Chapitre I : De l'organique au mécanique (et
vice versa)
Lorsque naît le cinéma, à la fin du XIXe
siècle, la révolution industrielle poursuit sa course. Les
États-unis sont particulièrement actifs dans l'expansion des
moyens de production et de transport modernes et cet « accomplissement
de la société industrielle entraîne une mécanisation
du travail et, en conséquence, une mécanisation des corps
»1. La machine et l'homme doivent donc cohabiter, et ces
nouveaux rapports ne sont pas sans créer des situations incongrues dont
le cinéma comique naissant va rapidement s'emparer. Le
slapstick qui, comme le cinéma d'animation, permet aux objets de
prendre vie, est surtout un cinéma de son temps. C'est ainsi
que les premiers auteurs burlesques inscrivent assez naturellement ces
nouvelles machines dans leurs films, et ce rapport entre le mécanique et
le vivant sera une source constante d'inspiration pour leurs héritiers.
Puisque nous nous proposons de traiter des personnages burlesques dans les
productions Pixar, il est logique de nous intéresser aux
mécanismes en tout genre qui parcourent la filmographie du studio. De la
voiture à l'ascenseur, en passant par une simple
télécommande, l'électronique, la robotique et tous les
moyens modernes qui régissent notre quotidien, sont autant d'ennemis
potentiels, de bombes à retardement dont la rencontre avec le vivant
serait le détonateur. C'est justement cette frontière entre le
machinique et l'organique qui reste difficile à définir car, d'un
film à l'autre, le vivant change de camps. Du poisson-clown au monstre,
du super-héros au robot, chaque personnage doit faire face, avec plus ou
moins de réussite, à la présence de systèmes
automatisés. Face à l'omniprésence de la machine, comment
ces personnages vont-ils revendiquer leur statut d'êtres vivants ? Pour
répondre à cette question, il faut d'abord s'attarder sur le
caractère particulier que revêt l'automobile dans les productions
Pixar. Personnage à part entière ou simple moyen de locomotion,
la voiture est un objet burlesque incontournable. Mais un autre
élément intervient dans cette relation
organique/mécanique: le tapis roulant, mécanisme dont les
personnages subissent régulièrement le mouvement
perpétuel. En effet, le vivant se retrouve souvent pris dans l'engrenage
des machines. Sa seule issue sera d'en prendre les commandes.
1 Olivier MAILLART, Entre le monde technique et
l'humanité ludique, dans La vie filmique des marionnettes,
Presses universitaires de Paris 10, 2008, p.78.
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I.1/ La voiture, un personnage burlesque ?
« En 1874 à Morez, Paul Jacquemin conçoit
une voiture à vapeur à quatre roues, il a l'étrange
idée de l'essayer la nuit. Les habitants alors réveillés
en sursaut par un bruit d'enfer seront
terrifiés. Cette anecdote n'aurait-elle pas pu inspirer
quelques images animées pour un film comique ? »1
L'anecdote renvoie évidemment à l'entrée
pétaradante de la voiture dans Les Vacances de Monsieur Hulot
(Jacques Tati, 1953). Et cette même séquence traduit l'importance
du rôle de l'automobile dans la caractérisation du personnage.
Née quasiment en même temps que le cinéma, l'automobile a
su tirer profit de cet art nouveau pour entrer peu à peu dans
l'imaginaire collectif. Dès les années 1910, le
slapstick s'empare de ce nouvel objet pour construire des gags de plus en
plus élaborés. La première apparition de Chaplin sous les
traits du vagabond a lieu à l'occasion d'une course de voiture pour
enfants (Kid Auto Races at Venice, 1914). Son personnage tente de se
faire remarquer par la caméra et, déjà, le
mécanique et le vivant se disputent le premier rôle. Si tous les
maîtres du slapstick américain ont exploité son
potentiel comique, c'est surtout avec Laurel et Hardy que l'automobile s'est
révélée un partenaire précieux pour les
numéros comiques, et leurs fameuses Ford T restent l'un des symboles les
plus prégnants du cinéma burlesque. Ainsi, lorsque le duo tente
de vendre des sapins de Noël (en plein mois de juillet !), un client
récalcitrant se lance dans la destruction progressive de leur voiture
(Big Business, 1929). Dans une autre de leurs aventures, après
avoir respiré des gaz hilarants, ils provoquent, au volant de leur
engin, un embouteillage monstre (Leave' em laughing, 1928). Certes, la
voiture est un élément central dans les intrigues respectives de
ces films, mais c'est surtout dans A Perfect Day (Joyeux
Pique-Nique, 1929) que son rôle l'élève au statut de
personnage à part entière. Dans ce film, les deux compères
s'apprêtent à prendre la route pour pique-niquer en famille. Mais
à la maladresse du duo s'ajoute la mauvaise volonté d'une voiture
qui ne veut pas démarrer, et qui semble liguer tous ses
éléments pour empêcher le départ du petit groupe. Le
même schéma narratif est repris dans Mike's New Car. Le
héros vante la richesse des options de son nouveau véhicule,
avant d'en être la victime. Le sommet est atteint lorsque Mike tente de
refermer le capot de sa voiture et se fait littéralement avaler, tout
comme Harold Lloyd (Get Out and Get Under, 1920), à la
1 Maurice GIRARD, L'automobile fait son cinéma,
Éditions Du May, 2006, p.12.
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différence près que Mike semble broyé
proprement par la rotation du moteur. Ces situations démontrent non
seulement l'incompétence du héros burlesque, mais
présentent également l'automobile comme un objet doté
d'une personnalité dont elle fait usage pour renvoyer le personnage
à sa vanité.
Jacques Tati va plus loin dans Trafic (1971) en
accordant certes le rôle principal à une voiture née de
l'imagination de Monsieur Hulot, mais surtout en mettant en scène des
véhicules qui échappent totalement au contrôle de leurs
propriétaires. Ainsi, lors d'un carambolage mémorable, les
voitures se lancent dans une véritable chorégraphie dont les
conducteurs ne peuvent être que spectateurs. Un plan
particulièrement évocateur montre d'ailleurs une voiture
poursuivant une de ses roues en ouvrant et en refermant son capot comme un
prédateur qui cherche à attraper sa proie. L'automobile, en tant
qu'élément incontournable de la vie moderne, s'invite donc dans
le cercle des protagonistes, au point de voler la vedette aux héros
habituels.
Fils d'un concessionnaire, John Lasseter a toujours
été fasciné par les automobiles. Dans le prolongement de
sa recherche sur les objets animés, il s'est logiquement lancé
dans la réalisation d'un film ayant des voitures pour personnages. Dans
Cars (2006), les humains sont totalement évacués, ou
plutôt remplacés par des véhicules anthropomorphes. Pour
rompre avec l'aspect traditionnel de la voiture animée les
créateurs des personnages placent les yeux au niveau du pare-brise, et
non au niveau des phares, effaçant définitivement
l'éventualité d'une présence humaine. Pourtant,
l'essentiel du langage comique du film consiste en l'application
systématique des moeurs humaines au monde mécanique. L'homme
remplacé par la voiture n'a paradoxalement jamais été
aussi présent. Si la définition du rire selon Bergson se
résume par « du mécanique plaqué sur du vivant
»1, la réciproque semble vérifiée.
L'automobile a tenté de s'imposer en tant que
personnage burlesque à part entière en reléguant le
protagoniste au statut de victime de l'action. Mais la relative domination du
mécanique sur l'organique n'est qu'une façon de renforcer la
place du vivant dans le langage comique. Car un objet, en soi, n'est pas
drôle s'il n'interagit pas avec l'humain.
1 Henri BERGSON, Le Rire, Essai sur la signification du
comique, PUF, 2007.
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Ainsi, une voiture prise d'une envie de liberté,
pourrait très bien se mettre à rouler toute seule, elle ne serait
drôle qu'avec le concours d'un être vivant. Un film en prise de vue
réelle ne permettrait donc pas de développer une histoire telle
que celle de Cars, pour la simple raison que l'absence physique de
l'organique ne pourrait être remplacée par sa présence
psychologique. Car la crédibilité des personnages du film de
Lasseter repose avant tout sur le fait que ces véhicules
présentent des facultés purement humaines. L'animation est donc
un moyen de fusionner deux concepts qui, a priori, ne peuvent cohabiter sans
conséquences dommageables (la voiture dans le slapstick est
synonyme, au mieux d'une panne, au pire, d'un carambolage) : l'homme et sa
monture des temps modernes.
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