CHAPITRE I : VERS LE MERVEILLEUX
En répertoriant les propriétés
extraordinaires du corps burlesque, il paraît évident que celui-ci
est fait pour autre chose que la simple chute auquel il est souvent
rattaché. De par sa condition de personnage animé, le
héros Pixar, tout comme les héros du slapstick
traditionnel, tend tout son être vers la fantaisie. Ses fuites vers
des horizons étrangers au film auquel il appartient le prouvent. Cette
fantaisie revendiquée par les créateurs du studio depuis sa
création, repose notamment sur un principe que John Lasseter
résume ainsi :
« Depuis que je travaille dans cette branche du
cinéma, on dit toujours que la quête du Graal en terme d'image de
synthèse est d'arriver à créer des êtres humains
parfaitement réalistes. En fait, ça n'a pas vraiment
d'intérêt. Ce qui nous intéresse, c'est le fantastique. Il
nous suffit de mettre une petite dose de réalisme dans les décors
ou certains effets de nos univers pour faire passer toute la fantaisie qui se
trouve autour. Nous ne voulons pas attirer l'attention du public sur un effet
particulier, au détriment de l'histoire. »1
Baigné dans cette fantaisie, les personnages ne sont
donc pas créés dans une tentative de reproduction de la
réalité, mais bien à travers une
réalité qui leur est propre. Par quel biais ces personnages
constituent les principaux relais de la magie comique qui opère dans ces
univers ? Pour en avoir un aperçu, il faut d'abord déterminer une
certaine idée du quotidien des personnages que se font les
créateurs des films, mais également traiter un motif
récurrent dans la filmographie du studio, celui de la suspension du
réel, comme une pause durant laquelle la réalité est mise
à mal par la fantaisie.
I.I/ L'extraordinaire quotidien
Qualifier le quotidien d'extraordinaire revient à
mettre en évidence le paradoxe qu'implique la fantaisie décrite
plus haut, lorsque la rencontre du merveilleux et du routinier donne lieu
à des situations pour le moins comiques. Par exemple, dans Le Grand
Amour (Pierre Étaix2, 1968), Pierre, le personnage
principal, s'évade de la monotonie de sa vie conjugale le temps d'un
rêve où les voitures sont remplacées par des lits. Il
emprunte
1 cité dans Pascal PINTEAU, Effets spéciaux, un
siècle d'histoire, Minerva, 2003, p.261.
2 Clown, illustrateur, gagman, magicien, fondateur de
l'École Nationale du Cirque, Pierre Étaix est également un
auteur majeur du cinéma (burlesque), avec l'écriture et la
réalisation de cinq films durant les années 1960 : Le
Soupirant (1963), Yoyo (1964), Tant qu'on a la santé
(1965), Le Grand Amour (1968) et Pays de Cocagne
(1969).
33
une petite route de campagne et découvre un homme,
arrêté sur le bas-côté, et allongé sous son
lit pour le réparer, les mains pleines de cambouis. Plus loin, Pierre
aperçoit un lit carbonisé, à la diagonale, contre un arbre
qu'il semble avoir percuté. Il s'arrête ensuite pour prendre une
charmante auto-stoppeuse (dans ce cas, ne devrait-on pas dire lit-stoppeuse
?) qui n'est autre qu'Agnès, sa secrétaire dont il est
secrètement amoureux. S'en suit un accident entre deux dormeurs qui
descendent de leur lit pour s'expliquer, le passage d'un agriculteur tractant
(lui aussi sur sa couche) un canapé rempli de fumier, ou encore, une
route embouteillée par des lits. Au-delà de la splendide
poésie de cette métaphore de la vie amoureuse, Pierre
Étaix donne un ton comique à ce cheminement onirique en
appliquant les aléas de l'automobiliste au domaine du lit. Ce
déplacement de détails concrets vers le rêve installe une
sorte de nouvelle réalité qui rend ce rêve crédible.
Cette séquence donne
tout son sens au burlesque qui « flirte avec le
merveilleux » quand « son extravagance et ses folles
imaginations l'éloignent du commun et de la raison pour faire
naître un monde quasi-fantastique et grotesque -ou d'un
réalisme supérieur - proche de celui du rêve.
»1
Cette approche est, depuis longtemps, acquise chez Pixar et,
bien que les personnages soient plus originaux les uns que les autres (lampes
de bureau, monocycle, jouets, poissons, monstres, insectes, robots, etc.), leur
crédibilité repose sur le monde dans lequel chacun évolue.
Ainsi, chaque nouveau film est l'occasion de créer un univers autour des
personnages, avec d'innombrables références à la
réalité dans ce qu'elle a de plus banal. La colonie des fourmis
dans A Bug's Life est organisée d'après le modèle
naturel (une reine à la tête d'ouvrières), mais son
quotidien est ponctuée de rapprochements évidents avec le monde
des humains. Les champignons fluorescents deviennent des lampadaires, et la
ville des insectes reproduit les codes d'une ville moderne, avec, en guise de
feux de signalisation, une luciole qui passe d'une ampoule rouge à une
ampoule verte. La méthode ainsi utilisée pour donner corps
à ce monde fictif repose sur la dissonance née de «
l'invraisemblable sur des données humaines et sérieuses
»2.
Ce ressort comique qu'est la réalité des
personnages calquée sur celle du spectateur est également
développée dans Finding Nemo. Au début du film,
Marin, poisson-clown,
1 Emmanuel DREUX, Le cinéma burlesque ou la subversion
par le geste, L'Harmattan, 2007, p.44.
2 Henri DIAMANT-BERGER, « Les Genres »,
Cinémagazine n°27, 22 juillet 1921. Cité dans Emmanuel
DREUX, Le cinéma burlesque ou la subversion par le geste,
L'Harmattan, Paris, 2007, p.39.
34
accompagne son fils, Nemo, à l'école. Au milieu
des anémones et autres coraux, les bancs de poissons circulent dans un
ordre bien établi. Cette fois, ce n'est pas une luciole, mais un poisson
rouge en forme d'éventail qui se déploie pour permettre à
Nemo et son père de traverser (annexe 29). Cette idée de
réguler le trafic sous-marin avait déjà été
explorée par Buster Keaton pour The Navigator (1924)
(annexe 30), mais il s'agissait plus d'une digression que d'un
enrichissement de l'intrigue, ce dont Keaton se rendit compte, décidant
de renoncer à cette scène. Il est difficile de savoir si les
scénaristes de Finding Nemo ont eu vent de cette scène
quand ils ont mis au point cette séquence. En tous les cas, ici, l'effet
fonctionne car, contrairement au gag de Keaton, il s'inscrit dans une logique
d'illustration du quotidien des poissons.
Une autre approche, tout aussi prolifique en matière de
fantaisie, consiste en une exploitation particulière d'objets banals
sortis de leur contexte. Le tuyau d'arrosage faisant office de corde dans
Up est un exemple de ces réinterprétations de l 'objet qui
fourmillent dans le film.
« J'aime l'idée que les objets du quotidien aient
une nouvelle fonction [É] Au début du film, on a fait la liste de
tous les objets qu'un vieil homme pouvait posséder, afin de savoir
comment les utiliser dans un contexte d'aventure. Il y a ce pot de pilules
qu'il jette au sol, et qui fait déraper Muntz. Il se sert de son
appareil auditif, qu'il lance comme une grenade. »1
Si les objets quotidiens d'un vieil homme au milieu d'un film
d'aventures sont une grande source d'inspiration, la vie d'une famille de
super-héros dans un quartier pavillonnaire ne l'est pas moins. Le
dîner de la famille Parr (The Incredibles) le prouve. Tandis que
la mère tente de raisonner son fils indiscipliné, le père,
distrait aide ce dernier à couper sa viande. Rien de plus banal,
à la différence près que le fils peut courir à la
vitesse de la lumière, que sa soeur peut se rendre invisible, que le
corps de la mère est élastique et que le père dispose
d'une force colossale. Ces détails, qui n'en sont pas, transforment un
repas familial en un modèle d'anarchie. Et quand quelqu'un sonne
à la porte, tous s'arrêtent net, le temps de réaliser que
leurs pouvoirs ne doivent pas être découverts (annexe 31).
En un quart de seconde, tout rentre dans l'ordre, pour faire bonne figure
devant le nouvel arrivant. Ces va-et-vient incessants entre le banal et
l'extraordinaire sont le pendant comique de ce véritable film d'action.
Il suffit que la famille reprenne du service, en costume de super-héros,
pour que les aléas de la vie quotidienne ressurgissent
inévitablement. C'est
1 Pete Docter, dans les commentaires du dvd de Up
(2009).
35
notamment le cas lorsque Bob/Mr. Incredible, au volant d'un
van suspendu à un engin volant par les membres étirés de
sa femme (Helen/Elastigirl) (annexe 32), répond à ses
enfants qui s'impatientent : « On arrivera quand on arrivera ! ».
Cette réplique fleurant le départ en vacances n'est pas
isolée, puisqu'une fois arrivée sur la terre ferme, Helen remonte
dans le véhicule et se dispute avec son mari au sujet de
l'itinéraire à prendre pour rejoindre la mission qui les
attend.
Tous ces moments de flottements entre la réalité
telle qu'elle est connue du public et telle qu'elle est
représentée à l'écran installe une folie douce dans
l'action. Ce délire communique avec le réel par des situations
où le corps du héros est, sinon le centre de gravité, un
élément décisif de l'équilibre entre le quotidien
et le merveilleux.
|