III. Un concurrent issu de la roture aspire à
devenir quelqu'un
Coup de théâtre ! Au début du mois de
novembre 1764, c'est le capitaine Du Hamel 300 qui est choisi pour
donner la chasse à la Bête, cela au grand dam de Jean
François Charles de La Molette qui, comme nous l'avons vu
précédemment aurait très certainement accepté ce
rôle sans sourciller. Né à Amiens en 1732, Du Hamel
commence aussi sa carrière militaire très jeune. Recruté
dans un régiment de volontaires étrangers 301 il sera
tout comme Morangiès, mais dans une autre bataille, le témoin de
la déroute de l'armée française. C'est à la
bataille de Krefelt que Louis de Bourbon-Condé 302,
général auquel ses troupes sont attachées, montre ses
limites. Louis de Bourbon-Condé, Comte de Clermont et avec lui le
capitaine Du Hamel sont battus par Ferdinand de Brunswick-Lunebourg
303. L'armée française est déshonorée.
Déchu de son armée et banni de la cour, Louis de
Bourbon-Condé n'en reste pas moins un personnage important car ses
relations sont étendues et il est un prince de sang. C'est d'ailleurs
à son secrétaire 304 et quelquefois à lui en
personne 305 que Du Hamel écrira plusieurs lettres pour
rendre compte du progrès des chasses. Ce détail nous montre de
façon évidente que Du Hamel, bien qu'il prenne le rôle d'un
chasseur de loups, a gardé une identité propre : celle d'un
militaire attaché au service du comte de Clermont, créateur du
régiment des volontaires de Clermont prince en 1758. Mais ce n'est pas
tout. Le père du capitaine Jean-Baptiste-Louis-François Boulanger
Du Hamel se disait « sieur de Luzière ». On sait
qu'au XVIIIè siècle, la paroisse de « Conti »
306, aussi quelquefois orthographiée « Conty
» administrait « Luzière » et « Le
Hamel ». Située au sud d'Amiens, elle a donné son nom
à la « branche cadette des Bourbons-Condés
»307. Ce détail est important car il est alors
possible, bien que cela ne soit pas prouvé, que les
Bourbons-Condés et les Du Hamel se soient connus en dehors de l'exercice
des armes et que le capitaine ait été l'objet d'une certaine
protection. Comme le souligne Serge Colin308 dans son étude,
Jean-Baptiste-Louis-François Boulanger Du Hamel est directement
intégré dans le
300 De son vrai nom : Jean-Baptiste-Louis-François
Boulanger Du Hamel.
301 Ce régiment était principalement
composé d'éléments originaires de Wallonie et de
régions où la langue pratiquée était l'allemand.
(Source, Patrick Berthelot).
302 Louis de Bourbon-Condé, comte de Clermont, est un
ecclésiastique et un militaire français. Il est aussi un prince
de sang issu de façon légitime par un des petits-fils de France.
(CROUZET, 1963)
303 Ferdinand de Brunswick-Lunebourg: Commandant à tour
de rôle les troupes du roi de Prusse et les troupes britanniques,
Ferdinand de Brunswick-Lunebourg est un grand nom de l'histoire militaire. Il
est aussi un personnage important dans les rangs de la franc-maçonnerie
où il exercera le rôle de grand maître en « Allemagne
» et celui de maître pour les frères de l'Asie. (ALPHA,
1968).
304 SMITH, Op cit., p. 79.
305 Ibidem
306 La paroisse de Conti est à l'époque sous
l'autorité de Louis François de Bourbon. Né en 1717, il
deviendra, après avoir été comte de Conti, prince de Conti
autour de 1727. Information donnée dans l'étude de Serge Colin,
annexe 18
307 Information aussi donnée dans l'étude de
Serge Colin, consultable dans l'annexe 18 de la présente
étude.
308 Serge Colin est un passionné. Il est
bénévole et a effectué une étude passionnante
à propos du capitaine Du Hamel et sur la possibilité que celui-ci
soit issu de la noblesse.
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régiment des Volontaires de Clermont-Prince
309 en 1758, l'année de sa création. Aussi, et cette
information provient des mêmes sources,
Jean-Baptiste-Louis-François Boulanger Du Hamel n'est en 1750 que
« cornette » ou sous-lieutenant dans un autre
régiment. Il rentrera directement avec le grade de capitaine au service
du régiment du Comte de Clermont.
Même s'il n'appartient pas directement à la
noblesse, Du Hamel - et j'utilise cette citation car elle me semble tout
à fait appropriée la situation dans laquelle il se trouve -
appartient au « Tiers-Etat , faction supérieure de la roture,
ce Troisieme Etat distinct du peuple » 310 qui d'après
l'abbé Sieyes 311 « n'était encore rien dans l'Etat mais
aspirait à y être quelque chose » 312. Aussi,
et cela est loin d'être un détail,
Jean-Baptiste-Louis-François Boulanger Du Hamel, alors Officier
d'état-major, est à l'origine de la création d'un
traité sur les règles d'équitation. Bien plus que le
traité en lui-même, ce sont alors les destinataires qui nous
renseignent. En effet, ces écrits seront envoyés à
Etienne-François de Choiseul, ministre sous Louis XV et proche de Mgr de
Choiseul Beaupré, évêque de Mende. Il fallait bien de
l'assurance pour envoyer à l'époque des écrits à un
homme qui fut tour à tour ministre des Affaires
étrangères, de la marine et de la guerre. Il est alors possible
d'en déduire que Du Hamel n'est pas n'importe quel capitaine. C'est un
homme qui dispose d'un réseau étendu et il est possible que ses
relations aient été décisives quant au choix fait par les
autorités en regard de l'attribution de la responsabilité des
chasses en Gévaudan.
Enfin, il est intéressant de constater que les
descriptions de la Bête que Jean-Baptiste-Louis-François Boulanger
Du Hamel propose à ses supérieurs et à la presse peuvent
parfois donner le vertige. Vu l'influence de la presse et le problème
politique que posait l'animal, il fallait, ici encore, bien de l'audace et de
l'assurance pour dépeindre l'animal dévorant du Gévaudan
comme un hybride improbable 313. Cet indice semble nous indiquer que
le capitaine Du Hamel était sûr de ses soutiens et que ses
relations réelles étaient bien au-delà de ce à quoi
on pouvait s'attendre de la part d'un militaire issu de la roture. Nous voici,
tout au début des chasses en présence d'une situation
309 Ce régiment de volontaires étrangers ne doit
pas être confondu avec d'autres régiments, ceux des Dragons du
roi. Il est le régiment envoyé en Gévaudan et est
attaché à Louis de Bourbon-Condé, prince du sang. Les
régiments des Dragons du roi étaient composés d'hommes qui
servaient à cheval et à pied. Le régiment des volontaires
étrangers de Clermont-Prince était constitué de cavalerie
et d'infanterie (grenadiers et fusiliers). Information donnée par
Patrick Berthelot au cours d'un échange de courriels (11.10.2015 et
10.01.2016)
310 Citation tirée de l'étude de Serge Colin,
effectuée en 2012. Cette étude se trouve dans l'annexe 18.
311 Abbé Sieyès, 3 mai 1748 - 20 juin 1836 :
l'abbé Sieyès est en plus d'être un homme d'Église,
un essayiste et un homme politique. Il est surtout connu pour des ouvrages qui
furent écrits et publiés au cours de la Révolution.
(ALPHA, 1968)
312 Citation tirée de l'étude de Serge Colin,
effectuée en 2012.
313 Description de Du Hamel : « (...) Cet animal est de
la taille d'un taureau d'un an. Il a les pattes aussi fortes que celles d'un
ours avec 6 griffes à chacune de la longueur d'un doigt, la gueule
extraordinairement large, le poitrail aussi fort que celui d'un cheval, le
corps aussi long qu'un léopard, la queue grosse comme le bras, et au
moins de 4 pieds de longueur, le poil de la tête noirâtre, les yeux
de la grandeur de ceux d'un veau, et étincelants (...) ».
Archives départementales du Puy-de-Dôme, cote
1731.
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inédite. C'est donc bien un homme issu du Tiers-Etat et
dont la noblesse n'est pas établie qui va prendre la direction des
chasses. Ce détail n'est pas sans importance 314 car il
préfigure peut-être les changements à venir. Par cette
remarque, j'entends souligner que l'influence déclinante de la noblesse
en cette fin du XVIIIè siècle voit la montée des classes
bourgeoises. Ce mouvement de fond mènera quelques décennies plus
tard à la Révolution.
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