INTRODUCTION
Les premières attaques
C'est le trente juin 1764 que commence en Gévaudan
2 une série d'événements singuliers. Une jeune
fille de 14 ans est retrouvée morte au village des Hubacs, paroisse de
Saint-Etienne-de-Lugdarès 3. Le 8 août, à
Masmejean d'Allier 4, paroisse de Puy-Laurent, une fille de 15 ans
est « dévorée » 5. Les
réactions sont vives et le comte de Moncan,
Lieutenant-Général des armées du roi et commandant en
second pour la province du Languedoc 6 envoie l'ordre de donner la
chasse à Mr Du Hamel, capitaine aide-major des Volontaires de
Clermont-Prince. Les quatre compagnies de dragons du régiment de
Clermont-Prince se trouvant à Langogne 7 et Pradelles
dès l'automne 1763, elle sont mises à disposition. On ne
connaît alors pas encore l'identité de l'agresseur mais on
soupçonne fortement Canis lupus 8. En effet, le
Gévaudan est à l'époque une région tout à
fait propice à la colonisation par le loup. Alliant la moyenne montagne,
les forêts isolées et les pâturages dispersés, ce
territoire présente des caractéristiques géographiques et
topographiques de choix pour notre prédateur. La population y vit
principalement de l'élevage et ne se concentre pas dans les villages
9.
L`éparpillement des habitants ainsi que le type
d'activité agricole pratiquée dans la région donnent aux
loups la possibilité de s'attaquer aux hommes et à des cheptels
isolés. Les problèmes liés à la présence de
cet animal opportuniste sont d'ailleurs récurrents car celui-ci
sévit, et ceci depuis des siècles, dans tout le royaume. En 1641,
Henri de Laurens note la disparition d'une brebis ou d'une chèvre
«que le loup a mangée» 10. En août
1844 à Bazaigues, Baraise et Éguzon,
2 Le Gévaudan est une province qui a
existé avant la Révolution. De nos jours, le Gévaudan
n'existe plus en tant que tel. Il est rattaché à la Lozère
et à la Haute-Loire (pour le canton de Saugues). Voici une carte
comparée du territoire du Gévaudan et de celui de la
Lozère actuelle. Les limites de la Lozère actuelle: partie grise.
Le Gévaudan de 1764: partie rose. Pour accéder à la carte,
se référer à l'annexe 1. Les informations relatives
à l'histoire du Gévaudan viennent de Bernard Soulier.
Conversation téléphonique du 11.11.2015
3 Information issue des Archives de Montpellier.
Archive cote 44. Pour une localisation géographique de
Saint-Etienne-de-Lugdarès, se référer à l'annexe 2.
(OpenStreetMap)
4 «Masmejean ». Village de la
région de Saint-Etienne-de-Lugdarès. Pour une localisation
géographique, se référer à l'annexe 3.
(OpenStreetMap)
5 BONET, Alain, « Chronodoc », 2007, Document PDF
regroupant la quasi-totalité des archives consacrées à
l'histoire de la Bête du Gévaudan. p. 37.
6 Information donnée par Patrick Berthelot.
(courriels du 23 mai 2016).
7 Information militaire historique donnée par P.
Berthelot. - Langogne. Commune située entre la Haute-Loire et
l'Ardêche. Pour une localisation géographique de
Langogne, se référer à l'annexe 4.
8 «Canis lupus» : nom scientifique
donné au loup en latin. (Larousse, 1948)
9 «En 1789 seulement un dixième de la
population vit dans des villes ou des bourgades» (en Gévaudan).
Information donnée par Bernard Soulier au cours d'une conversation
téléphonique (15.10.2015). Bernard Soulier est le
président de l'association à caractère historique
«Au pays de la bête du Gévaudan».
10 MORICEAU Jean-Marc, L'homme contre le loup, Hachette,
2013, p 22.
9
communes de l'Indre «on n'a trouvé que la
partie des os de la jument et aucun vestige de la pouliche 11, un
«boeuf et une vêle» 12 sont
dévorés, trente chiens disparaissent»
13.
Située au centre du royaume de France, au sein d'un
territoire pauvre et rude déjà durement éprouvé par
la peste 14, la population du Gévaudan va, en cette
deuxième partie du XVIIIè siècle, être le
témoin d'une hécatombe. De 1764 à 1767, la «
Bête du Gévaudan » attaque environ 289 personnes. 108
sont tuées, plus de 49 sont blessées et environ 132 sont indemnes
15. L'étude des archives consacrées à ces
incidents montre que l'animal a fait plus de ravages en Auvergne qu'en
Languedoc 16. En Lozére, qui est alors la région la
plus touchée par les attaques, ce sont les cantons de Saugues, Pinols,
Le Malzieu, Ruynes et « Aumont et Fournels » qui payent le plus lourd
tribut à la voracité de la Bête, ceci avec respectivement
34, 23, 22, 14 et 10 agressions. Aux funestes événements qui
prennent place en Gévaudan les autorités répondent tout
d'abord par les mesures habituelles. On organise alors des chasses
17 dans les régions du Gévaudan et du Vivarais 18.
La bête du Gévaudan, un animal original
au Siècle des Lumières
Dans un siècle où la raison l'emporte et
où l'examen critique tend à fonder un nouvel humanisme on assiste
à la naissance d'idées novatrices. Si les scientifiques se
déchirent sur la validité de nouveaux modèles
19, l'Eglise est aussi le théâtre de désaccords
importants. Du côté des ecclésiastiques, les
Jansénistes 20, apôtres d'une pratique austère
et du respect des écritures combattent les Jésuites
21, eux-mêmes partisans du libre arbitre de l'homme. Dans les
milieux
11 Ibidem., p 23.
12 Ibidem
13 Ibidem
14 Entre 1720 et 1722, la peste décime la population
marseillaise. Le Gévaudan sera lui aussi durement touché. Pour
consulter le document original attestant ces faits, se référer
à l'annexe 5. (Bibliothèque Nationale de France)
15 Cette estimation est donnée par Alain
Bonet. Elle se fonde sur un recoupement des sources officielles, non
officielles ainsi que sur le travail des historiens. Pour une étude plus
approfondie des dégâts provoqués par la Bête du
Gévaudan, se référer à l'annexe 6 de ce
mémoire.
16 La Bête fera 82 victimes en Auvergne et 72
en Languedoc. Ces chiffres prennent en compte les victimes tuées,
blessées ou attaquées. Francois FABRE, Op. cit.
« complément historique », p 12.
17 Les chasses organisées par les
autorités s'apparentent aux huées aux loups du Moyen Âge,
sortes de battues où des hommes rabattaient les loups vers une zone
choisie pour les occir. (MORICEAU, 2008).
18 Vivarais. Province qui, avant la
Révolution, s'étendait approximativement sur le
département de l'Ardèche. Pour une localisation
géographique de l'Ardèche, se référer à
l'annexe 7. (OpenStreetMap).
19 En pleine expansion, la science est au XVIIIè
siècle le théâtre de désaccords importants. Par
exemple, Buffon et Linné proposent des modèles radicalement
différents pour expliquer l'évolution des espèces. Une
présentation plus précise de ces théories est
donnée au cours de cette étude. (HOQUET 2007)
20 Groupe Religieux qui prône une lecture
rigoriste de la Bible et s'en tient à la doctrine de Saint-Augustin. Ce
courant religieux nie la liberté humaine (il diffère en cela de
l'ordre des Jésuites) et s'en remet à la grâce de Dieu pour
obtenir le salut. (CROUZET, 1963)
21 Se dit d'un membre de la Compagnie de Jésus.
Fondée par Ignace de Loyola en 1537, la Compagnie de Jésus est
proche des idéaux de justice sociale. Les Jésuites sont aussi
favorables à l'éducation. (CROUZET, 1963)
10
scientifiques, Buffon 22 oppose des thèses
nouvelles à Linné 23 qui défend une vision
hiérarchique des espèces.
Au début du mois de novembre 1764, bien loin des
querelles parisiennes, on chasse en Gévaudan une étrange
bête. Décrite à l'époque par Du Hamel, capitaine des
chasseurs à cheval des Volontaires de Clermont-Prince, comme un animal
«original» 24, la bête en question va
très vite se révéler être un catalysateur des
croyances. Cette constatation est signifiante car la période à
laquelle se déroulent les faits n'est pas neutre. En effet, c'est parce
que ces événements se produisent quelques années avant la
fin de l'Ancien régime, à une époque où la science
tend à détrôner la métaphysique, que l'on peut se
demander si l'interaction entre la nature énigmatique de la Bête
du Gévaudan et le débat d'idées propre au XVIIIè
siècle ont participé à l'élaboration de croyances
originales. C'est alors tout l'imaginaire populaire de la Bête qui a pu
fluctuer au gré d'un processus dynamique dont l'analyse est liée
à l'histoire des idées.
L'exécution de cette étude doit donc être
faite dans le souci d'intégrer l'évolution des paradigmes
attachés au Siècle des Lumières, une période sur
laquelle des spécialistes comme Pierre-Yves Beaurepaire ou Daniel Roche
ont publié divers écrits 25. L'abondante bibliographie
consacrée à cette histoire, renferme une quantité
importante d'indices qui montrent que les thèses les plus extravagantes
ont circulé dans tout le royaume. Savoir si celles-ci étaient
latentes ou si la Bête a, malgré elle, été à
l'origine de nouveaux types de croyances est un sujet tout à fait
passionnant. Au vu des informations relevées au fil de mes lectures, mon
hypothèse est que l'apparition de cet animal a bien été
à l'origine de nouvelles croyances. L'objet de ma recherche est
d'établir une analyse des superstitions en Gévaudan au cours des
événements et de faire apparaître des
éléments qui confirmeront ou infirmeront mon hypothèse.
22 Georges Louis LECLERC, comte de Buffon (Montbard
1707-Paris 1788). Naturaliste et écrivain français, du
XVIIIe siècle. Buffon est un scientifique incontournable. Il
est avec sa théorie de la dégénération un de ceux
qui vont influencer l'évolution des sciences naturelles. (HOQUET,
2007).
23 Carl von Linné, naturaliste et médecin
suédois, partisan de la nomenclature. (HOQUET, 2007).
24 Lettre envoyée à l'intendant d'Auvergne..
« cet animal a la taille d'un taureau d'un an. Il a les pattes aussi
fortes que celles d'un ours, avec six griffes à chacune de la longueur
d'un doigt, la gueule extraordinairement large, le poitrail aussi long que
celui d'un léopard, la queue grosse comme le bras est au moins de quatre
pieds de longueur, le poil de la Bête est noirâtre, les yeux de la
grosseur de ceux d'un veau sont étincelants. Les oreilles courtes comme
celles d'un loup et droites, le poil du ventre blanchâtre, celui du corps
rouge avec une raye noire large de quatre doigts depuis le col jusqu'à
la queue. Je crois que vous penserez comme moi, que cet animal est un monstre
dont le père est un lion; reste à savoir quelle est la
mère ». Archives départementales du Puy-de-Dôme.
Cote 1731.
25 Par exemple, on peut citer : BEAUREPAIRE Pierre-Yves,
La France des Lumières 1715-1789, collection Histoire de
France, Belin, 2011 et ROCHE Daniel, La France des Lumières,
Fayard, 1993
26 En matière de théorie farfelue, on peut citer
celle du lycanthrope ou celle du « Machairodus », une sorte
de créature préhistorique, chère aux
cryptozoologues. (GODFREY, 2012).
11
I. Le choix de la méthode
Ayant formulé mon hypothèse de départ, il
s'agit maintenant de la tester. Pour ce faire, je dois me fonder sur une
méthode, la méthode hypothético-déductive. Selon
cette méthode, les conséquences observables d'une
hypothèse en déterminent la validité. Si nous
considérons que « l'apparition de cet animal a bien
été à l'origine de nouvelles croyances » il
s'agit maintenant d'étudier cette possibilité en
présentant des faits qui la valideront ou l'infirmeront. Très
rigoureuse, cette méthode implique qu'il soit rare qu'une
hypothèse soit complètement validée. Si seulement une ou
des parties de l'hypothèse sont validées, on peut alors
procéder à une reformulation de cette dernière, ce qui
peut mener à de nouveaux champs d'investigations. Pour effectuer une
étude aussi précise que possible, il est utile de se
référer aux archives et aux différents ouvrages qui ont
été écrits. Cette histoire a eu lieu il y a de cela 252
ans et il est peu probable, à part les érudits bien sûr,
que les gens du cru puissent nous renseigner mieux que les archives. Cependant,
l'enquête de terrain est indispensable car elle donne au chercheur une
autre vision que celle des textes. Ce travail doit être
précédé d'une préparation minutieuse et il est
à mon sens indispensable que l'approche préparatoire à
cette phase de la recherche soit menée d'une façon logique.
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