CHAPITRE 2 : LES LIMITES JURIDIQUES A LA
LUTTE CONTRE LE BLANCHIMENT DES CAPITAUX ET LE FINANCEMENT DU TERRORISME
LIÉS AUX PPE
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Nous avons évoqué plus haut le dispositif auquel
les établissements assujettis sont tenus. Sans y revenir dessus, nous
soulignons que son respect garantit, dans une large mesure, la
prévention et la répression effectives des actes
délictueux. Cependant, sa défaillance impacte très
négativement l'efficacité de la lutte contre les malversations
financières des PPE.
Un certain nombre des dispositions contenues dans les textes
internationaux et nationaux sont des natures à faire écran
à l'applicabilité des mesures tant préventives que
répressives en matière de blanchiment. Nous notons ainsi que
l'efficacité du système préventif et répressif de
la criminalité financière, pour ce qui est des PPE, se trouve
amoindrie par certaines dispositions légales. Ces dispositions sont
tantôt inhérentes à la qualité des certaines
personnes (Section 1), et tantôt relatives à certaines
opérations (Section 2).
SECTION I : Les limites à la lutte
anti-blanchiment rattachées à la qualité de certaines
PPE
L'idée de limites juridiques à la LBC/FT
rattachées à la qualité des certaines personnes
politiquement exposées (PPE) s'appréhende ici comme étant
les immunités et privilèges dont les PPE disposent et font
obstacles à la lutte. En effet, les PPE telles que nous les avons
évoquées plus haut, bénéficient dans une certaine
mesure des immunités.
La notion d'immunité est une des plus complexes en
droit. Pourtant, la doctrine et la jurisprudence l'emploient comme si elle
relevait de l'évidence jouant sur le registre de la connivence : tout le
monde sait ou sent ce que signifie une immunité188. Le monde
juridique consacre la summa divisio entre immunité de fonds et
immunité de procédure, entre irresponsabilité et
inviolabilité, parfois concurrencée par la distinction entre
immunité absolue et immunité relative.
En faisant abstraction de tout débat sur la notion
d'immunité, elle s'entend au sens strict comme une « cause
d'impunité qui, tenant à la situation particulière de
l'auteur de l'infraction au moment où il commet celle-ci, s'oppose
définitivement à toute poursuite, alors que la
188 BOUDON (J.), « Le privilège
de juridiction de l'article 68-1 de la Constitution s'apparente-t-il à
une immunité ? Au tour de l'affaire Clearstream », In
CLEMENT (G.) et LEFEBRE (J.) (Dir.), Les immunités
pénales. Actualités d'une question ancienne, CEPRISCA,
Collection Colloques, Paris, P.U.F, 2010, p. 31.
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situation créant ce privilège a pris fin
»189. Ainsi, nous comprenons aisément qu'une
immunité est un privilège qui, accordé à une
personne, fait obstacle aux mesures de poursuite. Allant dans ce sens, le
Professeur Julien BOUDON affirme que tous les auteurs « s'accordent
pour affirmer qu'une immunité est synonyme d'exemption de charge, en
vertu de l'étymologie latine : le terme « munis » («
charge ») est précédé d'un « i » privatif
»190.
La notion d'immunité étant clarifiée,
nous nous intéressons à certaines immunités
accordées à certaines PPE (Paragraphe 1) et accorderons un
intérêt particulier à la problématique du
blanchiment lié aux comptes des missions diplomatiques (Paragraphe
2).
Paragraphe 1 : Les immunités attachées
à la qualité de certaines PPE : un obstacle majeur à
l'effectivité de la lutte anti-blanchiment
Il serait judicieux de jeter un regard sur la typologie des
immunités dont bénéficient les PPE (A) avant
d'évoquer les effets qu'elles pourront avoir sur les mesures des
poursuites en matière de blanchiment notamment au niveau
international(B).
A - La typologie des immunités des PPE
Les difficultés procédurales lors des poursuites
impliquant une PPE tiennent couramment aux immunités dont elles se
prévalent qu'elle soit parlementaire (1), membre de l'exécutif
(2) ou diplomate étranger (3).
1- L'immunité parlementaire
L'immunité parlementaire est régie par les
dispositions législatives de chaque Etat. Ainsi, pour le cas du Tchad
par exemple, l'article 117 de la Constitution du 04 mai 2018 dispose à
cet effet que « les membres de l'Assemblée Nationale
bénéficient de l'immunité parlementaire.
Aucun député ne peut être poursuivi,
recherché, arrêté ou jugé pour des opinions ou votes
émis par lui dans l'exercice de ses fonctions.
Aucun député ne peut, pendant la
durée de session, être poursuivi ou arrêté en
matière criminelle ou correctionnelle qu'avec l'autorisation de
l'Assemblée Nationale, sauf cas de flagrant délit.
189 CORNU (G.), Vocabulaire juridique,
association Henri Capitant, Quadrige, 7ème édition,
Paris, PUF, 2005, p. 457.
190 BOUDON (J.), « Le privilège
de juridiction de l'article 68-1 de la Constitution s'apparente-t-il à
une immunité ? Au tour de l'affaire Clearstream », Op.cit., p.
33.
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Aucun député ne peut, hors session,
être arrêté sans l'autorisation du Bureau de
l'Assemblée Nationale, sauf en cas de flagrant délit, de
poursuites autorisées ou de condamnations définitives.
En cas de crime ou délit établi,
l'immunité peut être levée par l'Assemblée Nationale
lors des sessions ou par le Bureau de ladite Assemblée Nationale hors
session.
En cas de flagrant délit, le bureau de
l'Assemblée Nationale est immédiatement informé de son
arrestation ».
Pour le cas du Gabon, l'article 38 de la Constitution du 12
janvier 2018 à pratiquement le même contenu que les dispositions
de la loi tchadienne précipitée, à la différence
que le parlement Gabonais est bicaméral. Il en est de même du
Cameroun191.
Il résulte des dispositions des différentes
législations que la définition de l'immunité parlementaire
et ses conditions de mise en oeuvre protègent largement les
parlementaires dans l'exercice de leurs fonctions électives. Par voie de
conséquence, la levée de l'immunité reste assez
exceptionnelle.
Au Cameroun par exemple, le 07 août 2009, le bureau de
l'Assemblée Nationale a procédé à la levée
de l'immunité parlementaire du député Dieudonné
AMBASSA à la demande du ministère de la justice. Il était
accusé d'un préjudice financier subi par l'Etat notamment de
détournement de fonds publics d'un montant de 7 milliards de Francs CFA.
Avant lui, trois (3) autres parlementaires ont vu leur immunité
levée. Il s'agit de FON DOH GAH GWANYIN III en 2005, Edouard ETONDE
EKOTTO et André BOTO'O A NGON en 2006192.
L'immunité parlementaire protège, dans les Etats
de la CEMAC, les députés et sénateurs,
d'éventuelles pressions et intimidations venant du pouvoir politique, et
garantit leur indépendance ainsi que celle du parlement dans sa
totalité. Son utilité est démontrée, même si
elle retarde plus qu'elle n'empêche de conduire à bien certaines
enquêtes en matière d'attente à la probité. Il en
est de même pour les immunités du président et des membres
du gouvernement.
2- L'immunité de l'exécutif
Nous étudierons successivement l'immunité du
président (a) et celle des membres du gouvernement (b).
191 V. l'art. 14 al. 6 de la Constitution camerounaise de 18
janvier 1996 qui dispose que la loi détermine les immunités des
membres du parlement (députés et Sénateurs). A cet effet,
l'ordonnance N°72 du 26 août 1972 qui contient pratiquement le
même contenu que la Constitution tchadienne en son article 1er
traite de cette immunité parlementaire.
192 GAINGNE (S.), « Assemblée
Nationale : l'immunité parlementaire du député AMBASSA
ZANG levée », article de presse, publié le 11 août
2009 à 00h 00min sur
www.journalducameroun.com,
consulté le 20 juillet 2020 à 15h 22min.
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a- L'immunité présidentielle
À la lecture de la Constitution camerounaise de 16
janvier 1996, la Haute Cour de justice est la juridiction compétente
pour juger le Président de la République en cas de haute
trahison193. Il est ainsi mis en accusation par l'Assemblée
Nationale et le Senat réunis en Congrès qui procède par un
vote public à la majorité de 4/5 des membres le
composant194.
Cette même Constitution de 1996 dispose en son article
53 al. 3 que « les actes accomplis par le président de la
République sont couverts par l'immunité et ne sauraient engager
sa responsabilité à l'issue de son mandat ». Il
découle de ces dispositions que le Président de la
République au Cameroun n'est pas responsable des actes commis dans
l'exercice de ses fonctions et même après celles-ci, sauf en cas
de haute trahison. Et son immunité empêche de le poursuivre,
même pour des infractions commises dans sa vie privée, tant qu'il
exerce ses fonctions de chef d'Etat.
Allant dans le même sens, l'article 83 de la
Constitution de la République du Tchad dispose que « le
Président de la République n'est responsable des actes accomplis
dans l'exercice de ses fonctions qu'en cas de haute trahison prévue
à l'article 157 ». Et aux termes de l'article 157, le Chef de
l'Etat est dans ce cas, justiciable de la Cour suprême qui est la haute
juridiction au Tchad.
Pour le cas du Gabon, nous retrouvons le même processus
qu'au Cameroun aux termes de l'article 78 de la Constitution. Et
l'alinéa 5 du même article mentionne que le Président de la
République qui a cessé d'exercer ses fonctions ne pourrait
être jugé, ni poursuivi par devant la Haute Cour.
L'on notera que, si cette immunité
présidentielle existe sur le plan national, celle-ci est de plus en plus
méconnue par le droit et les procédures pénales
internationales notamment pour des actes de crimes de guerres ou crimes contre
l'humanité. Ainsi, la Cour Pénale Internationale est
compétente, pour juger les actes d'un Chef de l'Etat, tant pendant le
mandat qu'après. L'on comprend aisément que si on admet que la
Haute Cour sanctionne une responsabilité politique et non pénale
car la seule peine prévue dans cette procédure étant la
destitution. Tandis que la Cour Pénale Internationale vise la
responsabilité pénale qui ne cesse pas avec la fin du mandat ou
d'une fonction195.
193 Cf. article 53 alinéa 1 paragraphe 1er de
la Constitution camerounaise de 1996.
194 Cf. alinéa 2 de l'art. 53 de la Constitution
camerounaise de 1996.
195 BOUDON (J.), « Le privilège
de juridiction de l'article 68-1 de la Constitution s'apparente-t-il à
une immunité ? Au tour de l'affaire Clearstream », Op.cit., p.
37.
76
Toutefois, le Président de la République
bénéficie auprès des autres Etats de l'immunité de
juridiction et de l'immunité d'exécution196.
L'immunité présidentielle ainsi posée, est un obstacle
à la manifestation de la vérité, et à l'obtention
de la preuve pour délits de corruption, détournement et
blanchiment. Et dans une certaine mesure, il en est de même de celle des
membres du Gouvernement.
b- L'immunité des membres du
gouvernement
La base légale de l'immunité des membres du
Gouvernement au Cameroun est l'article 53 alinéa (1) de la Constitution
qui dispose en son paragraphe 1er que la Haute Cour de justice est
compétente pour juger les actes accomplis dans l'exercice de leurs
fonctions par « le Premier Ministre, les autres membres du
Gouvernement et assimilés, les hauts responsables de l'administration
ayant reçu délégation de pouvoirs en application des
articles 10 et 12 ci-dessus, en cas de complot contre la sûreté de
l'Etat ». Ces dispositions donnent l'impression que les membres du
gouvernement ne sont pas responsables des actes commis par eux en dehors de
leurs fonctions. Bien au contraire, les membres du Gouvernement sont juste
bénéficiaires de privilège de juridiction pour ce qui est
des actes inhérents à leurs fonctions197.
La Constitution Gabonaise est plus explicite quant à la
question de la responsabilité pénale des membres du gouvernement.
Contrairement à son homologue camerounais, le législateur
gabonais dispose à travers l'article 33 de la Constitution que
« les membres du Gouvernement sont politiquement solidaires. Ils sont
pénalement responsables des crimes et délits commis dans
l'exercice de leurs fonctions ». À l'interpréter, l'on
comprend que les membres du Gouvernement sont justiciables des juridictions
ordinaires pour répondre des actes posés par eux, même dans
l'exercice de leurs fonctions. Cette disposition est de nature à
permettre l'engagement de poursuites pénales des membres du Gouvernement
auteurs de BC/FT.
Empruntant les mêmes pas que son homologue gabonais, le
législateur tchadien dispose à travers l'article 108 al. 2 de
Constitution de 2018 que « les membres du Gouvernement sont
justiciables devant les juridictions de droit commun pour les crimes et
délits économiques et financiers commis par eux dans l'exercice
de leurs fonctions ». Cette disposition constitutionnelle est plus
qu'explicite pour ce qui est de poursuites d'un membre du Gouvernement pour des
malversations financières tel que le BC/FT.
196 Nous verrons dans le développement suivant les
effets de ces immunités sur les poursuites engagées à
l'international.
197 BOUDON (J.), « Le privilège
de juridiction de l'article 68-1 de la Constitution s'apparente-t-il à
une immunité ? Au tour de l'affaire Clearstream », Op.cit. p.
36.
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Comme les autres immunités, l'immunité
diplomatique n'est pas un avantage pour la lutte anti-blanchiment.
3- L'immunité diplomatique
A l'origine coutumière, l'immunité des agents
diplomatiques (ambassadeurs, conseillers et attachés d'ambassade) a
été codifiée par la Convention de Vienne du 18 avril 1961
sur les relations diplomatiques, et celle des agents consulaires, par la
Convention de vienne du 24 avril 1963 sur les relations consulaires. La
Convention des Nations Unies du 02 décembre 2004 sur les
immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens procède
à la même entreprise de codification à l'égard de
hauts représentants de l'Etat.
L'immunité des représentants des Etats a
été, par analogie, étendue aux fonctionnaires des
organisations internationales installées sur le territoire et aux
membres des délégations étrangères auprès de
ces organisations198.
Comme pour les autres bénéficiaires,
l'immunité du personnel diplomatique ne couvre, en principe que les
délits ou erreurs commises dans l'exercice de ses fonctions. Autrement
dit, le diplomate ne saurait invoquer son immunité fonctionnelle dans
des affaires privées. Toutefois, cette immunité permet, dans
certaines circonstances à certaines personnes ayant des comportements
répréhensibles, d'échapper à toute sanction
judiciaire199.
L'immunité diplomatique est un ensemble de
privilège qu'un Etat hôte accorde aux membres du corps
diplomatiques d'un pays tiers durant leur séjour. Cette immunité
comprend principalement des exonérations fiscales, des
exonérations de contrôle des effets personnels aux
frontières (l'inviolabilité de la valise diplomatique par
exemple), l'inviolabilité des ambassades et des résidences... En
matière pénale, aucune poursuite ne peut être
engagée à l'encontre d'une personne bénéficiant de
l'immunité diplomatique. Cependant, l'immunité diplomatique peut
être levée, en cas de crime grave (à l'exemple du
blanchiment) avec preuves et l'autorisation du pays dont l'agent diplomatique
ou consulaire assure la représentation, par accord écrit du Chef
de l'exécutif et contresigné par le Ministre des affaires
étrangères de son pays d'origine. Lorsque le pays du diplomate
s'oppose à la levée de cette protection, le seul moyen d'agir
pour le pays hôte reste de le déclarer « persona non
grata » et de l'expulser. Le
198SINKONDO (M.), « Crime et
immunités diplomatiques : le droit international peut-il à la
fois souffler le chaud et le froid ? » In CLEMENT (G.) et LEFEBRE
(J.) (Dir.), Les immunités pénales.
Actualités d'une question ancienne, CEPRISCA, Collection colloques,
Paris, PUF, 2010, p. 172.
199 SUSEC (S.), Le secteur bancaire et
financier français face à la corruption : un système
d'intégrité en construction, Op.cit., p. 213.
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diplomate considéré comme tel retournera, dans
la plupart de cas, dans son Etat d'origine, avec une mise à pied de ses
fonctions, mais sans poursuites.
Les immunités posent des véritables
difficultés à l'efficacité de la lutte contre le
blanchiment des capitaux liant les PPE. Et nous pensons que revoir le
régime de levée des immunités de façon
exceptionnelle dans les cas de détournement, de corruption et
éventuellement de blanchiment serait une avancée
considérable dans la lutte contre les malversations financières
des PPE.
Il ressort ainsi de l'analyse que les immunités quelles
qu'elles soient, constituent autant d'obstacles à la lutte contre le
blanchiment des capitaux liant les hautes personnalités, car elles
produisent des effets dans la mise en oeuvre des procédures de
poursuites à l'égard des PPE tant nationales
qu'étrangères.
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