B. Une créature zoomorphe, l'hybride
J'ai décidé de mettre le titre de cette partie
au singulier car je me réfère ici à la pluralité
des descriptions du caractère hybride d'une seule bête, la
Bête du Gévaudan. En effet, tantôt tirant vers le cochon,
vers le chat, le veau ou autre chose, notre animal est dans cette histoire
l'expression d'une entité insaisissable et plurielle. Tiré d'une
lettre de Paris reprise dans le « Courrier d'Avignon » le 23
novembre 1764, l'extrait ci-dessous illustre parfaitement cette idée :
« Un hôte de Langogne, qui l'a vu, et à qui la frayeur
qu'il en eut a causé une grosse maladie, l'a dépeint long, bas,
d'une couleur fauve, une raie noire sur le dos, la queue longue, les griffes
fort grandes.
506 Les attributs de la Bête du Gévaudan en font
un animal qui, tant par la taille que par la couleur ou la forme,
confère au cheval au taureau ou au cochon. L'extrait ci-après est
une illustration de ce mélange :« cet animal est de la taille
d'une vache ou taureau d'un an, la gorge et le ventre blancs, le poil du corps
rouge et pas plus long que celui d'un loup, une bande noire le long du dos,
dont le poil est fort long, la queue longue comme celle d'un cheval, fort
touffue et rougeâtre,(...) les yeux grands et étincelants et le
museau de la longueur de celui d'un cochon avec cette différence que le
bout du museau baisse au lieu de se lever. La gueule est extraordinairement
large (...). Les dents longues sont larges, pointues par le bout et distantes
d'un demi-poucel'une de l'autre. Les oreilles droites et pas plus longues que
celles d'un loup ». Lettre du capitaine Du Hamel au comte de Moncan.
Archives départementales du Puy-de-Dôme. Cote 1731.
507 Cette assertion est vérifiable. La Bête a,
entre 1764 et 1767, attaqué des hommes des femmes et des enfants aux
abords de leurs demeures.
508 Citation tirée du bestiaire médiéval
de Pierre de Beauvais. Citée et traduite de la page internet
dédiée au sujet : «The medieval bestiary, animals in the
middle age». Version anglaise : « The shining of the wolf's
eyes in the night is like the work of the devil, which seem beautiful to
foolish men » Pour accéder à une information plus
complète, se référer à la bibliographie.
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Un curé, qui l'a chassé à la
tête de ses paroissiens, et qui dit l'avoir vu 3 fois, l'a
représenté long, gros comme un veau d'un an, de même
couleur, la raie noire, et le museau comme celui d'un cochon. Divers paysans le
figurent à peu près de même, avec cette seule
différence qu'ils donnent à sa tête la ressemblance de
celle d'un chat, qui n'en a certainement aucune avec celle d'un cochon
».
A l'époque des faits, l'idée de l'existence d'un
hybride zoomorphe monstrueux 509 nous replace dans un
contexte bien antérieur à celui du XVIIIè siècle et
peut nous aider à comprendre la peur qu'éprouvaient les
habitants. En effet, nous sommes là en présence d'une
entité fantastique qui n'est pas perçue à travers ses
« caractéristiques mais par sa dimension allégorique ou
symbolique » 510. En liaison directe avec la pensée
médiévale, cette interprétation ouvre l'imaginaire des
habitants à un bestiaire où l'opposition entre le réel et
les chimères n'est pas clairement établie. La lecture des
événements est donc ouverte à toutes les conjectures.
Aussi, dans une région très chrétienne dirigée par
un janséniste, la Bête du Gévaudan pose un problème
théologique ardu car, en plus des méfaits dont elle est la cause,
elle pourrait incarner la négation du caractère permanent de
l'oeuvre de Dieu. En effet, si le caractère de l'hybridation est peu
recommandable aux yeux de l'Eglise, la théologie l'accepte si et
seulement si elle présente le caractère de l'immuabilité.
Rejoignant ainsi la théorie augustinienne de la permanence de l'oeuvre
de Dieu, les hybrides nés hybrides ont dans la création
une place définie 511. Le changement d'état
transitoire est lui un vice absolument rédhibitoire car les
véritables hybrides, eux, ne changent pas de forme 512.
Au vu des témoignages qui circulent en Gévaudan,
la Bête ne semble pas seulement se contenter d'être un hybride. La
multiplicité des descriptions et des icônes qui circulent à
son sujet en font aux yeux du monde une entité polymorphe douée
du don de métamorphose. Perçue par les habitants illettrés
à travers sa dimension allégorique ou symbolique la Bête
est vue comme un être transgressif. Elle représente le mal en
opposition à l'ordre divin. D'une façon générale,
il est à mon sens possible de considérer que la figure de
l'hybride zoomorphe telle qu'elle est décrite dans les lignes qui
précèdent participe à un renforcement de
l'inquiétude en Gévaudan. Sa dimension
509La Bête du Gévaudan est à
l'époque bien considérée comme un monstre. Ci-après
une citation du capitaine Du Hamel « Voilà, M., le monstre tel
qu'il est et d'après la peinture que j'ai l'honneur de vous en faire, je
crois que vous penserez comme moi que cet animal est un monstre dont le
père est un lion ; reste à savoir quelle en est la mère
» Archives departementales du Puy-de-Dôme. Cote 1731.
510 THENARD-DUVIVIER Loc cit., p.4.
511 Les sirènes ne sont pas
considérées comme des êtres maléfiques car
elles ne sont - d'après la théologie - pas douées du don
de la métamorphose. THENARD-DUVIVIER Loc cit., p.10.
512 L'hybride est, elle aussi, mais cette fois-ci de par sa
nature même, une créature ambiguë. L'Eglise en distingue deux
sortes. Les hybrides nés hybrides, qui ont selon la
théologie une place dans la création car ils ne se transforment
pas, et les hybrides métamorphes. Ces dernièrs n'ont, parce
qu'ils se métamorphosent, pas de place dans la création. Ils sont
donc considérés comme des créatures démoniaques.
THENARD-DUVIVIER Loc cit., p.10.
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symbolique est en quelque sorte une « caisse de
résonance » qui vient amplifier les peurs et qui contribue
à « réactiver les croyances locales » 513
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