Introduction
Aux côtés de nombreux témoignages oraux
liés aux traditions vernaculaires, les métamorphoses sont, au
cours de l'histoire européenne, attachées à quatre
légendes principales : l'histoire de l'âne d'or d'Apulée
433, la lycantropie 434, les compagnons de Diomède
435 et l'histoire des enchantements de Circée 436.
Thème prolifique tout au long du Moyen Âge, la
métamorphose, qui puise dans l'histoire européenne son
inspiration dans les mythes grecs, est présente dans la
littérature apologétique et dans la littérature profane.
Bien que très courante cette idée n'est visiblement pas du
goût de l'Eglise car Saint-Augustin la réfute en la qualifiant de
« perfide jeu des démons » 437. L'avis
donné par l'évêque d'Hippone 438 va avoir des
conséquences importantes car un nombre important de croyances
païennes vont au Moyen Âge être considérées
comme des phénomènes diaboliques et de ce fait devenir
répréhensibles. Ainsi, si l'homme-loup passe du statut de
lycanthrope 439 à celui de loup-garou, créature
cauchemardesque et diabolique qui aurait le pouvoir de se transformer à
volonté, c'est que le discours religieux cherche à se
débarrasser du paganisme et applique au monde une dichotomie du bien et
du mal. En effet, et cela est tout à fait clair au vu des procès
intentés auxdites « sorcières » et autres
créatures métamorphes indésirables, il est malvenu
d'attenter à la permanence et à l'unicité de l'oeuvre de
Dieu. Comme nous allons le voir au cours de ce chapitre, le caractère
diabolique des croyances en rapport à la Bête du Gévaudan a
une histoire. Cependant, si ce dernier semble trouver sa source dans la
théologie, les croyances en tant que telles ont une
réalité bien antérieure 440.
433 Écrite au IIè siècle après
Jésus-Christ par Apulée, cette histoire relate les aventures d'un
aristocrate transformé en âne par erreur par sa maîtresse.
(CROUZET, 1963)
434 La lycantropie fait référence aux
transformations de l'homme en homme-loup. (CROUZET, 1963)
435 Cette histoire narre les aventures de Diomède qui
vit ses compagnons changés en oiseaux. (CROUZET, 1963)
436 Enchanteresse de la mythologie grecque, Circée,
disait-on, transformait les hommes en animaux à l'aide de potions et de
breuvages. ( (ALPHA, 1968)
437 HARF-LANCNER Laurence. « La métamorphose
illusoire : des théories chrétiennes de la métamorphose
aux images médiévales du loup-garou ». Annales.
Économies, Sociétés, Civilisations. 40? année,
N. 1, 1985. p.209.
438 Hippone : Ville où Saint-Augustin fut
évêque. ( Aujourd'hui, cette ville se nomme « Annaba »
et se trouve au Nord-Est de l'Algérie). (ALPHA, 1968)
439 Lycanthrope : acception grecque de l'homme-loup. Homme
transformé en loup du fait de la colère de Zeus. (ALPHA, 1968)
440 Par exemple, les croyances en rapport aux
différentes formes de l'homme-loup à travers l'histoire sont le
résultat de la transposition et de l'assimilation au Moyen Âge de
rites très anciens. En effet, au paléolithique supérieur
(entre 35 000 et 10 000 ans avant Jésus-Christ) des os de loups ont
été ensevelis de manière intentionnelle et très
certainement rituelle par les hommes de cette époque. Comme l'avance
Bernard Marillier, il est très probable que les chasseurs aient voulu
s'approprier la force de l'animal dans un but
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I. Saint-Augustin et la permanence de l'oeuvre de Dieu
Entre le troisième et le quatrième siècle
après Jésus-Christ, Saint-Augustin, docteur de l'Eglise latine
rédige « la cité de Dieu » 441. Au
chapitre XVIII de cet ouvrage monumental, ceci après une analyse des
mythes grecs dont celui de la vénération du dieu «
Lykaios » 442, il déclare que la
métamorphose relève de deux éléments distincts,
« l'irréalité » 443 et le «
diabolique » 444. Le démon serait donc à l'oeuvre et
induirait les hommes en erreur. Bien que redoutable, le malin n'a cependant
pour Saint-Augustin pas le pouvoir de se soustraire à la volonté
de Dieu. Il ne peut altérer son oeuvre. La métamorphose reste
donc de l'ordre de l'illusion ou de l'apparence. Tirées de la
cité de Dieu, ces quelques lignes exposent sa conception : «
assurément les démons ne sont pas créateurs de nature,
s'il est vrai qu'ils réalisent des prodiges semblables à ceux
dont il est question ; ils modifient quant à l'apparence seulement les
créatures du vrai Dieu pour qu'elles ne semblent être ce qu'elles
ne sont pas » 445.
Afin de donner un fondement théorique à
l'idée de l'illusion diabolique Saint-Augustin invente une notion
nouvelle : « le phantasticum hominis ». Sorte de double
fantastique qui apparaît au cours du rêve, il est la «
représentation que le rêveur a de lui-même dans son
rêve » 446. N'existant que par les sens, n'ayant ni
réalité corporelle, ni d'attache avec le rêveur dont il
émane, le « phantasticum hominis » est sujet aux
manipulations démoniaques, et c'est alors l'image manipulée du
« phantasticum hominis » qui est perçue par autrui,
d'où l'illusion. Le sujet est donc, malgré lui, victime d'un
véritable dédoublement.
Bien qu'antérieure à l'idée que se
faisaient les guerriers germaniques de l'âge de fer 447 et aux
pratiques chamaniques, nous pouvons ici remarquer que la conception
augustinienne de la
cynégétique. L'idée est d'ailleurs
concevable car la transformation symbolique du guerrier en loup étant
une partie intégrante des rites d'initiation dans la plupart des
armées européennes de l'époque
préchrétienne, le symbolisme de l'appropriation de la force d'un
animal trouvait déjà un prolongement dans l'art de la guerre.
(MARILLIER,1997 : 78).
441 « La Cité de Dieu » :
Composée de vingt-deux livres rédigés par Augustin
d'Hippone entre 413 et 426 après Jésus-Christ, cet ouvrage est
une des oeuvres majeures de la théologie chrétienne. (CROUZET,
1963)
442 « Lykaios » : ce dieu de la
Grèce antique est à associer à des rites de passage
où le cannibalisme et la transformation en lycanthropes de jeunes
adolescents étaient censés se réaliser sur le mont
Lykaion, en Arcadie. (UNIVERSITE DE PAU, Actes du colloque de la
Société des professeurs d'histoire ancienne, 1990 : 64)
443 HARF-LANCNER, Loc cit., p 209.
444 Ibidem.
445 HARF-LANCNER, Loc cit., pp. 209 et 210
446 HARF-LANCNER, Loc cit., p. 210.
447 Le concept de «Tierkrieger» ou
« guerrier animal » est alors répandu dans toute la
zone d'influence germanique. Chamane ou guerrier, le « guerrier animal
» est supposé être possédé par l'esprit de
l'animal et en détenir les attributs et la force. Nous sommes là
bien loin de toute idée de métamorphose. L'homme reste un homme,
la bête reste une bête. (KROPFELDER, 2015 : 2)
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métamorphose est en deux points semblables. Il
n'y a pas de métamorphose corporelle de l'homme en animal, et c'est bien
dans un état second 448 que l'homme se «
dédouble ».
Ainsi, l'idée d'un changement de nature des choses, en
d'autres termes une véritable métamorphose n'est pas admise.
Cette idée, qui est centrale dans la pensée théologique
médiévale, va contribuer à en former l'imaginaire.
Dès le IXè siècle après Jésus-Christ, le
Canon episcopi 449 condamne les sorcières, le sabbat et
l'idée des métamorphoses. Le concept est fustigé et mis au
rang des illusions démoniaques, ceci conformément aux
écrits augustiniens.
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