VI. Les représentations zoomorphiques de la
Bête du Gévaudan, l'animal pluriel
L'iconographie liée à notre histoire est aussi
volumineuse qu'intéressante. Composée de dessins imprimés
à des milliers d'exemplaires, elle témoigne de la vitalité
de la presse de l'époque. Comme nous allons nous en rendre compte, les
illustrations dédiées à la Bête du Gévaudan
dépeignent un animal hors du commun. Alliant des mensurations
monstrueuses à des détails qui semblent sortir du bestiaire du
Moyen Âge, elles forment, avec la culture populaire, le socle commun de
l'interprétation du Tiers-Etat.
Afin d'illustrer mon propos, je me propose de faire l'analyse
de plusieurs icônes. Datée de 1765, l' image intitulée
« Combat de la bête et des sept enfants du Villeret d'Apcher,
dirigés par le petit Portefaix » est représentative du
choix éditorial de la presse. Le caractère dramatique de la
scène et l'apparition de détails que l'on pourrait sans peine
qualifier d' «anomaliques» 391 participent ici à la
création d'un imaginaire. On peut en effet remarquer la forme qui est
donnée à la patte de la Bête.
Située entre le jeune enfant qui se tient la tête
et l'adolescent qui brandit un bâton où une lame de couteau est
attachée, elle est composée de trois griffes qui, si l'on en
mesure la longueur, sont environ deux fois plus longues que la tête de
l'adolescent.
391 Je me réfère ici au sens qui en est
donné par Michel Meurger dans, « Les félins exotiques dans
le légendaire français » Loc cit.
Par « anomalique » Meurger renvoie au mot anomalie,
donc à tout détail qui ne correspond pas avec l'idée que
l'on se fait de la chose en question. Concernant l'image étudiée,
c'est Jay Smith dans, « monsters of the Gévaudan, The Making of
a Beast » Loc cit, qui relève des anomalies. Il
écrit : «(...) the animals left forelegs are visible partly
concealed, vaguely resemble's a dragon's claws, and its taut and wavy coat
resembles (...) , feathers, or scaly reptilian skin (...) «.
Traduction : « Les pattes avant gauches de l'animal, qui sont
quelque peu cachées, ressemblent vaguement à des griffes de
dragon et son manteau ondulé à des plumes ou à une peau
reptilienne ».
93
« Combat de la bête et des sept enfants du Villeret
d'Apcher, dirigés par le petit Portefaix »
Image du combat de Portefaix comme elle est illustrée
à l'époque 392
En plus d'être d'une taille impressionnante, cette partie
du corps de l'animal a une forme très particulière : elle
ressemble du fait du nombre de griffes et la forme des « doigts »
à des représentations bien plus anciennes.
Représentation des pattes d'animaux fabuleux
Patte de sagittaire Patte de dragon Patte de la Bête
XVe, Armenie 393 XVe, Pays-bas 394 1765, France 395
392 Cette image est consultable à la
Bibliothèque Nationale de France, à la référence
suivante : Qbi 17641788. Elle fut selon toute vraisemblance publiée en
1765 (B. Soulier, conversation télephonique, 12.03.2015)
393 Cette image a été retrouvée sur un
site de partage où est hebergé un forum consacré aux
animaux fabuleux. L'icône originale du « signe du Sagittaire
représenté avec une queue à tête de dragon »
est consultable dans l'annexe 19 de cette étude. Pour visiter le
site où l'image a été trouvée, se
référer à la bibliographie.
394 Représentation de Sainte Marguerite luttant contre le
dragon
Source iconographique : Livre d'heures d'Amherst, XVè
siècle., Baltimore, Walters Art Museum, Ms W.167, f.101v. L'image
originale se trouve dans l'annexe 20 de cette étude.
395 Partie choisie tirée de l'illustration du
« Combat de la bête et des sept enfants du Villeret d'Apcher,
dirigés par le petit Portefaix »
94
Tirées d'icônes du XVè siècle et du
XIXè siècle, les représentations des pattes du Sagittaire
ou du dragon peuvent à mon sens être comparées à
celle de la patte de la Bête du Gévaudan. En effet, même si
elles ne sont pas orientées de la même façon, on y retrouve
bien trois « doigts » allongés et munis de griffes.
Si cette manière d'illustrer les attributs d'animaux fabuleux est
remarquable par le fait qu'elle semble indiquer une sorte de récurrence
des modes de représentation, 396 elle ne l'est pas moins du fait de ce
qu'elle représente. Si l'on s'attache à la première image,
nous avons à faire à un Sagittaire. Souvent assimilé au
Centaure 397, il fait partie d'une mythologie qui prédate la
chrétienté. Issu de l'imaginaire de la Grèce antique, cet
être vivait, disait-on sur le mont Helicon 398, en compagnie
des muses 399.
Tirée du « Livre d'heures d'Amherst »
400, un ouvrage XVè siècle, la deuxième
image nous vient des Pays-bas. Mettant en scène sainte Marguerite aux
prises avec un dragon, ce dernier symbolise ici l'image du mal 401.
Créature mythique s'il en est, on le considère au Moyen Âge
comme un animal céleste, aquatique, terrestre, voire souterrain. Si l'on
retrouve le Sagittaire chez les Hébreux 402, les Syriens
403 et même en Inde où il porte un nom différent
selon les langues pratiquées 404, l'origine du dragon, elle,
ne semble pas être délimitée géographiquement. On
trouve des représentations de cette figure imaginaire en Chine, dans des
monuments funéraires 405 du
396 Il faut ici noter que les dragons peuvent être
représentés de manières différentes. Par exemple,
on trouve des dragons à quatre griffes, à cinq griffes ou qui
possèdent des attributs différents selon les époques, les
religions ou les territoires. Cependant, le dragon à trois griffes
semble être assez fréquent pour que l'on puisse y déceler
une sorte d'habitude de représentation. Si cela n'est pas un
début de standardisation des formes, on peut tout du moins remarquer une
récurrence, ceci indépendamment des époques et des
continents. (ALPHA, 1968).
397 Le Sagittaire est une créature mythologique qui est
souvent symbolisée par le Centaure. L'animalité et l'attachement
au monde matériel de l'homme est représentée par la partie
animal du Centaure ( le cheval, partie inférieure ), tandis que la
spiritualité trouve son expression à travers sa partie humaine (
le tronc et la tête humaine, partie supérieure). Muni d'un arc, le
Centaure décoche des flèches, qui, selon l'interprétation
des spécialistes, représentent la « rapidité de
son esprit ». (ANEAU, 2000 : 363)
398 Le mont Hélicon était du temps de la
Grèce antique considéré comme une montagne divine.
Pégase y aurait d'un coup de sabot fait jaillir la source
Hippocrène. (CROUZET, 1963)
399 Les muses sont les filles de Zeus. Elles auraient, selon
la mythologie grecque, vécu sur le mont Parnasse et le mont
Hélicon. Les muses symbolisent les qualités requises pour la
pratique des arts. Elles sont au nombre de neuf : « lio », «
Thalia »,« Calliope »,« Uranie »,« Polymnie
»,« Erato »,« Terpsichore », « Euterpe »
et « Melpomène ». (ALPHA, 1968).
400 Le livre d'heures est à la fin de la période
médiévale, un livre de prières destiné à la
pratique personnelle de la religion. Personnalisés et enluminés
à la demande des acquéreurs les plus fortunés, les livres
d'heures sont quelquefois de véritables oeuvres d'art. (ALPHA, 1968).
401 Souvent considéré comme une créature
maléfique, le dragon peut aussi représenter le bien. On le
retrouve dans différents récits sous la forme d'une jeune vierge
ou du gardien d'un trésor localisé dans une caverne (voir le
mythe du jardin des Hespérides ou celui de la Toison d'or). Dans la
mythologie chrétienne, précisément l'Apocalypse, il
symbolise le mal vaincu par les anges au cours de l'ultime combat
eschatologique. (BULOZ, 1866).
402 Pour les Hébreux, le Sagittaire se nomme «
Kescheth » (ALPHA, 1968).
403 Chez les Syriens, il porte le nom de « Kestho »
(ALPHA, 1968).
404 En pelhvi le Sagittaire est nommé « Vismap
», en brame « Dhanoussou », (ALPHA, 1968).
405 ONIANS John, The atlas of world Art, Blume,
2005. p.46.
95
néolithique 406, dans la mythologie nordique
407, dans les mythes des sociétés grecques
408 et sur la porte d'Ishtar, une des huit portes de Babylone
409.
|