Chapitre 2 : La protection civile autonome des «
nouveaux droits de la personnalité » 294
134. Depuis peu, le droit à
l'information295 prend de plus en plus d'importance dans nos
systèmes juridiques. Descendant de droits fondamentaux tels que la
liberté d'expression ou son corollaire, la liberté de la presse,
un tel droit ne peut prospérer sans connaître quelques
limites296. Parmi celles-ci, figurent celles que constituent les
nouveaux droits de la personnalité297 occupant une place
prépondérante dans le contentieux de la presse.
135. La diversification des supports de presse,
l'avènement de l'image comme outil d'information, l'évolution des
moeurs, ont permis à certains journaux d'utiliser la liberté
d'expression comme moyen de repousser les limites de l'indiscrétion. Les
détails croustillants rythmant la vie des stars, le triste sort que
risque de connaître l'accusé non encore jugé ou le
passé parfois sulfureux de nos dirigeants politiques sont autant de
sujets
294 « Nouveaux », par opposition à ce que
nous pourrions nommer les « anciens droits de la personnalité
». Nous avons en effet pu observer qu'un certain nombre d'anciens droits
de la personnalité - le droit à l'honneur, à la
considération, au respect des croyance, à la dignité -
étaient déjà pris en compte par la loi sur la
liberté de la presse de 1881. Or, depuis, de nouveaux droits entrant
dans cette catégorie sont apparus. Récemment consacrés
dans notre Code civil, ils nourrissent aujourd'hui une part très
importante du contentieux de la presse. Il s'agit en effet principalement du
droit au respect de la vie privée, de la présomption d'innocence,
de l'image, de la voix et du nom.
295 Le droit à l'information est
considéré comme le prolongement de la liberté
d'expression. Il s'agit d'une notion polysémique. On s'accorde à
dire que le droit à l'information implique deux prérogatives
juridiques indissociables : le droit d'informer et le droit d'être
informé dont disposent respectivement les organes de presse et le
public.
296 Ch. Debbasch, Droit des médias, Dalloz,
2e éd., 2002, p. 979.
297 Les droits de la personnalité illustrent un
ensemble de prérogatives innées dont la fonction est de
protéger l'intégrité physique ou morale dans les rapports
entre particuliers : V. Ph. Malaurie et L. Aynès, Les personnes, la
protection des mineurs et des majeurs, Défrénois,
4e éd., 2009, n°280 et s.
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auxquels nous nous sommes accoutumés en vue de
satisfaire nos curiosités plus ou moins malsaines.
136. Le droit devait donc s'adapter à cette nouvelle
demande. Il appartenait au législateur d'assurer d'une part, le droit
à l'information, et d'autre part, les « droits au respect »
que constituent les droits de la personnalité. Parmi ceux-ci, il
apparaît clairement que les droits au respect de la vie privée et
à la présomption d'innocence remplissent un rôle essentiel
dans la protection des personnes faisant l'objet d'articles de presse (Section
1). Pourtant, au-delà de ces deux droits fondamentaux
multi-consacrés, d'autres attributs de la personne humaine, aux bases
légales indéfinies, font l'objet d'une protection
jurisprudentielle essentielle (Section 2). Aussi, les modalités tenant
à la réparation de ces divers droits devront, de part leurs
spécificités, faire l'objet de quelques éclaircissements
(Section 3).
Section 1 : Presse, droit au respect de la vie
privée et présomption d'innocence
137. En vue d'assurer la protection civile de droits
inhérents à la personne, un « droit spécial de la
responsabilité civile »298 est apparu au cours du
XXème siècle299. Le législateur a en effet mis
en place les dispositions spécifiques que constituent les articles 9 et
9-1 du Code civil protégeant respectivement la vie privée et la
présomption d'innocence dont dispose tout titulaire de la
personnalité juridique. Après s'être penché sur leur
régime juridique (Paragraphe 1), il sera intéressant d'examiner
quelles sont les relations entretenues par ces dispositions avec celles que
constituent l'article 1382 du Code civil et la loi sur la liberté de la
presse (Section 2).
Paragraphe 1 : Une protection assurée par les
articles 9 et 9-1 du Code civil
138. Les protections civiles spéciales relatives
à la vie privée (A) et à la présomption d'innocence
des personnes (B) constituent des remparts importants à la
liberté d'expression. Il convient dès lors de s'intéresser
au contenu de ces notions pour ainsi mieux cerner les hypothèses dans
lesquelles les organes de presse seront susceptibles de voir leur
responsabilité engagée.
298 Ch. Debbasch, H. Isar, X. Agostinelli, Droit de la
communication, Précis Dalloz, 1e éd., 2002,
p.672.
299 V. notamment, sur cette question de l'avènement des
droits de la personnalité : A. Decocq, Essai d'une théorie
générale des droits sur la personne, Thèse Paris,
LGDJ, 1960 ; G. Goubeaux, Traité de droit civil, Les
personnes, LGDJ, 1989.
82
A. La liberté d'expression face au butoir de la
vie privée
139. Depuis une loi du 17 juillet 1970300, le Code
civil dispose en son article 9 que « Chacun a droit au respect de sa
vie privée »301. Or, il convient de souligner que
ce droit - et nous verrons qu'il ne s'agit pas d'un détail de moindre
importance - outre son assise légale en droit interne, est aussi
consacré par une multitude de textes à valeur
supra-législative parmi lesquels figurent notamment l'article 8-1 de la
Conv. EDH et l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne. À ce titre, il est dès lors possible
d'affirmer que le droit au respect de la vie privée possède une
égale valeur normative que la liberté d'expression. Le juge saisi
d'une affaire confrontant ces deux droits fondamentaux devra donc rechercher au
mieux leur équilibre et s'attacher - lorsqu'il s'agit de trancher un
litige - à faire primer « la solution la plus protectrice de
l'intérêt légitime »302.
140. Mais qu'englobe cette notion de « vie privée
» ? En l'absence de définition légale, il appartenait
nécessairement à la doctrine303 et à la
jurisprudence de s'atteler à en dégager les
éléments de contenu. En effet, d'une façon
générale, la jurisprudence nous montre que relève de la
vie privée l'ensemble des évènements recouvrant la vie
d'une personne. Parmi ceux-ci, figurent notamment la vie sentimentale,
familiale, les problèmes de santé, mais aussi, tout ce qui
concerne les opinions politiques et les tendances religieuses.
141. Il serait bien entendu impossible de dresser une liste
exhaustive de toutes les facettes qu'intègre la vie privée, tant
les cas d'espèce sont divers et évoluent continuellement avec le
temps. Il est cependant essentiel de souligner l'aspect éminemment
relatif de cette notion. En effet, si le grand principe - souffrant de
multiples exceptions304 - demeure celui posé par un
arrêt de la première chambre civile de 1990 ayant
précisé que « toute personne, quels que soient son rang,
sa naissance, sa fortune, ses fonctions présentes ou à
300 Loi n° 70-643 du 17 juillet 1970 tendant à
renforcer la garantie des droits individuels des citoyens.
301 Pour le moment nous concentrerons notre étude sur
cet alinéa premier de l'article 9. L'alinéa second fera l'objet
d'une analyse dans la Section 3. Nous y étudierons les modalités
de réparation.
302 Civ. 20 oct. 1993 : Bull. civ.I. n°295.
303 Les recherches doctrinales peuvent être
scindées en deux grands ensembles. On a d'une part, l'approche
objective, fondée sur l'opposition entre vie privée et vie
publique, et d'autre, l'approche subjective, fondée sur
l'idée de confidentialité, de ce que l'individu veut garder pour
secret : V. sur ce point, Ch. Debbasch, Droit des médias,
Dalloz, 1999, n°2991 et s.
304 V. infra n°186 et s.
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venir, a droit au respect de sa vie privée
»305, nul doute que ce qui peut relever de la
sphère privée pour les uns ne le sera pas nécessairement
pour les autres306.
142. Toujours est-il que la victime, pour qu'elle puisse se
prévaloir d'une créance de réparation à l'encontre
de celui ayant attenté à sa vie privée, devra
nécessairement prouver - outre la violation de sa vie privée -
deux éléments.
Tout d'abord, l'absence de consentement à la
publication. Il faut savoir que celui-ci ne se présume pas307
et doit en principe être exprès. Il peut toutefois selon les cas
être tacite308. Aussi, quand bien même la victime aurait
consenti à la publication d'un ou plusieurs détails de sa vie
privée, son consentement ne vaut a priori que pour les
informations en question309.
Ensuite, la victime devra prouver qu'elle est identifiable.
Cette condition d'identification est valable tant pour les
écrits310, que pour les images litigieuses311 et
fait l'objet d'une interprétation relativement stricte en
jurisprudence.
Après avoir observé quelques aspects du
régime juridique du droit au respect de la vie privée, il
convient de s'intéresser maintenant à un autre droit de la
personnalité constituant lui aussi une limite de taille à
l'exercice de la liberté d'expression : le droit au respect de la
présomption d'innocence.
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