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La bête du Gévaudan, l'animal pluriel.

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par Laurent Mourlat
Université d'Oslo - Maitrise 2016
  

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INTRODUCTION

Les premières attaques

C'est le trente juin 1764 que commence en Gévaudan 2 une série d'événements singuliers. Une jeune fille de 14 ans est retrouvée morte au village des Hubacs, paroisse de Saint-Etienne-de-Lugdarès 3. Le 8 août, à Masmejean d'Allier 4, paroisse de Puy-Laurent, une fille de 15 ans est « dévorée » 5. Les réactions sont vives et le comte de Moncan, Lieutenant-Général des armées du roi et commandant en second pour la province du Languedoc 6 envoie l'ordre de donner la chasse à Mr Du Hamel, capitaine aide-major des Volontaires de Clermont-Prince. Les quatre compagnies de dragons du régiment de Clermont-Prince se trouvant à Langogne 7 et Pradelles dès l'automne 1763, elle sont mises à disposition. On ne connaît alors pas encore l'identité de l'agresseur mais on soupçonne fortement Canis lupus 8. En effet, le Gévaudan est à l'époque une région tout à fait propice à la colonisation par le loup. Alliant la moyenne montagne, les forêts isolées et les pâturages dispersés, ce territoire présente des caractéristiques géographiques et topographiques de choix pour notre prédateur. La population y vit principalement de l'élevage et ne se concentre pas dans les villages 9.

L`éparpillement des habitants ainsi que le type d'activité agricole pratiquée dans la région donnent aux loups la possibilité de s'attaquer aux hommes et à des cheptels isolés. Les problèmes liés à la présence de cet animal opportuniste sont d'ailleurs récurrents car celui-ci sévit, et ceci depuis des siècles, dans tout le royaume. En 1641, Henri de Laurens note la disparition d'une brebis ou d'une chèvre «que le loup a mangée» 10. En août 1844 à Bazaigues, Baraise et Éguzon,

2 Le Gévaudan est une province qui a existé avant la Révolution. De nos jours, le Gévaudan n'existe plus en tant que tel. Il est rattaché à la Lozère et à la Haute-Loire (pour le canton de Saugues). Voici une carte comparée du territoire du Gévaudan et de celui de la Lozère actuelle. Les limites de la Lozère actuelle: partie grise. Le Gévaudan de 1764: partie rose. Pour accéder à la carte, se référer à l'annexe 1. Les informations relatives à l'histoire du Gévaudan viennent de Bernard Soulier. Conversation téléphonique du 11.11.2015

3 Information issue des Archives de Montpellier. Archive cote 44. Pour une localisation géographique de Saint-Etienne-de-Lugdarès, se référer à l'annexe 2. (OpenStreetMap)

4 «Masmejean ». Village de la région de Saint-Etienne-de-Lugdarès. Pour une localisation géographique, se référer à l'annexe 3. (OpenStreetMap)

5 BONET, Alain, « Chronodoc », 2007, Document PDF regroupant la quasi-totalité des archives consacrées à l'histoire de la Bête du Gévaudan. p. 37.

6 Information donnée par Patrick Berthelot. (courriels du 23 mai 2016).

7 Information militaire historique donnée par P. Berthelot. - Langogne. Commune située entre la Haute-Loire et l'Ardêche. Pour une localisation géographique de Langogne, se référer à l'annexe 4.

8 «Canis lupus» : nom scientifique donné au loup en latin. (Larousse, 1948)

9 «En 1789 seulement un dixième de la population vit dans des villes ou des bourgades» (en Gévaudan). Information donnée par Bernard Soulier au cours d'une conversation téléphonique (15.10.2015). Bernard Soulier est le président de l'association à caractère historique «Au pays de la bête du Gévaudan».

10 MORICEAU Jean-Marc, L'homme contre le loup, Hachette, 2013, p 22.

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communes de l'Indre «on n'a trouvé que la partie des os de la jument et aucun vestige de la pouliche 11, un «boeuf et une vêle» 12 sont dévorés, trente chiens disparaissent» 13.

Située au centre du royaume de France, au sein d'un territoire pauvre et rude déjà durement éprouvé par la peste 14, la population du Gévaudan va, en cette deuxième partie du XVIIIè siècle, être le témoin d'une hécatombe. De 1764 à 1767, la « Bête du Gévaudan » attaque environ 289 personnes. 108 sont tuées, plus de 49 sont blessées et environ 132 sont indemnes 15. L'étude des archives consacrées à ces incidents montre que l'animal a fait plus de ravages en Auvergne qu'en Languedoc 16. En Lozére, qui est alors la région la plus touchée par les attaques, ce sont les cantons de Saugues, Pinols, Le Malzieu, Ruynes et « Aumont et Fournels » qui payent le plus lourd tribut à la voracité de la Bête, ceci avec respectivement 34, 23, 22, 14 et 10 agressions. Aux funestes événements qui prennent place en Gévaudan les autorités répondent tout d'abord par les mesures habituelles. On organise alors des chasses 17 dans les régions du Gévaudan et du Vivarais 18.

La bête du Gévaudan, un animal original au Siècle des Lumières

Dans un siècle où la raison l'emporte et où l'examen critique tend à fonder un nouvel humanisme on assiste à la naissance d'idées novatrices. Si les scientifiques se déchirent sur la validité de nouveaux modèles 19, l'Eglise est aussi le théâtre de désaccords importants. Du côté des ecclésiastiques, les Jansénistes 20, apôtres d'une pratique austère et du respect des écritures combattent les Jésuites 21, eux-mêmes partisans du libre arbitre de l'homme. Dans les milieux

11 Ibidem., p 23.

12 Ibidem

13 Ibidem

14 Entre 1720 et 1722, la peste décime la population marseillaise. Le Gévaudan sera lui aussi durement touché. Pour consulter le document original attestant ces faits, se référer à l'annexe 5. (Bibliothèque Nationale de France)

15 Cette estimation est donnée par Alain Bonet. Elle se fonde sur un recoupement des sources officielles, non officielles ainsi que sur le travail des historiens. Pour une étude plus approfondie des dégâts provoqués par la Bête du Gévaudan, se référer à l'annexe 6 de ce mémoire.

16 La Bête fera 82 victimes en Auvergne et 72 en Languedoc. Ces chiffres prennent en compte les victimes tuées, blessées ou attaquées. Francois FABRE, Op. cit. « complément historique », p 12.

17 Les chasses organisées par les autorités s'apparentent aux huées aux loups du Moyen Âge, sortes de battues où des hommes rabattaient les loups vers une zone choisie pour les occir. (MORICEAU, 2008).

18 Vivarais. Province qui, avant la Révolution, s'étendait approximativement sur le département de l'Ardèche. Pour une localisation géographique de l'Ardèche, se référer à l'annexe 7. (OpenStreetMap).

19 En pleine expansion, la science est au XVIIIè siècle le théâtre de désaccords importants. Par exemple, Buffon et Linné proposent des modèles radicalement différents pour expliquer l'évolution des espèces. Une présentation plus précise de ces théories est donnée au cours de cette étude. (HOQUET 2007)

20 Groupe Religieux qui prône une lecture rigoriste de la Bible et s'en tient à la doctrine de Saint-Augustin. Ce courant religieux nie la liberté humaine (il diffère en cela de l'ordre des Jésuites) et s'en remet à la grâce de Dieu pour obtenir le salut. (CROUZET, 1963)

21 Se dit d'un membre de la Compagnie de Jésus. Fondée par Ignace de Loyola en 1537, la Compagnie de Jésus est proche des idéaux de justice sociale. Les Jésuites sont aussi favorables à l'éducation. (CROUZET, 1963)

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scientifiques, Buffon 22 oppose des thèses nouvelles à Linné 23 qui défend une vision hiérarchique des espèces.

Au début du mois de novembre 1764, bien loin des querelles parisiennes, on chasse en Gévaudan une étrange bête. Décrite à l'époque par Du Hamel, capitaine des chasseurs à cheval des Volontaires de Clermont-Prince, comme un animal «original» 24, la bête en question va très vite se révéler être un catalysateur des croyances. Cette constatation est signifiante car la période à laquelle se déroulent les faits n'est pas neutre. En effet, c'est parce que ces événements se produisent quelques années avant la fin de l'Ancien régime, à une époque où la science tend à détrôner la métaphysique, que l'on peut se demander si l'interaction entre la nature énigmatique de la Bête du Gévaudan et le débat d'idées propre au XVIIIè siècle ont participé à l'élaboration de croyances originales. C'est alors tout l'imaginaire populaire de la Bête qui a pu fluctuer au gré d'un processus dynamique dont l'analyse est liée à l'histoire des idées.

L'exécution de cette étude doit donc être faite dans le souci d'intégrer l'évolution des paradigmes attachés au Siècle des Lumières, une période sur laquelle des spécialistes comme Pierre-Yves Beaurepaire ou Daniel Roche ont publié divers écrits 25. L'abondante bibliographie consacrée à cette histoire, renferme une quantité importante d'indices qui montrent que les thèses les plus extravagantes ont circulé dans tout le royaume. Savoir si celles-ci étaient latentes ou si la Bête a, malgré elle, été à l'origine de nouveaux types de croyances est un sujet tout à fait passionnant. Au vu des informations relevées au fil de mes lectures, mon hypothèse est que l'apparition de cet animal a bien été à l'origine de nouvelles croyances. L'objet de ma recherche est d'établir une analyse des superstitions en Gévaudan au cours des événements et de faire apparaître des éléments qui confirmeront ou infirmeront mon hypothèse.

22 Georges Louis LECLERC, comte de Buffon (Montbard 1707-Paris 1788). Naturaliste et écrivain français, du XVIIIe siècle. Buffon est un scientifique incontournable. Il est avec sa théorie de la dégénération un de ceux qui vont influencer l'évolution des sciences naturelles. (HOQUET, 2007).

23 Carl von Linné, naturaliste et médecin suédois, partisan de la nomenclature. (HOQUET, 2007).

24 Lettre envoyée à l'intendant d'Auvergne.. « cet animal a la taille d'un taureau d'un an. Il a les pattes aussi fortes que celles d'un ours, avec six griffes à chacune de la longueur d'un doigt, la gueule extraordinairement large, le poitrail aussi long que celui d'un léopard, la queue grosse comme le bras est au moins de quatre pieds de longueur, le poil de la Bête est noirâtre, les yeux de la grosseur de ceux d'un veau sont étincelants. Les oreilles courtes comme celles d'un loup et droites, le poil du ventre blanchâtre, celui du corps rouge avec une raye noire large de quatre doigts depuis le col jusqu'à la queue. Je crois que vous penserez comme moi, que cet animal est un monstre dont le père est un lion; reste à savoir quelle est la mère ». Archives départementales du Puy-de-Dôme. Cote 1731.

25 Par exemple, on peut citer : BEAUREPAIRE Pierre-Yves, La France des Lumières 1715-1789, collection Histoire de France, Belin, 2011 et ROCHE Daniel, La France des Lumières, Fayard, 1993

26 En matière de théorie farfelue, on peut citer celle du lycanthrope ou celle du « Machairodus », une sorte de créature préhistorique, chère aux cryptozoologues. (GODFREY, 2012).

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I. Le choix de la méthode

Ayant formulé mon hypothèse de départ, il s'agit maintenant de la tester. Pour ce faire, je dois me fonder sur une méthode, la méthode hypothético-déductive. Selon cette méthode, les conséquences observables d'une hypothèse en déterminent la validité. Si nous considérons que « l'apparition de cet animal a bien été à l'origine de nouvelles croyances » il s'agit maintenant d'étudier cette possibilité en présentant des faits qui la valideront ou l'infirmeront. Très rigoureuse, cette méthode implique qu'il soit rare qu'une hypothèse soit complètement validée. Si seulement une ou des parties de l'hypothèse sont validées, on peut alors procéder à une reformulation de cette dernière, ce qui peut mener à de nouveaux champs d'investigations. Pour effectuer une étude aussi précise que possible, il est utile de se référer aux archives et aux différents ouvrages qui ont été écrits. Cette histoire a eu lieu il y a de cela 252 ans et il est peu probable, à part les érudits bien sûr, que les gens du cru puissent nous renseigner mieux que les archives. Cependant, l'enquête de terrain est indispensable car elle donne au chercheur une autre vision que celle des textes. Ce travail doit être précédé d'une préparation minutieuse et il est à mon sens indispensable que l'approche préparatoire à cette phase de la recherche soit menée d'une façon logique.

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery