CHAPITRE I : D É CLINAISONS DU CORPS
BURLESQUE
Avant de devenir ce géant de l'animation, Pixar
n'était, à l'origine, qu'un petit groupe de chercheurs en
infographie ne disposant que de peu de moyens et d'une technologie encore
rudimentaire. Pour comprendre comment le studio a pu s'épanouir, il faut
revenir sur ses premières années, en saisir les conditions de
travail, cerner ce vers quoi tendaient les personnes qui y évoluaient
à l'époque. Il ne faut pas l'oublier, Pixar est avant tout la
contraction des termes pixel (surface élémentaire
constituant l'image numérique) et art. Déjà,
cette dénomination marque un grand paradoxe : l'association, pour ne pas
dire la fusion, d'une technologie pour le moins impersonnelle et de la
création artistique dans sa plus pure expression. Comment ce jeune
studio est-il parvenu à concilier la tradition du coup de crayon
à la modernité de l'ordinateur, pour donner forme à ses
personnages ? C'est d'abord par une appréhension progressive de l'outil
informatique que se sont forgés les premiers corps en image de
synthèse. Par cette progression, le studio a donné naissance
à tout un éventail d'objets animés, dont le moyen
d'expression principal était celui du corps. C'est notamment par le
recours à un langage comique exclusivement physique que les studios ont
pu exploiter le potentiel burlesque des protagonistes de leurs films, au point
d'appliquer ce langage aux personnages humains, jusqu'à les transformer
littéralement en objets.
I.1/ Genèse des premiers corps Pixar
Au cours d'un entretien avec Paul Grimault1, en
1985, Jean-Pierre Pagliano questionna le cinéaste sur sa vision de
l'animation par ordinateur. Ce dernier en avait déjà une
idée bien arrêtée :
« L'ordinateur est une très belle invention, un
outil extraordinaire pour certaines choses. Ça m'amuserait de jouer avec
mais ça ne me servirait à rien pour ce que j'ai choisi de faire.
Si je faisais des films scientifiques ou techniques, je m'en servirais : il y a
des spécialistes et vous, vous êtes à leur disposition. Il
faut leur dire : « Je voudrais bien avoir ça » et le
gars vous dit « c'est possible » ou « c'est pas
possible ». On commence à être dépendant de
quelqu'un d'autre [É] et à ce moment-là, on s'efface
fatalement devant le moyen. Le moyen, pour moi, c'est bien si je le
contrôle. »2
1 Paul Grimault (1905-1994) est un cinéaste d'animation
français. Il est l'auteur de dessins animés poétiques,
comme Le Petit Soldat (1947) ou encore Le Roi et l'Oiseau
(1980) tous deux co-écrits par Jacques Prévert. Son oeuvre a
marqué la scène internationale, au point d'influencer des
cinéastes japonais comme Hayao Miyazaki.
2 Jean-Pierre PAGLIANO, Paul Grimault, Dreamland, 1998,
p.141.
5
Il faut dire qu'à l'époque, l'animation par
ordinateur n'en n'est qu'à ses balbutiements. Mais un petit groupe de
chercheurs de la division informatique de Lucasfilm Ltd., défriche un
terrain méconnu : celui de l'imagerie numérique. Edwin
Catmull1 et Alvy Ray Smith2 sont à la tête
de cette équipe, bientôt rejoints par John Lasseter au
début des années 80. Ce dernier est recruté pour mettre en
forme les avancées technologiques des chercheurs. Car, jusqu'alors, les
images de démonstration des nouveaux logiciels étaient
réalisées par les inventeurs eux-mêmes. « C'est
comme aller dans un musée où les tableaux auraient
été peints par les fabricants des toiles et des pinceaux »3
s'étonne John Lasseter.
L'arrivée de ce dernier marque donc le lancement d'un
projet voué à promouvoir les travaux du groupe : un court
métrage d'animation.
« Ed Catmull et Alvy Ray Smith m'ont demandé de
réfléchir à un personnage composé de formes
géométriques simples [É]. Je me suis alors
intéressé à Ub Iwerks, à la simplicité de
ses premiers dessins animés de Mickey Mouse. J'ai donc commencé
à dessiner André, un personnage composé de formes simples.
»4
Certes, les premières aventures de Mickey se
caractérisent par la simplicité des traits, mais la
fluidité et le rythme impulsés aux corps des personnages sont
très soignés. Walt Disney et Ub Iwerks s'étaient
d'ailleurs inspirés des corps de Buster Keaton et de Charlie Chaplin
pour concevoir ces personnages. Car comme le souligne Dick Tomasovic,
« le corps du toon et le corps burlesque sont des corps mobiles,
malléables, ils sont les premiers objets de l'action du cinéma
d'animation. »5 Le cadre rigide des formes
géométriques imposées par l'outil informatique à
Lasseter posent donc problème à l'ancien animateur des studios
Disney : « Je me souviens avoir dit à Ed [Catmull] :
« Bon sang, j'adorerais avoir une forme flexible », c'est grâce
à son corps qu'un personnage de dessin animé devient expressif.
»6
1 Né en 1945, Edwin Earl Catmull est un docteur en
informatique spécialiste de l'image de synthèse. Il entre chez
LucasFilm en 1979, où il travaille sur les premières images
générées par ordinateur. En 1986, il fonde Pixar avec
Steve Jobs, et développe des logiciels importants dans le domaine de
l'animation par ordinateur.
2 Ingénieur américain né en 1943, Alvy
Ray Smith est, au même titre que son confrère Ed Catmull, un
pionnier de l'infographie.
3 Extrait du documentaire de Tony KAPLAN et Erica MILSOM,
Pixar Shorts, a Short Story, 2007.
4 ibid.
5 Dick TOMASOVIC, Le corps en abîme, Sur la figurine
et le cinéma d'animation, Rouge Profond, 2006, p.53.
6 John Lasseter in, Tony KAPLAN et Erica MILSOM, op.
cit, 2007.
6
Ces débuts hésitants appuient la thèse de
Paul Grimault selon laquelle les limites technologiques de l'ordinateur
constituent une barrière à la créativité. Edwin
Catmull va justement repousser ces limites en mettant au point le
procédé de la goutte d'eau (annexe 1). S'appuyant sur
les fameuses formes géométriques imposées par les
logiciels, cette goutte d'eau se compose de deux hémisphères : le
plus grand constituant la base de l'objet à animer, et le plus petit
faisant office de sommet. L'ordinateur remplit alors automatiquement la section
qui sépare ces deux hémisphères indépendants l'un
de l'autre. L'objet final devient malléable, et se rapproche de la
flexibilité d'un personnage animé à la main. John Lasseter
résume ainsi la façon dont il s'est affranchi des ces contraintes
: « L'art met la technologie au défi et celle-ci inspire l'art.
»1 Un second personnage est donc développé
autour de ce nouveau procédé : Wally B., un bourdon doté
de pattes en formes de bonbons de gélatine.
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