Titre 2 : L'impuissance de la responsabilité
civile face à la prééminence de la liberté
d'expression
163. L'action civile en réparation a priori
admise, celle-ci se heurte encore à la possibilité d'une
éviction à raison du contexte dans lequel la faute
s'insère. C'est ainsi que la jurisprudence et la loi ont pu
dégager tout une panoplie de faits justificatifs spéciaux,
propres au domaine de la presse, concernant des propos litigieux.
164. Le fait justificatif permet d'anéantir
l'illicéité de l'acte ou de l'omission génératrice
de responsabilité365. Il peut donc se révéler
être un formidable stratagème de défense pour le
défendeur à l'action. Il s'agit originairement d'un concept de
droit pénal qui s'est ensuite logiquement étendu en
matière civile366. En effet, il apparaissait normal que le
fait considéré comme justificatif d'une infraction pénale
soit aussi à même d'annihiler la faute civile367. En sa
présence, responsabilité pénale comme civile devaient
disparaître.
D'où l'importance pour notre sujet, d'évoquer
ces différents faits justificatifs érigés par la loi et la
jurisprudence en matière de presse. Nombreux et variés,
évoluant avec le temps, ceux-ci interviennent dans tous les domaines
où la responsabilité civile est susceptible de s'immiscer
réduisant encore davantage les perspectives de réparation des
victimes (Chapitre 1). Le droit de réponse reste alors l'ultime chance
de se faire entendre, et ce quelle que soit l'existence ou non d'un
comportement fautif, quelle que soit l'issue des poursuites (Chapitre 2).
Chapitre 1 : La multiplication des faits justificatifs
spéciaux en matière de presse
165. Le contentieux de la presse est très propice au
débat des faits justificatifs. Que l'on se trouve sur le terrain du
droit commun comme du droit spécial, les défendeurs ont souvent
la possibilité de chercher à convaincre que les circonstances
dans lesquelles
365 M. Bacache-Gibeili, Les obligations, la
responsabilité civile extracontractuelle, 2ème
éd., Economica, 2012, n°152.
366 V. J. Bergeret, La notion de fait justificatif en
matière de responsabilité pénale et son introduction en
matière de responsabilité civile, Thèse Grenoble,
1946 ; J. Dingome, Le fait justificatif en matière de
responsabilité civile, Thèse Paris I, 1986 ; J.
Pélissier, « Faits justificatifs et action civile »,
Dalloz, 1963, chron. p. 121.
367 D'ailleurs la jurisprudence fait valoir que le juge civil
saisi d'une action fondée sur le droit commun est tenu de requalifier
les faits litigieux afin que l'auteur puisse jouir de cette immunité :
Civ. 2e, 8 mars 2001 : Bull. civ. II. n° 46.
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s'insère l'abus sont à même de le
légitimer. Bien entendu, notre droit positif connaît un certain
nombre de faits justificatifs « généraux » parmi
lesquels figurent notamment, l'ordre de la loi, le commandement de
l'autorité légitime ou encore, la légitime
défense368. Mais la pratique nous enseigne que ceux-ci sont
rarement invoqués lors des procès de presse369.
166. Si un certain nombre de faits justificatifs
étaient déjà spécialement prévus par la loi
du 29 juillet 1881 pour un nombre restreint d'infractions (Section 1), nous
verrons que l'évolution des moeurs, des modes d'expression, sont autant
de facteurs ayant considérablement développé ce domaine
que constitue celui des faits justificatifs des abus de la liberté
d'expression (Section 2).
Section 1 : Les faits justificatifs d'infractions
prévus par la loi du 29 juillet 1881
167. Trois catégories d'infractions prévues et
réprimées par la loi sur la liberté de la presse sont
concernées par l'existence de faits justificatifs spéciaux
(Paragraphe 1). Même si par principe leur consécration
dépend de la seule compétence du
législateur370, la jurisprudence est venue étendre les
facteurs d'irresponsabilité en matière de diffamation (Paragraphe
2).
Paragraphe 1 : Un domaine limité à certaines
infractions
168. Parmi toutes les infractions prévues par la loi
du 29 juillet 1881, trois sont susceptibles - quand bien même les
éléments constitutifs seraient réunis - de ne pas donner
lieu au prononcé d'une peine. Il s'agit tout d'abord de la diffamation
en cas de preuve de la vérité des propos diffamatoires. De
l'injure, dans l'hypothèse de ce que l'on nomme communément,
l'excuse de provocation. Puis, d'infractions éparses ayant en commun de
chercher à protéger des informations confidentielles et dont la
violation, à raison du but poursuivi ou du consentement de la victime,
ne sera pas sanctionnée.
169. Concernant la diffamation avant tout, le principe est
que toute personne suspectée de diffamation publique peut
échapper à la condamnation dès lors qu'elle prouve la
vérité des
368 Respectivement : Art. 122-4, 122-4 al. 2 et 122-5 du Code
pénal.
369 Dreyer, Responsabilité civile et pénale des
médias, LexisNexis, 3e éd., 2011, p. 253.
370 En effet, par principe, les faits justificatifs, dès
lors qu'ils « neutralisent l'élément légal, ne
peuvent résulter que de la loi » : P. Conte et P. Maistre du
Chambon, Droit pénal général, Armand Colin,
7e éd., 2004, n°244.
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propos incriminés371. Ce droit à
l'exception de vérité des propos diffamatoires, reposant sur le
fondement de l'article 35 de la loi de 1881, joue non seulement pour les
diffamations envers les personnes énumérées au sein de ses
alinéas premier et second372 - il s'agit essentiellement de
fonctionnaires publics373 - mais aussi depuis une ordonnance du 6
mai 1944, pour les diffamations contre les particuliers.
Cependant, en tout état de cause, lorsque «
l'imputation concerne la vie privée de la personne », ou se
réfère à des « faits qui remontent à plus
de dix ans », ou «à un fait constituant une
infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à
une condamnation effacée par la réhabilitation ou la
révision » 374, il sera interdit de prouver la
vérité des faits allégués.
170. En ce qui concerne l'injure, les articles 33
alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881 et R. 621-2 du Code pénal
disposent que celle-ci, publique ou non publique, lorsqu'elle est
érigée envers un particulier et « n'a pas
été précédée de provocations »,
est punie d'une amende de douze mille euros. L'idée n'est pas de dire
qu'en présence de provocations aucune peine ne pourra être
prononcée. Mais le législateur offre au prévenu un moyen
de défense : celui de prouver que ses propos injurieux font suite
à une provocation. Un peu dans la même logique que pour la
légitime défense.
En outre, la Cour de cassation fait valoir que la provocation
en question ne peut résulter que de « propos, d'écrits
injurieux, ou de tous autres actes de nature à atteindre l'auteur de
l'infraction, soit dans son honneur ou sa considération, soit dans ses
intérêts pécuniaires ou moraux »375.
Elle affirme aussi que seule l'injure envers un particulier est susceptible de
bénéficier de l'excuse de provocation376 et seulement
si trois conditions cumulatives sont réunies. D'une part, il faut
nécessairement que l'auteur de l'injure ait été la victime
de la provocation377. Ensuite, il faut que l'objet de l'injure soit
« en rapport
371 V. par exemple : Crim. 3 mai 1966 : Bull. crim.
n°32 ; Crim. 11 mars 2008 : JCP G 2008, IV. n°1787.
372 L'article 35 al 1er désigne notamment
les armées de terre, de mer, de l'air, et les administrations publiques
; l'alinéa 2nd renvoie aux directeurs ou administrateurs
d'entreprises commerciales, financières, industrielles qui font
publiquement appel à l'épargne ou au crédit.
373 L'esprit du législateur de 1881 est
véritablement de pousser les citoyens à dénoncer les abus
commis par les fonctionnaires publics en vu d'offrir le plus de transparence
possible dans le fonctionnement de l'administration publique.
374 Art. 35 al 3 loi du 29 juillet 1881 respectivement a), b) et
c).
375 Crim. 16 mai 2006 : Dr. pén. 2006, comm. 135,
obs. M. Véron.
376 Crim. 12 juin 1896 : Bull. crim 1896, n°189.
377 Crim. 21 mars 1972 : Bull. crim. 1972,
n°116.
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direct » 378 avec celui de la provocation. Puis,
la provocation doit être injuste, inappropriée379.
Il est aussi important de noter que l'excuse en question est
traditionnellement présentée comme revêtant un
caractère absolutoire380 ce qui implique qu'elle n'est pas
une cause d'irresponsabilité pénale - à la
différence du fait justificatif - mais a seulement pour effet de
dispenser l'auteur de la peine381.
171. Enfin, il convient de noter que certaines infractions
prévoyant des interdictions de publication pourront être
justifiées tantôt à raison de la légitimité
du but poursuivi382, tantôt à raison du consentement
donné par la victime383.
Le texte de loi du 29 juillet 1881 prévoit donc
à lui seul toute une série de circonstances à même
de déresponsabiliser, ou tout au moins d'exempter de peine, l'auteur
d'infractions de presse. Concomitamment, au grand dam des victimes, la
responsabilité civile ne produira donc pas ses effets384.
Nous allons voir que les frontières de ce domaine légal
d'impunité, chéri par les médias lors des procès de
presse pour l'élaboration de leur défense, ne font que
s'accroître sous l'impulsion de la jurisprudence.
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