L'amour humain et l'amour divin dans "la porte étroite" et "la symphonie pastorale" d'André Gide( Télécharger le fichier original )par Aleksandra Cvorovic Université François Rabelais - Master 2 en Lettres Modernes 2015 |
UNIVERSITÉ FRANÇOIS-RABELAIS DE TOURS L'amour humain et l'amour divin dans La porte étroite et La symphonie pastorale d'André Gide Aleksandra CVOROVIC Sous la direction de Mme CatherineDOUZOU Mémoire de Master 2 Mention : Langues, littératures et civilisations étrangères Spécialité : Lettres modernes 2014-2015 A ma famille. TABLE DES MATIÉRES Chapitre I - L'amour humain - trésor épuisable 9 1.1. L'âme humaine ambiguë et dépendante 11 1.2. Les lois humaines et les lois de Dieu 15 Chapitre III- L'amour aveugle 43 3.1. La cécité bienheureuse 48 Chapitre IV- Le sentiment de la nature 54 Chapitre V - L'amour et la Bible 61 5.2. La parabole de la symphonie pastorale 67 Les repères bibliographiques 80
IntroductionLe thème de l'amour est depuis toujours beaucoup traité dans la littérature qui représente le champ vaste et libre permettant aux écrivains d'exprimer les idées les plus originales et les plus intéressantes. L'amour a toujours été très difficile à définir, et c'est la raison qui suscite de nombreux débats, des définitions subjectives, abstraites, et parfois absurdes. On peut dire qu'à travers les personnages littéraires et leurs histoires, les auteurs tâchent de transmettre leur propre vision de l'idée de l'amour et tout ce que ce sentiment donne à l'homme et en emporte. Dans Le banquet de Platon qui date du IV siècle avant J.C., Diotime pose cette question à Socrate : « Eh bien ce souhait, cet amour, le crois-tu commun à tous les êtres humains ? », et il lui répond : « Il en est bien ainsi ; ce souhait est commun à tous les êtres humains. »1(*) Autant qu'un sentiment d'affection et d'attachement à un être qui exige une proximité physique, spirituelle ou même imaginaire, l'amour se manifeste sous les formes différentes et est propre à tous les hommes. Dans l'oeuvre d'un des plus grands écrivains du XX? siècle, André Gide, l'amour occupe une place très importante. Il lui permet une recherche intime des pans les plus cachés de son âme. Grâce aux histoires d'amour qu'il nous a laissées, on peut connaître les ambigüités de son personnage, ainsi que les contradictions qui déchiraient son esprit lors des découvertes majeures de sa sensibilité et de sa sensualité. Lire son oeuvre est alors la meilleure manière de comprendre sa personnalité, puisque c'était, selon ses propres mots, un besoin insaisissable d'aimer et d'être aimé qui avait dominé sa vie et le poussait à écrire. Ce besoin était mystique d'une certaine manière, car selon la propre volonté de Gide, il ne trouva pas de satisfaction totale pendant sa vie.2(*) Ses idées puissantes, son style fin et pur, ainsi que son langage concis, engagent ses lecteurs aux réflexions et à la recherche du bonheur individuel. C'est en cela que consiste la notion de gidisme.3(*) Dans deux récits qui font l'objet de notre analyse, La porte étroite et La symphonie pastorale, Gide transpose les événements importants de sa vie personnelle. A travers les personnages principaux de ces deux histoires, Gide peint les personnes qui jouèrent un grand rôle dans son enfance et plus tard dans sa vie : sa cousine Madeleine et sa mère Mathilde, Mme Anne Shackleton et, bien sûr, lui-même. La porte étroite a d'abord été publiée dans la Nouvelle revue française en 1909, et La symphonie pastorale dix ans plus tard, en 1919. Dans la période entre la création de ces deux oeuvres, Gide traversa plusieurs crises personnelles, surtout sur le plan religieux. Il a littéralement plongé dans le noir.4(*) Lorsqu'il entreprend la composition de La porte étroite, André Gide traverse une période de découragement due en grande partie à l'incompréhension où ses livres - depuis Les cahiers d'André Walter jusqu'à l'Immoraliste - sont tenus, tant par le public que par ses amis. Au seuil de cette nouvelle oeuvre, nourrie de tant d'amour et de larmes et qu'il porte dans sa tête depuis plus de quinze ans, l'auteur s'interroge sur l'opportunité de ses récits et sur l'authenticité de sa pensée.5(*) Inspiré par la mort d'Anne Shackleton6(*), le récit portait successivement les titres suivants : L'essai de bien mourir, La mort de Mademoiselle Claire, La route étroite. Cette oeuvre est sans doute saturée de profondes résonances de sa propre vie, et sa plus parfaite expression. Gide écrit dans son Journal en 1910 : « Si je viendrais à mourir aujourd'hui, toute mon oeuvre disparaîtrait derrière La porte étroite ; on ne tiendrait plus compte que de celle-ci. »7(*) L'auteur tentait d'expliquer et de rendre sensible une vie intérieure par la création du personnage d'Alissa. Ce qui le gênait était ce que l'héroïne était très souvent confondue avec Madeleine Gide. Même s'il est vrai que Gide relisait ses anciennes lettres à Madeleine pour y chercher quelque aliment à son roman8(*), et même s'il est évident qu'elle prête à Alissa bien des traits, il lui a donné ce nom pour la distinguer de Madeleine, à laquelle il ne voulait pas trop intéresser ses lecteurs. Ce qui est certain est ce que Gide ne pouvait pas composer cette oeuvre sans l'aide de son éducation religieuse et de son amour pour sa cousine. La porte étroite représente pour lui l'incarnation du refus de tout son être de mêler à l'amour idéal qui le possède quoi que ce fût de charnel et d'impur : « De tous ses livres, c'est le plus chaste, le plus nuancé, celui qui rend le mieux l'atmosphère protestante de sa pensée, celui où nous est livré sa plus cruelle expérience de l'amour : son renoncement à l'amour. »9(*) D'un caractère complexe, La porte étroite avait mission d'exprimer une inquiétude, prépondérante de la jeunesse de Gide : « De combien d'élan, d'amour et de douleur ce livre n'était-il pas le monument ! »10(*) Les aspirations mystiques que vivent Alissa et Jérôme, également présentes dans La symphonie pastorale, ne cessèrent jamais d'être pour Gide une préoccupation brûlante, un sens du divin, épanoui un temps, puis contrecarré et heurté par d'autres tendances. Plus le sujet lui tenait à coeur, plus il le touchait de près, plus il s'efforçait de le détacher, à force d'art, de sa vie propre. Mais personne ne pouvait douter qu'une expérience personnelle n'animait le récit en lui communiquant ce frémissement sans lequel il ne serait pas aussi attachant. Ainsi que La porte étroite, La symphonie pastorale n'aurait jamais pu être écrite sans sa formation chrétienne et sans l'amour pour Madeleine qui orientait ses pieuses dispositions. Gide était tout préparé à traiter magistralement les problèmes imposés au Pasteur par l'éveil d'un sentiment plus terrestre qu'idéal, mais non point dépourvu de cette ferveur religieuse de son enfance.11(*) Ce livre est une critique qu'il précise dans les Feuillets : « A la seule exception de mes Nourritures, tous mes livres sont des livres ironiques ; ce sont des livres de la critique (...) La symphonie pastorale (est la critique) d'une forme de mensonge à soi-même. »12(*) Ce récit dénonce les dangers d'individualisme outrancier, d'une certaine forme de mysticisme protestant, et de la libre interprétation de la Bible. Désireux de finir le récit d'Aveugle (le titre ancien du livre), qui l'habite depuis tant d'années et qu'il désespérait d'écrire, Gide a résolu de le rédiger directement, sans brouillon. Mais diverses préoccupations empêchaient le livre de beaucoup avancer. Pour le nourrir, il a repris l'Evangile et Pascal, mais très souvent il a eu des problèmes pour ranimer les soucis du Pasteur. Le désir de finir la rédaction de ce petit ouvrage a abouti à la fin brusque que plusieurs lecteurs et critiques lui ont reprochée. Ce qu'on a lui encore moins facilement pardonné, c'était le fait qu'y sont compromises les deux faces de la chrétienté, la protestante et la catholique, l'amour selon le Christ et l'amour selon Saint Paul. C'est un livre qui répand la désolation dans le coeur des lecteurs, parce que le doute l'habite, et la mort en marque l'inéluctable achèvement ; et cela sans que la destinée de ceux qui restent en soit pacifiée.13(*) Nous nous sommes surtout intéressés aux sentiments des personnages de ces deux récits, qui d'un côté incarnent les pensées et les inquiétudes de l'auteur, mais d'un autre côté vivent leur propre vie dans l'univers construit des contraintes religieuses et des désirs humains qui s'interpellent constamment, en provoquant dans leur esprit les nombreux doutes et peurs qui les conduisent à la perdition, et enfin, à la destruction. Ce qui caractérise ces deux histoires est l'amour pour l'homme et pour Dieu, mais les deux sont séparés et l'un élimine l'autre dans les yeux des héros qui cherchent le bonheur divin, près de Dieu, loin du péché terrestre et de l'impureté des hommes qui dépendent des besoins et de souhaits souvent bas et infâmes. Nous avons choisi ces deux ouvrages pour analyser la nature de l'âme humaine qui est toujours incertaine dans l'amour, parce qu'ils sont parmi les plus touchants et les plus personnels monuments de l'écriture de Gide, puisqu'ils proviennent des périodes de sa vie où il était fragile, douteux, et où il se questionnait lui-même en tant qu'individu, que chrétien, et le plus important, en tant qu'homme qui aime. Même si l'oeuvre de Gide peut difficilement être analysée sans regard sur sa biographie, nous tenterons de nous concentrer sur la vie de ses personnages, notamment d'Alissa, de Jérôme, de Gertrude, du Pasteur et de son épouse Amélie. A travers leurs relations amoureuses complexes, nous allons essayer de comprendre dans quelle mesure l'homme peut contrôler ses émotions, ensorcelé par les charmes des sentiments les plus délicats qu'il éprouve pour un autre, et qu'il tâche de élever aux hauteurs célestes en l'idéalisant et s'identifiant avec lui. D'abord, il faut mettre en lumière le rapport entre ce que représentent pour nos héros l'amour humain, superficiel, égoïste, trompeur et éphémère, et le vrai amour, divin, chrétien, profond, élevé, non touché par le désir charnel et le besoin de la possession. C'est surtout Alissa qui essaie d'étouffer en soi tout ce qui est propre aux hommes, afin d'atteindre le but supérieur qui exige d'elle l'anéantissement de sa personnalité humaine. Le Pasteur de La symphonie pastorale veut éduquer la jeune Gertrude selon son propre évangile, qui fonde une doctrine sur le monde pur, libéré du péché humain. Nous allons voir comment ses visions illusoires de la perfection et du bonheur divin font souffrir les autres personnages : Amélie et Gertrude d'une part, et Jérôme et Juliette d'autre part. En étudiant le rôle des notions d'obligation, de récompense, d'idéalisation et de loi, nous allons parvenir aux diverses définitions de l'amour, qui peuvent être appliquées à tous les hommes. L'analyse du lien entre l'idée de l'amour et la religion permet de développer plus profondément le sujet de l'amour divin sur le plan de la nature et de la parole de la Bible. Les paraboles, les épisodes, les allusions, les réminiscences dont Gide se sert pour se livrer à une réflexion sur le sens du mot « Dieu », à une observation méditative du rapport que l'homme noue avec le sacré ou le divin, à une critique de la morale édifiante et à une remise en question des limites que la religion imprime à l'interprétation des textes bibliques, occupent une place très importante dans la vie de ces personnages.14(*) Nous allons voir comment ceux-ci cherchent à travers les vérités saisissables leur propre vérité, et comment l'Evangile détermine le chemin vers lequel ils s'orientent, et sur lequel ils vont, malheureusement, se perdre. Il s'agit, dans le cas du Pasteur et d'Alissa, d'une interprétation personnelle de la parole du Christ, dont ils vont se servir pour peindre le monde idéal et pur. Ce qui dirige réellement leur conduite est la cécité, une autre notion que nous allons étudier en détail, surtout dans le cas de Gertrude qui est véritablement aveugle, et le Pasteur qui est aveuglé par le rêve d'un monde angélique qu'il veut imposer à la jeune fille, et ainsi la renferme doublement dans son univers restreint et dépendant des spectacles chimériques du monde extérieur. « Le mal n'est jamais dans l'amour »15(*), s'écrie le Pasteur. Gide écrit dans la préface du journal de Jérôme : « L'amour, craignant de se ternir au contact de la réalité ajourne sans cesse son accomplissement. Dès lors, il n'est plus de réalisation qu'en Dieu même. »16(*) On peut dire que l'idée essentielle de ces deux récits est résumée dans ces paroles. Puisque l'amour, sur le plan humain, s'avère, pour Gide et ses personnages littéraires, comme une faillite, il faut en chercher la solution satisfaisante sur le plan divin. C'est le projet des héros amoureux dont nous allons étudier les actes ainsi que les paroles, et ainsi montrer la nature contradictoire de l'âme humaine dans le tourbillon des sentiments romantiques confondus, et très souvent identifiés, avec la conception chrétienne selon laquelle Dieu est l'amour et rien d'autre. * 1 PLATON, Le banquet, traduit par Luc BRISSON, Paris, GF Flammarion, 1998, p. 145. * 2 MATIC, Dusan, Andre Zid, Imoralist, Belgrade,Nolit, 1956, p. 16. * 3 L'origine du terme « gidisme » vient du nom d'André Gide, permettant de résumer sa morale de la sincérité et d'affirmer l'autonomie et l'originalité de l'individu, qui assume ses contradictions à l'examen critique permanent. Selon le Dictionnaire culturel en langue française sous la direction d'Alain Rey et publié en 2005, le gidisme apparaîtra en 1936. * 4 MARTIN, Claude, André Gide ou la vocation du bonheur I, 1869-1911, Paris, Fayard, 1998, p. 488. * 5 THIERRY, Jean-Jacques, André Gide, Romans, Récits et Soties, OEuvre lyriques, Paris, Editions Gallimard, 1958, p. 1545. * 6 Amie de la mère de Gide, morte en 1884. * 7Ibid.,p. 1546. * 8 MARTIN, op.cit., p. 486. * 9 MARTINET, Edouard, André Gide. Lamour et la divinité, Paris, Editions Victor Attinger, 1931, p. 147. * 10 THIERRY, op.cit., p.1550. * 11 Ibid.,p. 1582. * 12Ibid.,p. 1582. * 13 MARTINET, op.cit.,p. 155. * 14 JULIEN, Claudia, Dictionnaire de la Bible dans la littérature française, figures, thèmes, symboles, auteurs, Paris, Vuibert, 2003, p. 242. * 15 GIDE, André, La symphonie pastorale, texte publié par Claude MARTIN, Paris, Lettres Modernes, Minard, 1970, p. 82. ; (dorénavant SP) * 16 GIDE, André, La porte étroite, Paris, Mercure de France, Collection Folio, 1956, p. 5. ; (dorénavant PE) |
|