Section 2 : Les autres faits justificatifs limitant la
portée de la responsabilité civile
176. Outre la loi 29 juillet 1881, on a vu que d'autres
fondements légaux sont susceptibles d'engager la responsabilité
civile des auteurs d'abus de la liberté d'expression. Selon la nature
des faits poursuivis, la victime agira tantôt sur le fondement de
l'article 1382 du Code civil, tantôt sur ceux que constituent les
articles 9 et 9-1.
177. Toutefois la faute, bien qu'accueillie dans son
principe, encore faut-il qu'elle n'intervienne pas dans des circonstances de
nature à la justifier. En effet, encore une fois, nous verrons que le
débat des faits justificatifs est ici bien présent. Nombreux sont
les cas où les « responsabilités civiles spéciales
» découlant des articles 9 et 9-1 du Code civil seront
évincées par l'effet neutralisateur des faits justificatifs
(Paragraphe 2). En revanche, pour ce qui est de la responsabilité civile
de droit commun, les choses sont moins claires. Les situations
dégagées par la jurisprudence paraissent d'avantage
procéder d'un recul du seuil de la faute que de la mise en place d'un
système de justification à proprement dit399. Pour
autant la finalité demeure la même : repousser les
frontières de la liberté d'expression (Paragraphe 1).
Paragraphe 1 : La polémique et l'humour,
instruments de recul du seuil de la faute
178. Un propos a priori constitutif d'un abus de la
liberté d'expression au sens de l'article 1382 du Code civil, en raison
des circonstances de sa publication, bénéficiera
399 Cela s'explique essentiellement par l'extrême
malléabilité de la faute et par la capacité des juges
à en profiter pour au gré des espèces, reculer le seuil de
l'illicite de sorte que l'intervention d'un fait justificatif soit inutile : V.
B. Beignier, B. de Lamy et E. Dreyer, Traité de droit de la presse
et des médias, Lexisnexis, 1ère éd., 2009, p. 735.
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parfois d'un surcroit de tolérance se traduisant en
droit par un rehaussement du seuil de l'illicite. En témoignent, ces
exemples frappants que constituent la polémique (A) et l'humour (B) et
pouvant tous deux constituer de formidables échappatoires de
responsabilité.
A. La polémique comme justificatif de la
critique abusive
179. Comme nous l'avons vu précédemment, si la
critique repose sur un principe de liberté - car faisant partie
intégrante de la liberté d'expression - celle-ci connaît
des limites. La critique sera considérée comme abusive - et donc
passible d'une condamnation au regard de l'article 1382 du Code civil -
dès l'instant où sera caractérisée l'intention de
nuire de son auteur. Dans cette hypothèse, dite de «
dénigrement », la victime pourra en principe légitimement
prétendre à l'allocation de dommages et intérêts.
180. Pourtant, il semblerait que la jurisprudence, lorsque le
jugement critique - bien qu'abusif - s'insère dans un contexte de
polémique publique, fasse preuve de clémence à
l'égard du dénigreur. L'idée est que la critique abusive,
dès lors que celle-ci s'insère dans un débat relatif
à une polémique où sont en jeu des questions relevant de
l'intérêt public, devient tolérée au nom du droit
à l'information400. Dès lors, malgré le
préjudice - généralement patrimonial401 -
ressenti par la victime, celle-ci sera dans l'impossibilité d'engager la
responsabilité civile du dénigreur.
On retrouve d'une certaine manière le critère
justificatif de l'« intérêt général »
évoqué précédemment en matière de bonne foi.
D'ailleurs, des affaires plus récentes nous montrent qu'au-delà
de l'idée de polémique, c'est plus largement le « contexte
d'intérêt général » dans lequel s'insère
le propos dénigrant qui permet de le rendre licite402.
L'idée étant ici, que la liberté d'expression, dès
lors que celle-ci contribue à servir l'intérêt
général, voit ses frontières repoussées et donc
concomitamment, s'ensuit un rehaussement du seuil de la faute.
400 Statuant ainsi : Civ. 2e, 16 juin 2005 : D.
2005, p. 2916, note E. Agostini ; Civ. 2e, 7 juil. 1993 :
Bull. civ.II, n°252.
401 En effet, nous l'avons vu, le contentieux du
dénigrement - sanctionné sur le fondement de l'article 1382 -
concerne essentiellement les critiques abusives érigées envers
les produits et services, et génératrices donc de
préjudices majoritairement patrimoniaux.
402 En effet, dans diverses affaires où des
associations étaient poursuivies pour critique abusive envers les
produits sur le fondement de l'article 1382 du Code civil, les juges ont
considéré que les campagnes de dénigrement menées
par celles-ci, entrant dans leur objet social et poursuivant un but
légitime car d' « intérêt général
», étaient insusceptibles d'engager leur responsabilité
civile : V. en ce sens, Com., 8 avr. 2008 : RTDciv. 2008, p. 487, note
P. Jourdain (Aff. Esso c/ Greenpeace) ; Civ. 2e, 19 oct.
2006 : Bull. civ.II, n°282 ; Civ. 1e, 8 avr. 2008 :
Bull. civ.I, n°104 (Aff. Aréva c/ Greenpeace).
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Un phénomène similaire peut être mis en
exergue dans un autre domaine de la liberté d'expression qui à sa
manière, participe aussi à l'intérêt
général à savoir, l'expression satyrique.
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