CHAPITRE II : RETOUR AUX SOURCES
Qu'ils soient équilibristes, traités comme des
marionnettes, ou maltraités en tant que corps animés, les
personnages des productions Pixar ont un point commun, celui d'être en
constante représentation. Car ils possèdent la capacité
d'accéder à un degré supérieur de liberté en
s'affranchissant, par le spectacle, des carcans susceptibles de freiner leur
potentiel expressif.
En 1908, Ricciotto Canudo considérait
déjà le cinéma comme le meilleur moyen de retranscrire
« l'élément de la rapidité absolument
précise », « la précision extrême du
spectacle »1. Car la précision est intimement
lié au registre burlesque, lequel repose avant tout sur le
timing2, indispensable à la réussite d'un
gag, et inextricablement lié à la notion de rythme. La rigueur
nécessaire à cette synchronicité, tous les grands
burlesques, sans exception, l'ont apprise au contact du public, sur les
scènes de music-hall, ou sur la piste d'un cirque. L'histoire du genre
burlesque, au sens cinématographique du terme, prend sa source sur les
planches, et non devant la caméra. Rares sont les films des studios
Pixar qui n'ont pas un lien plus ou moins ténu avec le monde du
spectacle. Mais quelles sont les manifestations de ce lien ? Pour les
déterminer, il faut avant tout s'attarder sur le vecteur de spectacle le
plus utilisé, dans l'animation comme dans les films burlesques
traditionnels, à savoir la musique, laquelle implique très
souvent un numéro de danse plus ou moins chorégraphié.
Mais la musique est aussi une manière d'introduire deux autres genres de
divertissement qui ne sont pas étrangers au burlesque : la magie et le
cirque.
II.1/ La musique comme source de l'action
Dès les premières années du
cinéma, la musique s'impose comme un élément
indispensable, à tel point qu'elle devient rapidement le sujet de
prédilection de bon nombre de films.
1 cité dans Emmanuel DREUX, Le cinéma
burlesque ou la subversion par le geste, L'Harmattan, Paris, 2007, p.
33.
2 Le timing est un terme anglais désignant, dans
le cas du gag, le moment le plus opportun pour une action, qui passe par la
synchronisation du personnage avec les éléments qui l'entourent.
En quelque sorte, un bon timing signifie faire le bon geste au bon
moment.
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« Il est peu de longs métrages du muet qui ne
comportent une scène de danse populaire, de bal, de ballet classique, de
fête foraine, de réunion chantante, de café, de concert, de
revue de music-hall, d'opéra, [...] de baladins, de chanson ou de
réjouissance populaire autour d'un instrument. »1
Les films d'animation ne sont pas en reste, puisque la
possibilité de régler à l'image près l'action sur
le rythme de la musique permet d'obtenir des effets saisissants. Les
premières aventures de Mickey vont d'ailleurs dans ce sens, et leur
succès fut si grand que le procédé, pourtant
utilisé par d'autres studios, fut surnommé mickeymousing
(le terme est toujours utilisé, qu'il s'agisse de cinéma
d'animation ou de films en prise de vue réelle). Michel Chion ajoute que
« s'il y eut jamais des films musicaux, ce furent, bien plus que tous
les autres, les cartoons de la série Silly Symphonies2 de
Walt Disney »3. Au fil du temps, les studios Disney n'ont
cessé d'accorder une place prépondérante à la
musique dans leurs films et les productions Pixar ne dérogent pas
à la règle.
En effet, la musique n'est pas seulement utilisée pour
souligner les particularités physiques du personnage, comme c'est le cas
pour le motif de l'homme-orchestre. Puisqu'il ne faut pas se fier à
« l'insuffisante et réductrice formule habituelle [selon
laquelle] la musique accompagne le film, nous dirons qu'elle le
co-irrigue et le co-structure »4. Car l'enjeu du
thème musical chez Pixar n'est pas d'illustrer les images, mais de les
lier entre elles, pour immerger le personnage dans une situation bien
précise.
Le studio développe ce principe en se rapprochant
notamment d'une certaine tradition musicale burlesque : celle du jazz. Car s'il
est un genre de musique mitoyen au dessin animé et au
slapstick, c'est bien le jazz. D'abord parce qu'il « a
été l'un des ferments des avant-gardes [dont le burlesque et
l'animation] dès les années 1910 et 1920
»5, ensuite parce les notions de rythme et de
liberté semblent les deux seules règles fondamentales qui
régissent ces trois mouvements.6 Mais Petr Kràl
évoque un autre point commun au
1 Michel CHION, La musique au cinéma, Fayard,
1995, p.43.
2 Les Silly Symphonies sont une série de
courts métrages animés et produits par les studios Disney entre
1929 et 1939.
La série officielle compte près de 80 films qui
permirent au studio d'affirmer sa suprématie dans le domaine du dessin
animé, et de perfectionner son style.
3 Michel CHION, La musique au cinéma, Fayard,
1995, p.95.
4 Ibid., p.215.
5 Sébastien DENIS, Le cinéma d'animation,
Armand Colin, Paris, 2007, p.84.
6 Ainsi, dans Le burlesque ou la morale de la tarte
à la crème (Ramsay, 2007) , Petr KRËL qualifie le
slapstick de cinéma jazziste. (p.56)
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burlesque et au jazz, celui de leur caractère
urbain.1 La ville est d'ailleurs le principal vecteur de cette
musique dans A Bug's Life. Dès l'instant où Flik arrive
dans la ville, un thème jazz commence à envahir la bande-son,
pour faire ressortir le caractère rural de Flik, déjà
accoutré comme un randonneur. Le traitement de cette séquence
à travers le jazz permet d'installer le héros dans une sorte
d'émerveillement face à la foisonnante diversité
d'individus et de mouvements qui contraste avec la rigoureuse uniformité
de sa colonie. Soulignée par ce contexte musical, la ville
apparaît alors comme une porte donnant sur tous les possibles.
S'il peut suggérer l'impact d'un lieu sur le
héros, le jazz est aussi employé pour renforcer l'adhésion
du public à une certaine approche des personnages. C'est le cas dans
Monsters Inc., dont la musique a suscité quelques
débats. Randy Newman2 se rappelle :
« Les créateurs du film aimaient le jazz des
années 40. J'avais utilisé ce style dans 1001 Pattes
(A Bug's Life), dans The City. C'est ce qu'il voulaient
d'un point de vue affectif. Ce n'est pas nécessairement ce que j'aurais
fait si j'avais été seul. J'aurais sans doute opté pour un
style plus mécanique, plus industriel [...]»3.
Cette divergence de point de vue concerne la séquence
où Sully et Mike entrent dans l'espace réservé à
l'approvisionnement en cris d'enfants. Et si les créateurs ont
opté pour du jazz, c'est parce qu'ils voulaient sans doute
atténuer l'aspect négatif du travail des monstres. The Scare
Floor (malgré sa signification : "L' Effrayodrome") est donc un
morceau de jazz enlevé durant lequel les deux héros saluent leurs
collègues en plaisantant. Cette façon d'amener la fonction des
monstres par la décontraction du geste, de la démarche et surtout
par la musique, rend ces derniers plus sympathiques qu' horrifiques.
C'est d'ailleurs dans ce même lieu que Sully et Mike se
mettent en scène pour la première fois. Pour ne pas
révéler la présence d'une petite fille au milieu des
monstres, les deux héros intègrent une phrase compromettante
prononcée un peu trop fort dans un simulacre de comédie musicale.
Le générique de fin montre la première
représentation de cette pièce (qui résume l'histoire du
film) jouée, écrite, dirigée et produite par un Mike
Wazowski égocentrique. Monsters Inc. reste donc jusqu'au bout
une métaphore du
1 Ibid., p.59.
2 Auteur, compositeur et interprète, Randy Newman (de
son vrai nom Randall Stuart Newman) fut un chanteur engagé dans les
années 1970, avant de composer de nombreuses musiques de films (dont six
pour Pixar).
3 Randy Newman, dans un entretien accordé à
Jérémie Noyer, pour Media Magic, juillet 2009.
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spectacle, par des va-et-vient incessants entre la
scène (représentée par les chambres d'enfants) et les
coulisses (la ville des monstres). La musique, dans ce qu'elle apporte à
l'ambiance, est ici un élément moteur de l'action, notamment
parce qu'elle est diégétique1.
En effet, dans la filmographie du studio, de nombreuses
séquences visent à introduire la source de la musique, comme
dans Toy Story 2, où Woody et Jessie actionnent une platine
vinyle en courant sur le disque.2 Ce n'est plus la musique qui
entraîne l'action, mais l'action des personnages qui permet la musique.
Wall-e pousse cette interaction encore plus loin en devenant lui-même la
source du son. En effet, ses yeux étant également des
caméras, il a pour habitude d'enregistrer les choses qui le marquent. Il
se transforme alors en projecteur pour montrer un extrait de Hello Dolly
! (Gene Kelly, 1969) à Eve, reproduisant la chorégraphie du
film. Dans les productions Pixar, la musique existe autour des personnages,
grâces aux personnages, et à travers eux, les transformant tour
à tour en chanteur, en danseur ou en musicien.
1 Est diégétique un élément qui
fait partie du récit. Une musique diégétique est donc une
musique dont la source est intégrée à la narration.
2 Pierrick Sorin, plasticien et vidéaste
français, a d'ailleurs réalisé un théâtre
optique basé sur le même principe pour l'exposition «
Jacques Tati, Deux temps, trois mouvements », du 8 avril au 2
août 2009, à la Cinémathèque française,
où il se projetait, déguisé en Monsieur Hulot, et
actionnant un disque en courant dessus (annexe 36).
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