Quelle place occupe l'intelligence économique dans le déploiement des entreprises marocaines en afrique subsaharienne ?( Télécharger le fichier original )par Kenza Slaoui HEC Paris - Master in Management 2014 |
C. L'importance de l'intelligence économiqueL'implantation des entreprises marocaines en Afrique nécessite une vigilance particulière. Tout d'abord, il faut s'assurer que leurs opérations répondent à un besoin réel et que leur financement est maitrisé. C'est ce qu'explique Mamoun Tahri Joutei42, responsable du département d'intelligence économique de la BMCE Bank, en évoquant l'importance que joue la Banque Centrale marocaine dans l'implantation des banques marocaines en Afrique. BMCE Bank est en effet engagée auprès de la Banque Centrale, comme toutes les banques marocaines, à consolider les risques et le contrôle interne sur chacune de ses dix-sept filiales et de faire remonter l'information de manière homogène à la Banque Centrale. « Le soutien de la Banque Centrale est fondamental. Elle nous accompagne, nous oriente ; nous partageons 41 « Une vision pour l'Afrique », interview de Othman Benjelloun, Les Afriques, 10 juillet 2014 42 Voir interview en annexe 30 avec elle toute l'analyse que nous faisons de ces pays. Nous apprenons mutuellement l'une de l'autre », ajoute-t-il. Il faut également être vigilant au niveau opérationnel : l'apport des banques et des assurances est en ce sens précieux car elles participent à la sécurisation des échanges. Mamoun Tahri Joutei explique en effet qu'il s'agit d'assurer un développement sain des entreprises marocaines en Afrique. Brahim Skalli43, directeur Stratégie et Partenariats d'Alliances, ajoute en ce sens qu'Alliances s'implante en priorité dans les pays où des banques marocaines sont déjà présentes car elles connaissent bien l'entreprise et son fonctionnement, a des contacts dans le tissu économique local et peut aider à la mise en place rapide de schémas de financements. Il faut également faire preuve de vigilance envers la réaction des partenaires traditionnels de l'Afrique (France, Angleterre, Portugal...) et de celle des pays leaders sur le continent (Afrique du Sud, Nigéria, Égypte) : pour Abdelmalek Alaoui, il est dangereux de ne pas avoir de cellule d'intelligence économique qui surveille les leaders africains: « deux pays produisent de la connaissance intéressante, ont des think tanks et des centres de recherche axés sur l'intelligence économique : l'Afrique du Sud et le Nigéria. Or ils sont loin d'être des amis du Maroc ! », explique-t-il. D'autant plus que le Maroc et ses concurrents africains ont vocation à être présents sur les mêmes marchés. Comme l'explique Mamoun Tahri Joutei de la BMCE Bank, « Les grands leaders africains (É) remontent du sud vers le nord ; et effectivement, quand ils commencerons à aller au delà et que nous irons plus vers le Sud, il y aura confrontation ». Enfin, il faut faire preuve de vigilance quant aux réactions face aux prises de positions politiques du Maroc (dossier du Sahara marocain, intervention au Nord Mali...). D'après Mamoun Tahri Joutei, il incombe à l'État de mettre en place une intelligence économique pour surveiller et défendre les intérêts de la Nation. Pour lui, c'est à ce niveau qu'il faut développer une approche offensive d'intelligence en étant présents sur les réseaux sociaux et sur internet pour défendre l'intégralité territoriale du pays. Le scandale Ennajate44 témoigne des dérives auxquelles peut être confronté un pays qui n'a 43 Voir interview en annexe 44 « Intelligence économique et guerres secrètes au Maroc », Abdelmalek Alaoui, Koutoubia, Editions Alphée : en 2002, une société se prétendant basée aux Émirats Arabes Unis propose d'embaucher plusieurs dizaines de 31 pas de système d'intelligence économique pour surveiller son environnement et ses « signaux faibles45 ». Il est donc indispensable de mettre en place, aussi bien pour l'État, le gouvernement que pour les entreprises, un système de surveillance de l'environnement en amont pour détecter les opportunités et les menaces dans le cadre d'une économie mondialisée. En France, Jean-Marc Oury46 est le premier à signaler l'importance de la vigilance et des dangers auxquels s'expose l'entreprise si elle ne la pratique pas. D'après lui, elle nécessite des efforts permanents pour observer et détecter les signes avant-coureurs d'un évènement inattendu afin de s'adapter rapidement à son environnement. a) « L'infodominance » au service de la surveillance et de la compétitivité A la lumière des opportunités et des menaces qui entourent les entreprises, il est intéressant d'étudier la littérature parue sur l'intelligence économique afin de comprendre en quoi elle peut être une arme pour la compétitivité et la prise de décision. Un ouvrage de référence sur la surveillance économique est celui écrit par Corine Cohen en 200447. Dans les années 1950, la surveillance était principalement rattachée à la planification stratégique, à l'analyse de l'environnement, de ses opportunités et de ses menaces dans l'objectif de permettre aux entreprises de s'adapter à un environnement en perpétuelle mutation. Les grandes théories du concept de surveillance depuis les années 1960 ont évolué pour intégrer de nouvelles considérations : -- Le « scanning » de Francis Joseph Aguilar en 196748 : ancien de Harvard, Aguilar est le premier à aborder le sujet de la surveillance en faisant référence à un radar de navire milliers de personnes dans l'industrie du loisir au Maroc (les croisières, plus précisément) avec l'aval gouvernement. Cette technique de fraude, apparue pour la première fois au Nigéria dans les années 1980, brouille les victimes en leur proposant des sommes d'argent importantes en échange d'une petite somme négligeable de départ. L'escroquerie est passée inaperçue pour deux raisons. Tout d'abord, rien ne laissait présager que les dirigeants étaient des escrocs. De plus, les prétendants au poste devaient passer un examen médical payant avant de pouvoir signer leur contrat. L'arnaque, qui aurait pu être débusquée en quelques vérifications sur internet par les autorités, a couté 10 millions de dollars à l'économie marocaine. D'après Abdelmalek Alaoui, elle est à l'origine du taux d'abstention record lors d'élections politiques jusqu'aux élections législatives de septembre 2007. 45 Strategic Management Journal, I. Ansoff, Vol.1, 1980 46 « Economie politique de la vigilance », Jean-Marc Oury, édition Calmann-Lévy, 1994 47 Veille et Intelligence stratégiques », Editions Hermès-Lavoisier, 2004 48 « Scanning the business environment », F.J. Aguilar, Ed. Macmillan, 1967 32 pour justifier le fait qu'une entreprise doit avoir un système de surveillance propre. Le scanning est destiné aux cadres dirigeants pour obtenir de l'information, identifier et comprendre les opportunités et les menaces qui les entourent. -- L'importance de la surveillance pour la compétitivité de l'entreprise : Humbert Lesca49 explique que la surveillance permet une adaptation rapide et est un facteur de compétitivité pour l'entreprise. D'après lui, un certain nombre d'acteurs doivent être surveillés : les clients, les concurrents, les centres de recherche, les pouvoirs publics, les collaborateurs... -- La détection des « weak signals » de I. Ansoff, 1980 : ces opportunités et menaces que représentent les « signaux faibles » doivent être captées et exploitées pour éviter les ruptures stratégiques dans un contexte de changements, de concurrence et d'imprévisible. Ansoff estime que le système de surveillance des entreprises doit concerner tous les domaines d'activité afin de détecter l'intégralité des signaux faibles dans son environnement. -- L'émergence du concept « d'intelligence » : Luhn50 est le premier à utiliser ce concept en 1958. Il le définit comme un système de « business intelligence », qui correspond à tout système de communication qui sert à la conduite des affaires. D'après lui, l'intelligence sert à trouver des relations entre des faits et de guider l'action vers un but désiré. Il est le premier à lier intelligence économique et action. Harold Wilensky va plus loin en 196751 en parlant d'intelligence organisationnelle qui consiste en la collecte, le traitement, l'analyse et la communication de l'information pour prendre des décisions. Il considère trois niveaux d'intelligence :
-- L'émergence du concept de veille stratégique : Humbert Lesca est le premier à parler de « veille stratégique » en la définissant comme une démarche à caractère 49 « Système d'information pour le management stratégique de l'entreprise », Humbert Lesca, Ed. McGraw-Hill, 1986 50 « A business intelligence system », IBM Journal of Research and Development, H.P. Luhn, 1958 51 « Organizational Intelligence : knowledge and policy in government industry », Harold L. Wilensky, 1967 33 volontariste, par lequel l'entreprise traque, assimile et analyse de l'information pour anticiper les changements dans son environnement afin de créer des opportunités et d'agir vite, au bon moment. En France, l'utilisation du terme de « veille » est plus fréquente que celle « d'intelligence ». Toutefois, la nécessité de mettre en place une veille offensive qui va au delà de la simple détection de signaux faibles, au service d'une communication d'influence, va imposer le terme « intelligence économique ». b) Fonctions Étudions les fonctions de l'intelligence économique d'un point de vue purement théorique à travers l'analyse des travaux de Jean-Louis Levet, économiste français et théoricien en intelligence économique, qui identifie quatre fonctions à cette pratique :
Les savoir-faire et les connaissances d'une entreprise constituent en effet un capital immatériel à protéger. Bien les maitriser signifie encourager le développement des idées et renforcer l'innovation pour créer de nouvelles gammes de produits. La gestion de ce capital consiste en une codification et un stockage sur des bases de données accessibles à l'ensemble du personnel. En ce sens, l'une des fonctions de l'intelligence économique est d'identifier et de protéger ce capital ; et d'effectuer une veille permanente afin de l'enrichir. Plusieurs facteurs entrent en jeu : -- Une bonne maitrise du droit et des règles de propriété industrielle sont indispensables pour protéger le capital immatériel de l'entreprise ; -- La confidentialité doit entrer en jeu car le capital immatériel est un bien stratégique qu'il convient de protéger. Sécuriser l'information doit être fait par la mise en place de procédures de sécurité et par la sensibilisation des employés ; -- L'intelligence économique doit recourir à l'utilisation des NTIC pour collecter, analyser et partager l'information en temps réel pour éventuellement la partager sur un 34 intranet sécurisé ; - L'allocation des ressources doit être fait de manière judicieuse pour que le financement corresponde à des besoins réels. La détection des opportunités et des menaces est, pour Jean Louis Levet, la deuxième fonction de l'intelligence économique. Il dénombre trois types d'opportunités : - celles portant sur l'enrichissement du savoir-faire et le renforcement des capacités d'innovation de l'entreprise; - celles portant sur l'enrichissement et la complexification de l'environnement de l'entreprise (fournisseurs, clients, concurrents, etc.) qui peuvent permettre à l'entreprise d'améliorer sa performance; - celles portant sur l'obtention de nouveaux marchés. Ici, les risques externes sont nombreux et la démarche d'intelligence économique permet à l'entreprise d'être pragmatique et d'anticiper les difficultés potentielles. Les risques internes ne sont pas négligeables : Jean-Louis Levet distingue, entre autres, les risques de « captation » (lorsque le savoir-faire de l'entreprise est divulgué hors de l'entreprise) et de « banalisation » (lorsque les informations ne circulent pas de manière structurée), les menaces en tous genres (juridiques, lobbying, piratage, etc.). Afin de pallier ces difficultés potentielles, l'intelligence économique doit assurer une détection préventive des opportunités et des menaces par : - Une veille sur un ensemble de paramètres (économique, juridique, commercial, concurrentiel, etc.) à travers des outils logiciels adéquats dans l'objectif de partager ses résultats avec les personnes concernées; - Une anticipation des risques en identifiant les points faibles de l'entreprise sur lesquels elle pourrait être attaquée, le type d'agressions potentielles et la manière d'y répondre; - Une évaluation des rapports de force sur son marché, et notamment la capacité de négociation de ses clients et fournisseurs; - Un déploiement sur de nouveaux marchés : celle-ci suppose l'identification des capacités existantes de l'entreprise, de réseaux et d'alliés pouvant appuyer sa démarche. La coordination de la stratégie est la troisième fonction de l'intelligence économique d'après Jean-Louis Levet. Celle-ci est essentielle pour donner une direction commune et concertée à des actions menées individuellement. Pour cela, il est nécessaire de : 35 - mettre en place un dialogue collectif et une culture du partage de l'information selon des circuits de diffusion prédéterminés; - mobiliser les employés et les réseaux autour de cette politique. Enfin, la quatrième et dernière fonction de l'intelligence économique selon Jean-Louis Levet consiste à recourir à une stratégie d'influence pour faire valoir les intérêts d'une entreprise ou d'une nation dans le cadre de l'économique mondialisée. L'influence consiste à diffuser de l'information pour influencer sciemment une cible dans le but de servir les intérêts de l'entreprise. La composante politique est donc importante car il est question de modifier l'opinion d'une cible. A l'inverse des trois fonctions de l'intelligence économique citées ci-dessus, où l'information brute est centrale, l'influence donne toute son importance au message porté par l'information. Une stratégie d'influence peut prendre plusieurs formes comme contourner par exemple un obstacle à la signature d'un contrat; influencer les pouvoirs publics en faveur d'une règlementation favorable. Il est donc indispensable de bien connaitre le cadre règlementaire et légal avant d'entamer toute action d'influence. Les facteurs qui régissent les stratégies d'influence sont : - La maitrise des réseaux et sources d'information ; - Leur valorisation; - L'investissement dans des cellules d'intelligence économique; - La maitrise des techniques de « guerre de l'information » afin de se protéger dans un contexte d'ouverture et de vulnérabilité. Ceci permettrait par exemple au Maroc de se protéger contre la guerre médiatique que mène la presse algérienne contre le Maroc52. c) Un processus qui fonctionne par étapes Face à la quantité d'informations disponibles, il est indispensable pour les entreprises, les États et les gouvernements de mettre en place un processus de tri et de mise à jour de l'information. L'intelligence économique évolue selon un cycle précis :
52 D'après le ministre de la communication marocain Mustapha El Khalfi, une partie de la presse algérienne mène une guerre médiatique contre le Maroc : près de 1605 articles hostiles au Maroc ont été recensés en 2013, dont 600 portant sur la question du Sahara marocain (source : MAP sur lemag.ma « El Khalfi : une partie de la presse algérienne mène une guerre médiatique provocatrice contre le Maroc » , 13 août 2014)
L'analyse permet de redéfinir les objectifs et de mettre en lumière le besoin de collecter des informations supplémentaires. Une fois que le cycle est terminé, celui-ci redémarre. Ces étapes prennent chacune en compte un degré de précision différent de l'information :
36 53 Président de l'Association Marocaine pour l'Intelligence économique 37 II. Les entreprises marocaines s'appuient sur l'intelligence économique pour conquérir les marchés subsahariens |
|