I.2/ Le réel en suspens
Suspendre une situation pour en retarder l'issue, voilà
une des solutions préférées du personnage burlesque.
Ainsi, « les réflexes de défense aboutissent chez
Charlot à une résorption du temps par l'espace
»1. Mais Chaplin n'est le seul cinéaste à
utiliser ce refuge. Dans Cops, alors qu'il tente de fuir les
policiers, Buster Keaton grimpe sur une échelle appuyée à
une palissade. Pour ne pas être rejoint sur son perchoir, il place
l'échelle en équilibre, se retrouvant le balancier d'un objet
dont les deux extrémités sont la promesse d'une arrestation
(annexe 33). Sous le poids des agents accrochés à
l'échelle, Keaton est projeté dans les airs et en profite pour
s'échapper. Sans s'éloigner du monde concret, le héros
opte pour une suspension de la réalité, une sorte de
parenthèse enchantée qui retarderait le fatal dénouement
de la situation. Ce motif du refuge dans la pause de l'action est
omniprésent dans la filmographie du studio Pixar. Dans Finding
Nemo, Marin et Dory dorment au creux d'un masque de plongée
suspendu à l'extrémité d'une immense épave en
équilibre au bord d'une fosse sous-marine (annexe 34). Leur
réveil entraîne la chute du bateau, manquant de peu de les
écraser. Cette situation fait écho à celle de Charlot et
de son acolyte dans The Gold Rush (Charlie Chaplin, 1925), se
réveillant dans un chalet qui, déplacé par la
tempête, se retrouve en équilibre au bord d'une falaise
(annexe 34).
1 André BAZIN, Charlie Chaplin, Cerf, Collection
7e Art, Paris, 1973, p.17.
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Outre un manque de chance inouï, les protagonistes
parviennent, dans les deux films, à se tirer de ces situations
délicates. Mais celles-ci sont l'occasion pour le burlesque de
côtoyer un langage cinématographique particulier, celui du
suspense. En effet, les plans ouvrant ces séquences montrent le danger
immédiat qui guette des personnages inconscients du leur posture.
L'effet de bascule appliqué à la maison comme à
l'épave, est un moyen de faire pencher aléatoirement le destin du
héros entre une issue fatale et une solution quasi-miraculeuse. Ces
situations d'équilibre instable sont aussi le symbole d'un refus
provisoire de la réalité, comme une sorte de refuge psychologique
où rien ne peut arriver puisque personne ne bouge.
Cependant, la suspension du réel n'accrédite pas
toujours cette thèse, puisqu'elle est aussi un moyen de mettre en
évidence un rapport de force à l'avantage du héros. Dans
For the Birds (Ralph Eggleston, 2000), de petits oiseaux bleus
piaillent tranquillement sur une ligne électrique, quand un immense
oiseau s'invite au milieu du groupe. Immédiatement, les autres se
liguent contre lui et tentent de le faire tomber en s'attaquant à ses
pattes. Mais, sous le poids de la victime, le câble électrique se
rapproche dangereusement du sol. Le grand oiseau, déjà en contact
avec la terre, a désormais le pouvoir de propulser ces bourreaux dans
les airs, en laissant cette ligne à haute tension (dans les deux sens du
terme) reprendre sa forme initiale (annexe 35). Ce plan très
bref laisse néanmoins le temps au spectateur de prendre plaisir à
anticiper les conséquences de ce lâcher-prise salvateur. Cette
fois, la suspension de l'action n'est pas un moyen de retarder le
dénouement, mais plutôt une façon de tendre le ressort
comique de la situation à son maximum pour mieux en savourer la
détente.
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