I.2.3/ Mobilité et immobilité
« Pour le dire en une formule, le vivant s'inscrit dans
l'ordre du mouvement (le mouvement étant la possibilité de bouger
ou non); les figurines, elles, relèvent du mouvant : elles sont
condamnées à être mues continuellement, à être
bougées sans cesse pour dissimuler l'inertie totale qui les fige. La vie
c'est le mouvement, l'illusion de vie, c'est le mouvant. »1
L'art de l'animation ne se résumerait donc pas à
sa simple définition étymologique : donner la vie, mais
il s'agirait en réalité de donner l'illusion de la vie. Chez
Pixar, malgré l'utilisation exclusive de l'image de synthèse,
John Lasseter et ses collègues ne se focalisent pas sur la reproduction
fidèle de la réalité. Comme le rappelait Laurent Roth
à l'occasion de la sortie de Toy Story :
« Toute la réflexion de Lasseter au sujet de
l'animation des jouets du film travaille sur la limite subtile à trouver
entre l'humanisation à tout crin de la marionnette (croire au jouet
comme s'il
était vivant) et sa fatale immobilité d'objet
intrinsèquement inerte (le jouet n'est jamais qu'un objet mort).
»2
C'est justement sur cette dualité entre le mobile et
l'inerte que repose Toy Story. Premier long métrage du studio,
le film reprend l'idée de Tin Toy, à la
différence près que les jouets ne bougent qu'en l'absence des
humains. Ce principe n'est pas neuf, puisque Paul Grimault le prenait
déjà comme base pour Le Petit Soldat (1947). Mais pour
Lasseter, les images générées par ordinateur souffrent
plus de l'immobilité que les autres techniques d'animation3.
Le défi du studio était donc double. Il s'agissait de faire
oublier l'aspect inédit des images en donnant l'impression que les
jouets (objets inertes par définition) étaient vivants. Pour ce
faire, l'équipe du film prend le parti de travailler d'abord sur la
matérialité des corps à animer4, puis de
s'appuyer sur cette matérialité pour développer l'aspect
psychologique des personnages. Car les héros de Toy Story sont
avant tout des personnages pensants, à l'image de Félix le Chat
que son créateur, Otto Messmer5 avait élaboré
après avoir étudié les premières comédies de
Charlie Chaplin :
1 Dick TOMASOVIC, Le corps en abîme, Sur la figurine et
le cinéma d'animation, Rouge Profond, 2006, p.30.
2 Laurent ROTH, L'enfant et les sortilèges,
Cahiers du Cinéma n°501, avril 1996, p.12.
3 John LASSETER, « Viewpoint », Animation Magazine,
mars-avril 1994, p.45.
4 Dans le documentaire de Leslie Iwerks, The Pixar
Story (2007), Lasseter rapporte que les premières recherches
pour Toy Story consistèrent à acheter des jouets
existants pour mieux cerner la matière, la flexibilité,
l'amplitude des mouvements de chaque personnage potentiel.
5 Otto Messmer (1892-1983) est un animateur américain
auteur de très nombreux dessins animés. Son imagination et son
sens de la mise en scène du personnage dessiné firent le
succès de Félix le Chat dont il est le créateur.
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« Les connaissances qu'il avait ainsi acquises du geste,
du mime, de l'expression et du langage corporel lui permirent de donner
à Félix un style de mouvement unique. Tandis que les autres
personnages de dessins animés de l'époque se contentèrent
de se déplacer à l'écran, Félix, lui, semblait
réfléchir avant d'agir [...] »1
Réfléchir avant d'agir, c'est bien sur ce point
que les personnages de Toy Story construisent leur
crédibilité de figurines vivantes. En effet, la
première séquence du film montre Andy, un petit garçon,
s'amusant dans sa chambre avec ses jouets : une poupée-cowboy
ventriloque, un dinosaure en plastique, ou encore un cochon-tirelire. Mais
dès que l'enfant sort de la pièce, ses jouets s'animent
littéralement : ils regardent autour d'eux, se parlent et,
déjà, le caractère de chacun commence à se
dessiner. Le spectateur comprend alors que ces personnages constituent une
véritable communauté qui mène une double-vie : elle
remplit sa fonction première en tant que divertissement inerte d'Andy,
et elle prend vie devant le public. Celui-ci, initié au secret des
jouets, les considère donc davantage comme des personnages simulant leur
immobilité, que comme des êtres sans vie dont la capacité
à se mouvoir ne serait qu' artificielle.
Woody, le cowboy et héros principal de la trilogie
Toy Story, est un exemple des plus éloquents concernant ces allers
et retours entre l'inertie et la mobilité. Ainsi, lorsqu'il se retrouve
dans la chambre de Sid, le voisin teigneux d'Andy, Woody subit une
séance de torture pour le moins inhabituelle : Sid, jouant les
interrogateurs sadique, place une loupe entre les rayons du soleil et le front
en plastique du héros (annexe 3). La lente brûlure laisse
déjà apparaître une légère fumée quand
Sid est appelé par sa mère et se précipite au
rez-de-chaussée. Dès que la porte claque, Woody bondit en
laissant échapper le cri de douleur qu'il retenait jusqu'alors. C'est
par ce genre de séquences que le personnage gagne en
crédibilité puisque même les plans qui trahissent son
statut d'objet inerte ne sont là que pour souligner la force vitale
contenue par ce même objet. Toy Story 2 ne déroge pas
à la règle et pousse le vice encore plus loin en mettant Woody
dans une situation des plus désagréables. Quand Geri, le
restaurateur de jouets, vient réparer le cowboy, ce dernier doit prendre
sa pose habituelle, les yeux grands ouverts, tandis qu'un très gros plan
montre un énorme coton-tige s'approchant dangereusement de la pupille de
Woody pour enfin la frotter lentement, délicatement, minutieusement.
Encore une fois, ce plan met en relief l'épreuve subie par le jouet,
mais il instille au spectateur, crispé sur son fauteuil, une
1 Charles SOLOMON, Les pionniers du dessin animé
américain, Paris, Dreamland, 1996, p.66.
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impression dérangeante, car il en appelle à un
réflexe naturel d'identification au personnage. Ce genre de plan, assez
rare au cinéma de par l'inconfort qu'il produit (à l'image du
plan de l'oeil coupé par un rasoir dans Un chien
andalou1), est néanmoins exploité avec Jim
Carrey, grand héritier de Jerry Lewis. Dans Yes Man (Peyton
Reed, 2008), son personnage fait un cauchemar dans lequel il est figé
sur son canapé, les yeux et la bouche ouverts. C'est alors qu'une mouche
vient se poser sur son oeil gauche, sans que celui-ci ne réagisse
(annexe 4). La même gêne physique se fait alors sentir,
mais l'homme ne bougera pas, pour la bonne raison que ses amis rentrent chez
lui, et constatent négligemment sa mort ! Là encore,
l'immobilité s'oppose au vivant. Et, comme pour se jouer de cette
état morbide, les héros de Toy Story décident de
dévoiler leur secret à Sid. Mais la mise en scène qu'il
choisissent pour effrayer leur bourreau est calquée sur le réveil
de morts vivants. Des jouets sortent de terre en boitant, d'autres rampent,
etc. Sid, paniqué par cette incroyable découverte, s'enfuit
d'ailleurs en criant : « Les jouets sont vivants! ».
Pourtant, de nombreux personnages comiques choisissent
l'inertie comme moyen d'éviter la mort ou, du moins, les
problèmes. Ainsi, quand Keaton se réfugie sous une bâche
pour échapper à la police, c'est pour se retrouver sur la statue
fraîchement inaugurée d'un cheval blanc. Keaton doit alors rester
de marbre pour ne pas dévoiler cette ruse improvisée et ce,
malgré que la monture cède lentement sous le poids de son
cavalier.2 Chaplin n'est pas en reste lorsqu'il s'improvise pied de
lampe en se cachant sous un abat-jour3, ou quand il se
déguise en arbre pour sauver ses frères d'armes.4
Ces exemples sont à la fois l'illustration d'une
fixité faisant office d'ultime refuge (surtout quand l'abri initial est
détruit par un chien ravageur, annexe 5), mais sont
également la preuve que le personnage animé, tout comme le
personnage burlesque, peut se fondre dans le décor avec une
facilité déconcertante, à l'image des rats qui se cachent
sur les dalles noires du carrelage de la cuisine de Ratatouille (Brad
Bird, 2007) (annexe 6). L'immobilité est donc une alternative
à la disparition du corps. Alors que l'essentiel de son pouvoir de
divertissement se fonde sur le geste, sur la capacité à se
mouvoir, le personnage Pixar opte souvent pour une inertie qui se veut
salvatrice, et qui, paradoxalement, lui assure de rester au premier plan de
l'action.
1 Luis Bunuel, 1929.
2 The Goat (1921), Buster Keaton et Mal St. Clair.
3 The Adventurer (1917), Charlie Chaplin.
4 Shoulder Arms (1918), Charlie Chaplin.
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