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INTRODUCTION
« En tant que réalisateur de films
d'animation, [É] je me suis senti Ð et me sens toujours
Ð proche de Chaplin, Keaton, Laurel et Hardy et du grand Harry Langdon.
»1 Voilà les références de Chuck
Jones2 lorsqu'il tente de décrire sa carrière.
Curieusement, il ne s'agit pas de grands animateurs, mais d'acteurs et
réalisateurs comiques qui s'inscrivent dans un genre bien particulier :
le burlesque. Désigné par le terme slapstick dans les
pays anglophones, ce genre semble concerner, à première vue, des
films dont l'humour serait fondé sur la violence : la traduction
littérale de slapstick étant coup de
bâton. Bien que les films de Chaplin ou de Laurel et Hardy (pour ne
citer qu'eux) comportent bon nombre de chutes ou de coups, l'essence-même
de leur langage comique repose avant tout sur un point : l'usage du gag.
Défini comme étant un moyen de « créer une
surprise en trompant une attente », ou comme « le plus long
chemin pour aller d'un point à un autre »3, le gag
se distingue du simple effet comique en faisant appel « à
l'intelligence et au raisonnement du spectateur de par son organisation
délibérée, là où l'effet comique (chutes,
grimaces, incidents) ne provoquerait qu'un rire instinctif.
»4 Le burlesque n'est donc pas qu'une histoire de coup de
bâton, mais relève plutôt d'une organisation précise
dont le centre de gravité serait le personnage. C'est justement ce qui
pourrait expliquer l'héritage revendiqué par Chuck Jones. Car
s'il est un domaine où le personnage tient une place centrale, c'est
bien celui du cinéma d'animation.
Se dissociant du cinéma en prise de vue réelle,
le cinéma d'animation est souvent qualifié de genre à part
entière. Pourtant, la diversité des ambiances et des personnages
qui en découlent met en évidence le fait que l'animation peut
traiter de plusieurs genres, du
1 Charles M. JONES, Chuck Jones, ou l'autobiographie
débridée du créateur de Bip-bip, du coyote et leurs
amis..., Dreamland éditeur, 1995, p.128.
2 Réalisateur, producteur, scénariste, acteur et
compositeur américain, Chuck Jones (1912-2002), fut l'un des plus grands
animateurs de sa génération. Après avoir
fréquenté la Chouinard Art Institute (aujourd'hui
California Institute of The Arts), il a notamment travaillé
pour Walter Lantz (1899-1994), le créateur de Woody-Woodpecker, et pour
les studios Disney. Mais l'essentiel de sa carrière fut consacré
à la branche animation du studio Warner Bros., dans laquelle il
collabora avec Tex Avery (1908-1980), et où il participa à la
création de nombreux personnages tels que Daffy Duck, Bugs Bunny, ou
encore Bip-Bip et Coyote. Auteur de plus de 300 courts-métrages, et
maintes fois nominé aux Oscars, Chuck Jones a profondément
marqué l'histoire du cinéma d'animation.
3 Jean-Pierre Coursodon et Francis Bordat, cités dans
Emmanuel DREUX, Le cinéma burlesque ou la subversion par le
geste, L'Harmattan, 2007, p.73.
4 Ibid. p.77.
2
western au film policier, en passant par la comédie
romantique. Il s'agit donc plutôt d'une technique ou, pour être
plus précis, d'un ensemble de techniques utilisées dans le but de
donner la vie (du latin animare) à un être qui n'existe
pas réellement. Pour animer un personnage et le monde qui l'entoure, la
principale technique a être adoptée par les grands pionniers de
cet art fut celle du dessin animé. En reproduisant à la main
différentes poses du personnage, l'animation consiste à faire
défiler toutes ces images et à restituer le mouvement par le
principe de la persistance rétinienne. Cependant, la définition
qui permet de saisir au mieux les enjeux du cinéma d'animation reste
celle de Norman Mc Laren : « L'animation, ce n'est pas l'art de
dessins qui bougent, mais l'art du mouvement qui est dessiné. »
En d'autres termes, il s'agit pour l'animateur de maîtriser tous les
aspects du mouvement pour le restituer à l'image avant même que
celle-ci soit articulée avec les autres dessins. Cette maîtrise du
mouvement est, là aussi un point commun à l'acteur burlesque et
à l'animateur, et donc au personnage animé. Cela passe notamment
par un sens de l'observation aiguisé que revendiquent des
réalisateurs plus récents, comme Jacques Tati et Pierre
Étaix, cinéastes burlesques inspirés par les grands
comiques de l'âge d'or du slapstick. Cependant les artistes
évoluant dans ce registre se font de plus en plus rares et le burlesque,
notamment avec l'arrivée du cinéma parlant, a de plus en plus de
mal à imposer la magie de l'expression corporelle. L'évolution du
burlesque passe donc par sa dissolution dans les autres genres, comme dans le
film d'action, où Jackie Chan s'est fait le maître des cascades et
autres exploits physiques chers à Buster Keaton. Il reste
néanmoins un domaine dans lequel le slapstick a laissé
des traces, c'est celui du cinéma d'animation.
Mais aujourd'hui, la technique reine du dessin animé
n'est plus la seule qui attire le public. Avec l'avènement de
l'ordinateur et des nouvelles technologies, l'animation par images de
synthèse a progressivement gagné du terrain sur le dessin
animé traditionnel. S'il est un studio qui domine cette nouvelle
technique d'animation, c'est bien Pixar, car cette domination est telle que le
nom du studio plane sur chaque film d'animation assisté par ordinateur,
au grand dam de son principal concurrent (Dreamworks SKG). Une question se pose
alors. Que reste-t-il de l'héritage laissé par les grands
maîtres du burlesque dans ces production ultra-modernes ? Chercher des
réponses à cette question, revient avant tout à
étudier un point fondamental du comique burlesque, le personnage et sa
difficile relation au monde qui l'entoure. La recherche se portera alors sur
les personnages au sein des
3
productions Pixar, et tentera de démontrer en quoi ces
héros témoignent du lien qui unit le slapstick au cinéma
d'animation.
Il s'agira de développer, dans un premier temps, les
caractéristiques physiques du héros Pixar, car la première
approche d'un personnage animé, comme d'un personnage burlesque
relève du corps. La genèse de ces premiers corps animés
par ordinateur permettra de rendre compte des méthodes de travail
utilisées au sein du studio, mais aussi de décliner les
différents corps burlesques qui en sont nés. Les
particularités de ces personnages donneront lieu à une
étude de leur rapport au délire comique, domaine
étroitement lié au langage du slapstick, mais aussi de
définir la situation de ces corps dans l'espace. Dans un second temps,
une approche de ces personnages en tant qu'objets de divertissement permettra
de cerner l'importance du merveilleux dans le domaine du concret, pour mieux
appréhender les héros Pixar comme des artistes en
représentation. Enfin, une troisième partie s'attachera à
déterminer ce qui caractérise ces individus par-delà leur
aspect physique, notamment à travers leurs rapport avec le monde
mécanique, avec la communauté à laquelle ils sont
censés appartenir, puis avec le pouvoir qui régit leur monde.
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