Paragraphe 2 : La création jurisprudentielle de
nouveaux faits justificatifs en matière de diffamation
172. Comme pour l'ensemble des délits de presse
prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881, une
présomption de mauvaise foi repose sur le diffamateur. Or, loin
d'être irréfragable, ce dernier à toujours la
possibilité - sauf dans les trois cas énumérés
précédemment385 - de renverser cette
présomption en prouvant sa bonne foi386. Celle-ci,
378 Il faut en quelque sorte que l'injure «
réponde » à la provocation : en ce sens, Crim. 10 mai 2006 :
D. 2006, jurisp. p. 2220, note E. Dreyer ; Crim. 16 avr. 1985 :
Bull. crim. 1985, n°140.
379 Cela est le cas par exemple lorsque celle-ci a trait
à « l'intimité de la vie privée » et
sort du débat d'idées : Crim. 16 avr. 1985 ibid.
380 A. Chavanne, J-Cl. Communication, Fasc. 3140,
n°70.
381 Certains auteurs estiment au contraire que l'excuse de
provocation se rapproche davantage du fait justificatif, celle-ci ayant pour
effet de faire « disparaître l'infraction » d'injure :
en ce sens, F. Goyet, Droit pénal spécial, Sirey,
8e éd., 1972, p. 613, n°887.
382 Par exemple, si l'article 39 bis « puni
de 15 000 euros d'amende le fait de diffuser, de quelque manière que ce
soit, des informations relatives à l'identité ou permettant
l'identification » d'un mineur, l'alinéa 2nd
prévoit néanmoins que « les dispositions du
présent article ne sont pas applicables lorsque la publication est
réalisée à la demande des personnes ayant la garde du
mineur ou des autorités administratives ou judiciaires ».
383 Par exemple l'article 39 quinquies incrimine la
publication de renseignements portant sur l'identité d'une victime de
sévices sexuels sauf si celle-ci « a donné son accord
écrit » (al. 2).
384 V. Supra n°165.
385 V. Supra n°170.
386 Crim. 7 nov. 1989 : Bull. crim. 1989, n°403.
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une fois reconnue par le juge, lui permettra alors
d'échapper à toute condamnation, pénale comme
civile387. Mais alors, comment caractériser cette bonne foi
?
173. Pour répondre, il nous faut s'en remettre au
travail de la jurisprudence qui par une multitude de décisions rendues
en la matière, semble s'accorder à dire que « la bonne
foi de la personne recherchée pour diffamation suppose, la
légitimité du but poursuivi, l'absence d'animosité
personnelle, la prudence et la mesure dans l'expression, ainsi que la
fiabilité de l'enquête »388. On a donc quatre
conditions, cumulatives389, et permettant de justifier des
diffamations jugées par certains, « nécessaires »,
« opportunes »390, car poursuivant un but
légitime d'information391.
174. Ces quatre conditions, qui de manière constante
furent formellement exigées par les juges pour remplir leur rôle
de justificatif de la diffamation, semblent sous l'impulsion de la Cour
européenne des droits de l'homme ne plus constituer un ensemble
insécable pour nos juridictions internes. En effet, un mouvement de
rénovation se fait sentir. En témoignent, les trois arrêts
dits Robert rendus le 3 février 2011 par la première
chambre civile de la Haute juridiction dans une affaire de
diffamation392. Dans ces arrêts de cassation, la Cour a
considéré que les critères que constituaient «
l'intérêt général du sujet traité »
ainsi que « le sérieux constaté de l'enquête
», suffisaient à légitimer les imputations
diffamatoires litigieuses. Deux critères et non plus quatre.
Selon Christophe Bigot, avocat au barreau de Paris, le dessein
de la Cour vise clairement à rénover la « théorie
des quatre éléments », pour finalement réduire
la bonne foi à l'établissement de deux conditions : d'une part,
l'existence d'un débat d'intérêt général et
d'autre, le sérieux de l'enquête393. À n'en pas
douter, cette nouvelle voie entreprise par la Cour de cassation est le reflet
de l'influence exercée par la jurisprudence
387 V. C. Bigot, « La bonne foi du journaliste :
état des lieux », Légicom n°28,
2002/3.
388 Civ. 2e, 8 avr. 2004 : Bull. civ.II.
n°185 ; Civ. 2e, 27 mars 2003 : Bull. civ.II.
n°84.
389 La Cour de cassation estime en effet que si l'un de ces
quatre éléments fait défaut, le prévenu sera exclu
du bénéfice du fait justificatif de bonne foi : Crim. 27
fév. 2001, n°00- 82557, inédit.
390 P. Mimin, DP 1939, I. 77.
391 En effet, parmi les quatre conditions requises pour
l'établissement de la bonne foi du diffamateur, celle tenant à la
« légitimité du but poursuivi » est la plus
essentielle. D'une manière générale, la jurisprudence la
considère comme remplie dès lors que les imputations, bien que
diffamatoires, remplissent une mission d'information sur un sujet
d'intérêt général : en ce sens, Civ. 1e,
3 avr. 2007 : JCP G. IV. 1968 ; Civ. 2e, 23 mai 2001 :
LPA 2001, n°139, p. 25, note E. Derieux.
392 Civ. 1e, 3 fév. 2011, pourvois
n°0910301, n°0910302, n°0910303.
393 C. Bigot, « La portée de la
rénovation de la théorie de la bonne foi sous l'emprise de
l'intérêt général », Légipresse
n°290, Janv. 2012, p. 27.
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de la Cour de Strasbourg394. Cela fait en effet
longtemps déjà, que la Cour européenne des droits de
l'homme s'efforçait de faire triompher la liberté d'expression en
mettant en avant ce critère poreux que constitue «
l'intérêt général » pour conclure à la
violation - par nos juridictions internes - de l'article 10 de la Conv.
EDH395. La Cour de cassation semble donc avoir été
contaminée par l'expression. Au point même qu'elle paraît
vouloir l'ériger en substitut - avec le critère tenant au
sérieux de l'enquête - des quatre éléments
traditionnellement retenus pour caractériser la bonne foi du
diffamateur396. La Cour européenne avait déjà
exprimé sa réticence vis à vis des critères de
prudence et d'absence d'animosité personnelle en critiquant la
« particulière raideur » dont faisaient preuve les
juges internes dans l'interprétation de ces derniers397. En
les mettant de côté dans les arrêts Robert, la Cour
de cassation semble en avoir tenu compte.
175. Qu'en penser ? Une chose est sûre,
l'imprécision de la notion d'« intérêt
général » - quand bien même le critère du
« sérieux de l'enquête » resterait à prouver -
comporte un fort risque d'arbitraire pour les juges dans la mesure où
« l'intérêt général » demeure une notion
éminemment subjective. Attention alors à ne pas tomber dans un
système trop manichéen dans lequel les juges se feront arbitre de
ce que constitue une bonne ou mauvaise information pour le public. N'oublions
quand même pas les enjeux du débat. Il s'agit de laisser impuni
l'auteur d'une diffamation. Diffamation qui implique une atteinte à
l'honneur dont on sait qu'il s'agit là d'un intérêt des
plus noble et précieux de l'homme398. Diffamation qui
constitue avec l'injure, l'infraction la plus rencontrée dans le
contentieux de la presse. La question tenant à savoir si la
rénovation de la théorie classique de la bonne foi doit
être considérée comme un progrès pour notre droit
n'est donc pas à prendre à la légère. Les enjeux
sont importants. C'est la raison pour laquelle une définition
394 J-Y. Monfort, « L'apparition en jurisprudence du
critère du « débat d'intérêt
général » dans le droit de la diffamation »,
Légipresse n°290, Janv. 2012, p. 21.
395 V. à titre d'exemple : CEDH, 29 mars 2001,
Thoma c/ Luxembourg, n°38432/97, §45 ; CEDH, 24 fév.
1997, De Haes et Gijsels c/ Belgique, n°19983/92, §37 ;
CEDH, 22 déc. 2005, Paturel c/ France, n°54968/00,
§42 ; CEDH, 7 nov. 2006, Mamère c/ France,
n°12697/03, §47 ; CEDH, 14 fév. 2008, Libération c/
France, n° 20893/03, §63.
396 Il convient néanmoins de préciser que ce
critère de « débat d'intérêt
général » n'est en réalité qu'un corolaire de
celui tenant à la légitimité du but poursuivi (faisant
parti de la théorie des quatre éléments) la jurisprudence
ayant montré que l'information du public sur un sujet
d'intérêt général constituait le principal but
légitime attestant de la bonne foi : B. Beignier, B. de Lamy et E.
Dreyer, Traité de droit de la presse et des médias,
Lexisnexis, 1ère éd., 2009, p. 487.
397 CEDH, 7 nov. 2006, Mamère c/ France,
n°12697/03, §47.
398 Rappelons encore, cette fameuse formule employée
par l'avocat creusois Dareau, au XVIIIe siècle : « De tous les
biens, le plus précieux à soigner est, sans contredit, celui
d'une bonne réputation » (F. Dareau, Traité des
injures dans l'ordre judiciaire, 1777, Discours préliminaire, p.
vij)
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plus précise de ce qu'implique cette notion d'«
intérêt général » en matière
d'information serait probablement la bienvenue.
Toujours est-il que ce débat des faits justificatifs -
dont nous venons de voir que la loi du 29 juillet 1881, à elle seule,
permet largement d'alimenter - constitue un outil d'expansion
supplémentaire pour la liberté d'expression qui ne cesse de
conquérir de nouveaux territoires. En l'espèce, celui de
l'honneur, de la considération, dont la protection semble de moins en
moins absolue. D'ailleurs, ce constat d'expansion semble se perpétuer
dans d'autres domaines, restreignant toujours d'avantage la menace que peut
susciter la responsabilité civile.
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