de ces différentes étapes. Car tout en découvrant de
nouveaux moyens de communiquer pour leurs créatures, les animateurs ont
gardé en tête le potentiel expressif du geste, du mouvement. Ces
corps de pixels sont devenus des corps de plus en plus crédibles. Par
cet attachement au concret, à la matérialité du corps, ces
personnages ont évolué jusqu'à atteindre le plein
aboutissement du corps burlesque : la réification. En faisant des objets
des êtres animés (tout comme Charley Bowers se plaisait à
le faire)1, Pixar fonde une grande partie de son propos comique sur
le décalage entre la nature du corps manufacturé et la
personnification de ce corps. C'est en retournant ce principe comme un gant (le
personnage chosifié) que le même décalage se produit.
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1 cf. A Wild Roomer et Egged Up (Charley
Bowers, 1926).
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