IV. De la roture à la noblesse, un honneur
bafoué et des actions dictées par l'intérêt
Comme nous venons de le voir, les deux hommes, bien qu'ils
viennent de milieux différents, ne sont peut-être pas si
dissemblables et partagent tous deux le désir de faire oublier les
événements de la guerre de Sept Ans. Tous deux battus, pour l'un
c'est l'honneur de la noblesse et de la famille qui est en jeu, pour l'autre,
c'est l'honneur de l'armée. L'un ayant endossé le rôle de
chasseur officiel, et l'autre étant noble de naissance, on aurait pu
croire qu'au vu des victimes 315 ces deux hommes aient pu partager
un idéal chevaleresque 316. En effet, les vertus du chevalier
étant entre autres la grandeur d'âme, la fidélité,
le courage et la prouesse 317, il paraît assez naturel que des
hommes qui auraient eu un idéal aussi élevé aient
cherché à ce que justice soit faite, surtout dans le cas
où les victimes se trouvent être des femmes jeunes et des enfants.
Développée par Smith 318, cette idée est
séduisante, mais nous ne sommes plus au Moyen Âge, et il me semble
que cette dernière ne soit pas adaptée à la
réalité des forces en présence. Morangiès, est
comme nous l'avons vu criblé de dettes et passe son temps à
emprunter pour maintenir son train de vie. Il n'est pas ici question d'un
idéal chevaleresque, bien au contraire. Du côté du
capitaine Du Hamel, qui a des relations mais qui est issu du Tiers-Etat, on
devine plutôt, même s'il est loin d'être l'individu si
souvent décrit comme un incapable 319, un homme qui a soif
d'ascension sociale et de
314 Cette constatation est signifiante car le droit de chasse
n'était en général pas donné aux roturiers et fut
jusqu'au règne de Louis IX réservé aux nobles. Au cours de
son règne, ce dernier fit des dérogations et autorisa quelques
bourgeois à le suivre. Il était cependant absolument interdit de
chasser aux roturiers à qui même le droit de posséder un
furet ou un chien n'était pas donné. Au XVIIIè
siècle, un document nous renseigne. Il semble bien que la noblesse ne
fût pas encline à abandonner ses privilèges. La citation
ci-après l'établit : « La chasse estant un droit
seigneurial qui nous attribue tout le gibier qui est sur notre seigneurie, il
est de conséquence de le conserver sans le laisser à la mercy
d'un tas de canailles, paysans et autres qui regarde la terre comme en propre
et à leur discrétion ». Citation tirée d'un
document utilisé au cours d'une conférence de Jean-Marc Moriceau
à l'Université de Caen, samedi 4 avril 2009. Le document est
intitulé : «Usages du prieuré et de la Seigneurie de
Coudres vers 1723 ».
315 Les victimes sont en grande majorité des femmes jeunes
et des enfants
316 SMITH, Op cit., p.81.
317 AUGER Louis Simon, Mélanges philosphiques et
littéraires, Volume 2, Paris, Le duc de Chartres, 1828, p. 408.
318 SMITH, Op cit., p.81.
319 Du Hamel était souvent décrit comme un
incapable. Il semble plus réaliste que le capitaine ait
été desservi par l'étendue et la géographie du
territoire de la Bête du Gévaudan. Il n'est pas sûr qu'une
autre personne ait fait mieux, vu la tâche à accomplir.
78
reconnaissance du public 320. Le Comte de Moncan ne
s'est d'ailleurs pas privé d'avertir le capitaine qu'il se chargerait de
prévenir des personnes importantes 321 au cas ou il
réussirait à débarrasser le Gévaudan de l'animal.
Il est clair qu'avec une pareille recommandation, 322 Du Hamel
aurait pu prétendre à une élévation substantielle
de sa condition. On est là encore assez loin de l'idéal
chevaleresque.
Comme nous pouvons le voir, le cadre dans lequel se
développent les croyances en regard de la véritable
identité de la Bête du Gévaudan est fortement
structuré par l'intérêt personnel et la concurrence que se
livrent Morangiès et Du Hamel. Ainsi, pour tous ces prétendants
aux récompenses promises, il s'agit de ne pas démériter et
de donner à un animal dont la nature est inconnue une forme à la
hauteur des primes qui sont attachées à sa destruction.
Cependant, si le capitaine décrit un hybride et Morangies un lion,
jamais l'un d'eux ne se laisse aller à décrire un animal
fantastique 323.
La remarque est signifiante car la superstition est chose
commune dans les campagnes françaises du XVIIIè siècle et
très répandue en Gévaudan. Par exemple, l'abbé
Pourcher relate dans ses écrits un épisode pittoresque. En effet,
selon la rumeur, deux femmes auraient croisé en 1765 un homme bourru aux
abords des « bois du Favard » 324. La nature de
cet être singulier fut sujette aux discussions et à toutes les
extrapolations dans la région. Pour les gens du peuple, l'affaire
était entendue, c'était un loup-garou 325.
320 Cette théorie sera vérifiée par le
discours qu'il tiendra plus tard quant à l'identité
présumée de la Bête. Cette partie de l'histoire sera
analysée dans la suite de cette étude
321Lette de Moncan à Du Hamel datée
du 14 octobre 1764. « si l'on peut parvenir à tuer cet animal,
vous me ferez plaisir de me l'envoyer ou au moins la tête, la peau, la
queue ou les pattes. Vous pouvez poursuivre cet animal partout où il
ira. Je ne laisserai pas ignorer à M. le duc de Choiseul et
à M. le comte de St.-Florentin l'offre que vous m'avez faite de le
détruire, si vous pouviez parvenir à le trouver.
» BONET , « Chronodoc », Loc cit.,
p.35.
322 Moncan propose ici à Du Hamel de
référer à ses exploits potentiels directement au duc de
Choiseul, le ministre à qui il avait préalablement envoyé
un traité d'équitation.
323 Par « animal fantastique », j'entends des
animaux comme le loup-garou.
324 Petite forêt du Gévaudan.
325 « ...Pendant tout le trajet qu'elles furent en
compagnie de cet homme, en voyant les longs poils de son estomac à
travers la fente de la chemise, elles étaient tellement saisies de
frayeur que la respiration leur manquait et qu'elles pouvaient à peine
se tenir sur leurs jambes, quand cet homme les quitta
brusquement; et dans la matinée on avait vu la
Bête dans les environs. C'était, disait-on, le loup-garou qui de
rage voulait empêcher ces femmes d'aller à la messe. Quand on
allait à la vérification de ce fait, on l'assurait vrai, mais
elles l'avaient seulement entendu raconter à des gens de tels
endroits... » BONET, « Chronodoc », Loc cit.,
p.175.
79
|