I.2.2/ Musicalité du corps
Luxo Jr. fut certes une réussite d'un point de vue
scénaristique et esthétique, mais le caractère particulier
de ce personnage était la façon dont celui-ci s'exprimait : sans
aucune parole.
L'expression corporelle, nous l'avons souligné, reste
le principal moyen de communication pour cet objet vivant. Cependant, il faut
également signaler l'importance des sons produits par ce corps. En
effet, chaque geste ou déplacement s'accompagne d'un cliquetis
métallique, d'un grincement de ressort. Par ces sons, le personnage
revendique non seulement sa crédibilité (tous trahissent la
matière, la facture de l'objet), mais aussi sa capacité à
communiquer à travers ce qui le définit, au-delà de sa
mutité. Après la gestuelle, il y aurait donc une deuxième
alternative à l'expression orale : l'expression sonore, une sorte de
musicalité inhérente à l'anatomie et aux attributs du
personnage.
C'est par cette expression sonore que se caractérise
également le héros de Tin Toy (John Lasseter, 1988). Le
film s'ouvre par un lent panoramique sur un plancher, dévoilant un sac,
une boîte ouverte, puis un jouet immobile : Tinny. Ce nom, tout comme le
titre du film, en appelle à l'idée du tintement. Car Tinny est
musical, pour la simple et bonne raison qu'il s'agit d'un homme-orchestre ou
plutôt d'un jouet-orchestre. D'abord immobile devant la boîte dont
on vient de le sortir, Tinny regarde autour de lui et perçoit des rires
d'enfants. Ces rires sont ceux de Billy, un bébé
s'avançant à quatre pattes vers son nouveau jouet. Par crainte
d'être malmené par cet immense bébé, le jouet tente
de s'éclipser, mais son premier pas actionne la grosse caisse et les
cymbales greffées à son dos. C'est ainsi que Tinny
découvre sa condition d'homme-orchestre. Ses mains, prisonnières
d'un accordéon, ne lui serviront qu'à jouer de la musique, et
chaque pas qu'il fera sera accompagné d'un
1 Ibid.
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son. Lorsque le bébé remarque Tinny, ce dernier
n'a d'autre choix que d'accélérer sa fuite, provoquant ainsi
l'emballement de sa mécanique.
Loin d'être mélodieuse, la musique que joue Tinny
est celle de sa propre peur. Car plus il fuit le danger, plus ses
déplacements sont bruyants et attirent le bébé. À
la grosse caisse et aux cymbales s'ajoutent alors l'accordéon, la
trompette et le xylophone, véritable déchaînement de notes
qui permet à cette curieuse poursuite entre un bébé et son
jouet de révéler les propriétés de ce corps
définitivement musical. Tinny ne peut pas fuir ses problèmes
puisque son corps tout entier en est la source. Quand il panique, c'est la
grosse caisse qui fait office de coeur en battant la chamade, tandis que la
trompette traduit son essoufflement. Et sa boîte, qui pourrait lui servir
d'abri, n'est qu'un prisme déformant à travers lequel le
bébé, déjà immense par rapport au jouet,
paraît plus monstrueux encore. Tinny se réfugie donc sous le
canapé et découvre une quinzaine de jouets apeurés, fuyant
le même danger que lui. C'est alors qu'il prend conscience de sa fonction
: divertir. La découverte du corps par cet apprentissage sonore le
libère de la peur. Tinny va alors s'efforcer d'attirer l'attention de
Billy pour remplir son rôle de jouet.
Attirer l'attention par le divertissement, est bien la
principale préoccupation d'un homme-orchestre. Et le potentiel expressif
de la musique à travers le corps semble tellement riche que le studio a
produit un second court métrage sur ce thème intitulé
One Man Band (Andrew Jimenez et Mark Andrews, 2OO6).
Il ne s'agit plus ici de jouets, mais de deux hommes se
disputant l'unique pièce d'or d'une petite fille, par le biais d'un
concours de musique improvisé.
Si ces deux personnages pratiquent le même
métier, ils sont autant opposés physiquement que musicalement. En
effet, la silhouette élancée de Treble, son visage triangulaire
et ses gestes précis et rapides s'accordent parfaitement avec le genre
d'instruments dont il joue, essentiellement des instruments à cordes. De
l'autre côté de la place déserte où se
déroule l'action, Bass est un homme-orchestre porté sur les
instruments à vent et les percussions. La grosse caisse située
devant lui est traversée par un accordéon (faisant de Bass une
possible déclinaison de Tinny), tandis qu'une clarinette, un tuba et
diverses trompettes complètent son équipement (annexe 2).
À la rigoureuse simplicité des
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cordes s'oppose donc l'opulent apparat des cuivres. Ce
contraste se traduit jusque dans l'habillement, puisque la fraise et le
pantalon de Bass reprennent le motif de son accordéon. « On
entend le bruit de leur accoutrement à chaque fois qu'ils bougent. C'est
très réaliste. »1 À tous ces
détails s'ajoutent les noms des deux hommes-orchestre : Treble et Bass.
Le premier désigne littéralement, en anglais, une note
aigüe, mais rappelle également le terme treble clef (la
clef de sol). Quant au second, il peut à la fois qualifier un son grave
et un instrument de musique (guitare basse, contrebasse, etc.) ou encore la
clef de fa (bass clef). Par extension, Bass incarne le contrepoint
musical de Treble.
En se disputant la pièce de la petite Tippy, les deux
hommes-orchestres se lancent dans une compétition qui va crescendo, tout
comme la bande-son. De par leur fonction, Treble et Bass ne se répondent
qu'en jouant leur musique, de plus en plus fort, de plus en plus vite, avec de
plus en plus de virtuosité. Cet affrontement musical tourne presque
à l'agression (aussi bien visuelle que sonore), et l'enfant
effrayée laisse tomber sa pièce d'or qui roule jusqu'à une
bouche d'égout pour y disparaître. À partir de la chute de
la pièce, la musique s'arrête net pour laisser le loisir aux deux
musiciens de regarder l'objet de leur rivalité leur échapper. Aux
concerts tonitruants répond l'ironie du sort à travers le
lointain cliquetis de la pièce au fond de l'égout. Chacun des
personnages, surpris par ce dénouement, regarde les deux autres avec un
étonnement qui ne laisse pas de place à la parole. Ce qui
remplace la musique, c'est le geste et rien d'autre. En guise de
réparation, la fillette réclame un violon à Treble en
tendant une main vindicative et se lance dans un solo époustouflant. La
compétition musicale lancée par les hommes-orchestres est
finalement remportée par l'arbitre.
L'exemple de ces deux films prouve, s'il le fallait, la force
de suggestion de la musique dans la caractérisation des personnages. Et
aux fausses notes maladroites de Tinny répondent les mélodies
endiablées de Treble et Bass. Pour One Man Band, l'histoire et
les personnages ont été construits en grande partie autour de la
musique du film. Car Michael Giacchino, compositeur phare du studio, n'avait
pas les images devant lui pour composer, seules quelques indications lui furent
fournies sur le genre de musique et d'instruments à utiliser. Tout comme
l'homme-orchestre est fondamentalement lié à ses instruments,
le
1 Andrew Rimenez, commentaire de One Man Band, DVD,
Buena Vista Home Entertainment, 2007.
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récit et les personnages furent adaptés à
la musique, ce qui donne une véritable crédibilité
à l'ensemble. Mais ce que nous retiendrons de Tin Toy et de
One Man Band, c'est la capacité du studio à se
débarrasser de la parole pour revenir aux origines même du
cinéma : le gestuelle et le sonore. Les corps de Tinny, Treble et Bass,
qu'ils soient de chair ou de métal, sont avant tout des machines
à produire des sons et non des mots. Leurs phrases, marmonnées ou
parfaitement prononcées, sont essentiellement musicales, et ne sont
là que pour une chose : traduire les sentiments du personnage. Le corps
burlesque est, en ce sens, une sorte de métronome de l'action. C'est lui
qui insuffle le rythme à l'histoire, en battant la mesure à
travers ses instruments. Ce phénomène produit une parfaite
harmonie entre ce qui est donné à voir et ce qui est donné
à entendre. Dans ce domaine, Jerry Lewis renversait ce
procédé car, bien qu'excellent musicien, il se plaisait à
démontrer ses talents de mime dans des numéros de playback
gestuels où l'action de son personnage se modelait à la
bande-son. Ainsi, dans Who's Minding the Store ? (Franck
Tashlin1, 1963), il réalise un étonnant numéro
de secrétaire tapant un texte avec une machine à écrire
invisible. Rowan Atkinson reprendra cette idée en l'appliquant à
la batterie, dans un numéro non moins virtuose.2
1 Frank Tashlin fut, dès les années 30, un des
plus grands animateurs américains. Après avoir collaboré
avec Tex Avery, Chuck Jones, ou encore Walt Disney, il abandonna l'animation
pour réaliser des films burlesques et fut notamment un collaborateur
important de Jerry Lewis.
2 Rowan Atkinson est un comédien britannique issu du
théâtre. Outre des apparitions remarquées au cinéma
et des rôles importants dans plusieurs séries outre-Manche, il
s'est fait connaître du reste du monde en créant le personnage de
Mr. Bean en 1989. Le sketch de la batterie invisible est extrait de son one-man
show Rowan Atkinson Live, enregistré à Boston en 1991,
et co-écrit avec son fidèle ami et collaborateur, Richard
Curtis.
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