2.4.2 Niveau 2 : culture organisationnelle, croyances et
rationalisations
La culture organisationnelle est composée de croyances
la plupart du temps inconscientes et non explicitement formulées ainsi
que de règles tacites qui dictent le comportement favorable des
individus dans les organisations (Pauchant et Mitroff, 2001). La culture
organisationnelle est souvent perçue par les gestionnaires, les
consultants et les auteurs en gestion comme étant un avantage
compétitif, or une culture d'entreprise n'est pas une variable que l'on
peut manipuler et utiliser à son avantage car c'est avant tout un
concept social et abstrait, une sous-culture qui fait elle-même partie
d'une plus grande culture sociale ancrée dans la société
(Pauchant et Mitroff, 2001).
Par ailleurs, la culture d'entreprise a également une
fonction existentielle propre à l'organisation, puisque, selon Pauchant
et Mitroff (2001), une organisation n'a pas uniquement pour fonction de
production et d'exploitation de biens et des services, mais elle est aussi un
groupe d'individus qui collaborent afin de réaliser un objectif commun
ou dans le but politique d'accomplir un objectif qu'ils ne pouvaient
réaliser individuellement. Ainsi, c'est précisément cette
fonction existentielle qui pousse en partie les personnes à se
protéger et adopter des normes élaborées dans une
entreprise et ce, même si ces normes peuvent déclencher des
crises. Autrement dit, « défendre ces valeurs destructives est,
dans ce cas, le « prix à payer » afin de ne pas avoir à
affronter sa propre anxiété ». (Pauchant et Mitroff,
2001, p. 104). C'est donc cet aspect de la fonction existentielle de
l'organisation qui caractérise les gestionnaires « porte-crises
» selon Pauchant et Mitroff (2001), car ces individus sont plus
préoccupés à élaborer et défendre les normes
et valeurs qu'ils ont érigés dans leur organisation, que de
considérer le changement de ces normes et la nécessité de
conserver un état d' « anxiété positive » dans
le but de prévenir et d'anticiper la crise plutôt que de seulement
se préparer à la gérer une fois
déclenchée.
Le modèle des dix mécanismes de
désengagement moral de Bandura (1999), présenté
précédemment à la revue de littérature, implique
également que les mécanismes de défense des individus,
dans un contexte de groupe restreint et organisationnel, peut aboutir à
une culture de désengagement moral et donc une gestion
dénuée d'éthique personnelle et organisationnelle
(Bandura, 1999; Pauchant et al., 2015). Comme cela a été
mentionné dans la revue de littérature par plusieurs auteurs, le
phénomène de pensée de groupe, lorsque
caractérisé par une culture de désengagement moral, peut
créer un contexte favorable aux crises dont les signaux et alertes
peuvent être ignorés par l'intermédiaire des
mécanismes de défense des individus impliqués dans le
groupe (Ford, 1981; Janis, 1982; Lagadec, 1991; Lhuilier, 2009; Anand, Asford
et Joshi, 2004; Pauchant et al., 2015). Le tableau 3 présente les dix
mécanismes de désengagement moral dans trois cas : l'affaire
Enron, la crise financière 20072008 et la Ville de Montréal avec
la Commission Charbonneau.
52
Tableau 3 : Mécanismes de désengagement moral selon
trois cas (Pauchant et al., 2015, p. 9-10, emprunté)
Mécanismes
|
Enron
|
Système
bancaire/financier
|
Mairie de Montréal
|
1. Justification morale
|
A chaque fois que de l'argent a pu se gagner
illégalement, quelqu'un l'a fait. C'est dans la nature humaine.
|
Le développement des marchés de capitaux a permis
de redistribuer plus efficacement le risque.
|
Moi, j'ai d'abord refusé catégoriquement. Mais
là il m'a dit que, regarde, c'était pour services passés,
que je ne lui devrais rien... Alors, avec le vin, le ci, le ça, à
la fin du repas, j'ai dit oui.
|
2. Comparaison avantageuse
|
A travers l'histoire, il y a eu de pires scandales.
|
Quand comparés à d'autres pays qui ont connu des
instabilitésfinancières, [nos gestionnaires] peuvent être
considérés honnêtes et compétents.
|
Même s'ils avaient des liens avec la mafia, ils se
comportaient comme de vrais gentlemen.
|
3. Aseptisation du langage
|
Enron a utilisé des pratiques comptables agressives,
exploitant des règles complexes, dans le but de maximiser ses
profits.
|
Les données historiques prouvent que nous avons pris en
compte tous les facteurs nécessaires. (...) Nous avons bien fait notre
travail.
|
J'étais à ce moment-là comme une police
d'assurance pour les entrepreneurs.
|
4. Déplacement de la responsabilité
|
Ce sont de fausses alarmes qui ont fait paniquer les banques.
|
Vous savez, ceux qui s'occupaient du détail de la
transaction étaient peut- être au courant. Moi non.
|
J'avais beau avoir des doutes, poser des questions, être
vigilant, ce n'est malheureusement qu'après les faits que l'on m'a remis
[l'information].
|
5. Diffusion de la responsabilité
|
Nos comptables et notre personnel m'avaient assuré que
tout était correct. Tellement de règlements ont été
créés qu'on s'y perd...
|
Le sous-produit de ce que nous faisons, c'est le chaos, et
personne n'est responsable de ce chaos.
|
Tout le monde, tout le monde était au courant chez
nous.
|
6. Déni des conséquences
|
Nous n'avions qu'un problème de liquidité. Une
faillite ne doit pas être confondue avec un
|
La révolution de la finance immobilière a ...
conduit à une autre transformation radicale...
|
Avec le service 5 étoiles, tout le monde étant
gagnant-gagnant.
|
|
53
|
crime.
|
L'économie est aujourd'hui moins cyclique.
|
|
7. Minimisation des conséquences
|
Seules quelques pommes pourries on gâté tout le
tas. Ce genre de problème est aussi vieux que la naissance de
l'Amérique et nous avons toujours survécu.
|
Je pense qu'il existera toujours de nombreuses opinions sur la
performance d'un titre par rapport au marché.
|
La façon la plus simple que j'ai trouvée, j'ai
commencé à aller au casino... C'était ma façon
à moi de remettre cet argent-là dans les coffres de
l'État. C'était ma façon à moi de payer un genre
d'impôt...
|
8. Remise en cause des conséquences
|
Si on remet en question nos pratiques, celles de G.E., celles de
Qwest, cela va créer une réaction en chaine qui va drainer les
liquidités de toutes ces firmes et faire beaucoup de mal [à
l'économie entière].
|
Pour les analystes, il n'y a absolument aucune raison de
supposer que, une fois cette crise surmontée, l'économie mondiale
ne reviendra pas à son taux de croissance précédent, et
ils aimeraient bien en être félicités.
|
Je veux que vous sachiez qu'une fois ces bandits partis, les
fondations de notre ville sont solides et reposent sur des milliers de femmes
et des hommes dévoués, compétents et intègres...
|
9.
Déshumanisation des victimes
|
Les vieilles mémés qui veulent
récupérer leur argent, on va leur enfoncer dans leur c..
|
[Les profits mirobolants] sont rares dans le marché et ce
serait difficile pour nous de trouver un acheteur assez fou pour prendre le
risque. Mais [si l'occasion se présente], nous allons la prendre et
trouver quelqu'un à tromper.
|
Il faut manipuler les gens pour gagner une élection.
|
10. Blâme envers les victime
|
Ils auraient dû mieux se protéger et ne pas placer
tant d'argent dans le plan de retraite de la firme.
|
Et c'est de la faute à qui ? De la faute au préteur
prédateur? Non. C'est la personne qui a signé le contrat qui est
fautive.
|
Pour éviter que les électeurs se questionnent sur
la provenance des fonds utilisés, il suffit d'organiser des cocktails de
financement...
|
|
Le tableau 3 ci-dessus présentant les mécanismes
de désengagement moral de Bandura (1999) appliqué à trois
cas (Pauchant et al., 2015), notamment au secteur financier (colonne du
milieu), permettent d'observer l'amplitude du désengagement moral dans
le milieu financier dans un contexte de crise. Selon les dix
mécanismes
54
identifiés, il apparaît que pour chaque
mécanisme, les protagonistes trouvent une justification quant à
leurs pratiques et les conséquences sur l'ensemble du système
financier, l'économie, les individus et la société. Ainsi,
l'on peut observer que ce désengagement moral survient par
différents mécanismes, les principaux consistent à
dévier les responsabilités, à ignorer les
conséquences et surtout à déshumaniser les victimes. Les
mécanismes n° 4 et 5 par exemple consistent respectivement à
déplacer la responsabilité : « Vous savez, ceux qui
s'occupaient du détail de la transaction étaient peut-être
au courant. Moi non »; à diffuser la responsabilité : «
Le sous-produit de ce que nous faisons, c'est le chaos, et personne n'est
responsable de ce chaos ». Le déplacement ou l'ignorance de la
responsabilité est un schéma fréquent dans le secteur
financier et souvent, cela aboutit à désigner un
bouc-émissaire tel que nous le verrons plus tard.
Par ailleurs, lorsqu'il s'agit des conséquences, les
mécanismes n° 6 et 8 par exemple permettent aux responsables de
faire un déni des conséquences: « La révolution de la
finance immobilière conduit à une autre transformation
radicale...L'économie est aujourd'hui moins cyclique » ; de
remettre en cause les conséquences: « Pour les analystes, il n'y a
absolument aucune raison de supposer que, une fois cette crise
surmontée, l'économie mondiale ne reviendra pas à son taux
de croissance précédent, et ils aimeraient bien en être
félicités ». Dans ce dernier cas, l'on peut constater que ce
ne fut pas vraiment le cas pour la croissance économique tel que vu en
introduction selon les données (voir Annexe 1) mesurant l'impact qu'a eu
la crise sur l'économie dans l'ensemble, le chômage mondial et
l'endettement global. Enfin, les mécanismes de désengagement
moral n° 9 et 10 visent à déshumaniser les victimes : «
[Les profits mirobolants] sont rares dans le marché et ce serait
difficile pour nous de trouver un acheteur assez fou pour prendre le risque.
Mais [si l'occasion se présente], nous allons la prendre et trouver
quelqu'un à tromper » ou bien à blâmer les victimes :
« Et c'est de la faute à qui? De la faute au préteur
prédateur? Non. C'est la personne qui a signé le contrat qui est
fautive ». Ces deux mécanismes suggèrent trois facteurs
critiques : premièrement le fait que les protagonistes peuvent utiliser
l'information dont ils disposent à l'encontre des victimes comme
avantage et levier pour les « tromper »; deuxièmement, le
caractère « immoral » des pratiques vis-à-vis des
victimes semble être considéré comme « normal »,
faisant partie des pratiques courantes et de la « culture » du milieu
financier; troisièmement, cela suggère une culture non seulement
de désengagement moral mais également d'impunité
omniprésente, et un manque d'éthique dans le comportement autant
individuel qu'organisationnel.
Pauchant et Mitroff (2001) ont aussi établi une grille
de trente-deux rationalisations les plus fréquentes dans les
organisations et similaires aux mécanismes du désengagement moral
de Bandura. Cependant, il y a trois rationalisations qui sont les plus
importantes et les plus ancrées dans l'esprit de l'organisation. Il
s'agit de la 1ère, 11ème et
17ème rationalisation. Ces dernières sont
détaillées dans tableau 7 de l'Annexe 4. Ces rationalisations
sont elles-mêmes liées à des mécanismes de
défense selon Pauchant et Mitroff (2001), que sont par exemple la
55
grandeur (liée à la croyance que la taille de
l'organisation rend invulnérable) et la projection. Les
mécanismes de défense ont été traités par
plusieurs auteurs, comme cela a été mentionné auparavant,
tels que les « mécanismes de défense » de Lhuilier
(2009) ou les « tactiques de socialisation » encourageant la
corruption (Anand, Asford et Joshi, 2004), ainsi que les «
mécanismes de normalisation » identifiés par Roux-Dufort
(2000). La projection par exemple, est reliée à la
17e rationalisation, soit la croyance que « l'origine des
crises vient du mal », et a pour principale fonction de se
déresponsabiliser suite à un évènement grave ayant
des conséquences irréversibles ou bien au niveau de l'origine
d'un problème (Pauchant et Mitroff, 2001). Ainsi, le plus souvent, il
s'agit de trouver un bouc-émissaire dont la stratégie
d'identification du bouc-émissaire s'accompagne, selon Pauchant et
Mitroff (2001), d'une fragmentation extrême entre les groupes. Nous avons
été témoins de ce phénomène de
bouc-émissaire durant la crise financière, puisqu'aux
États-Unis, en 2009, c'est Bernard Madoff qui fut condamné
symboliquement à 150 ans de prison pour diverses charges gravissimes
d'escroquerie atteignant au total 65 milliards de dollars américains
(Pia Mascaro, 2009). Tandis qu'en France, en 2010, c'est Jérôme
Kerviel qui fut poursuivi en justice et condamné comme étant le
seul et unique responsable des énormes pertes enregistrées de la
Société Générale (soit une moins-value de 4,9
milliards d'euros sur un bénéfice de 7 milliards d'euros) (Cori,
2008). La réalité étant que les véritables
responsables n'ont pas été questionnées et poursuivis en
justice jusqu'à ce jour sur la légitimité et la
transparence des pratiques bancaires et financières.
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