B. Le singulier retour de la fonction substitutive de
l'article 1382
131. Étonnamment, on remarque que certaines
décisions semblent vouloir aller encore plus loin dans la perspective de
résurrection de la responsabilité civile de droit commun. En
effet, comme si la fonction complétive de l'article 1382 du Code civil
ne suffisait pas, c'est une fonction substitutive que certains juges semblent
vouloir lui conférer. Comme d'antan, la victime aurait la
possibilité de se prévaloir de l'article 1382 du Code civil,
quand bien même l'on serait en présence de faits correspondant
à l'élément matériel d'une infraction de presse.
132. Pour exemples, deux jurisprudences
récentes289 ont été mises en avant par le
spécialiste du droit de la presse Emmanuel Dreyer, attestant du fait que
le recours au droit commun pour sanctionner des propos litigieux avait
été opéré au détriment de l'application de
l'article 29 de la loi spéciale de 1881. Pourtant, selon ce dernier, les
propos étaient constitutifs du délit pénal de diffamation,
et non du délit civil de dénigrement290.
286 Civ. 2e, 20 mai 2010 n°09-14.111,
inédit.
287 TGI Paris, 19 mai 2010 : Légipresse 2010.
290, note F. Masure.
288 Crim. 19 janv. 2010 : CCE 2010, n°39, obs. A.
Lepage.
289 Com., 18 oct. 2011, n°10-24.808, non publié au
bulletin et Civ. 1e, 22 sept. 2011, n°05-10.156,
inédit.
290 E. Dreyer, « Panorama droit de la presse et droit de
la personnalité », Recueil Dalloz, 22 mars 2012, n°15.
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Sans se pencher sur la véracité de son analyse,
il convient toutefois de relativiser ces jurisprudences qui nous semblent avant
tout être révélatrices des difficultés que peuvent
susciter les espèces en terme de qualification. En effet, nous ne
pensons pas que par ces arrêts, la Cour ait eu pour dessein de revenir au
temps où l'article 1382 du Code civil pouvait servir de fondement
alternatif au texte spécial sans provoquer quelconque
émulation.
D'ailleurs, n'en déplaise au professeur Dreyer, nous
estimons qu'il serait parfaitement malvenu de revenir à une telle
pratique291. Non seulement d'un point de vue juridique, car cela
reviendrait à coup sûr à priver le texte de 1881 de toute
sa substance et constituerait une violation totale de la maxime specialia
generalibus derogant, mais aussi, d'un point de vue pratique. En effet,
les incriminations spéciales ont pour avantage non négligeable
d'assurer une certaine prévisibilité au journaliste pour
évaluer si tel ou tel propos est ou non abusif au sens de la loi. De
plus, la généralité de la lettre de l'article 1382
risquerait très probablement de conduire le juge à devoir s'en
référer à un stéréotype du « bon
professionnel prudent et diligent » agissant en « bon père de
famille ». S'agit-il franchement des qualités requises pour
être un bon journaliste ? On peut en douter. Nous ne voulons pas d'une
presse consensuelle se fondant dans la complaisance en vue de satisfaire aux
critères changeants façonnés par les juges.
133. Alors bien entendu, comme le proposent de nombreux
auteurs292et comme l'eurent tenté certains
juges293, on pourrait ne retenir comme fautifs que les propos
révélateurs d'une faute qualifiée. Mais n'y a t'il pas
là encore un fort risque d'arbitraire ? C'est la raison pour laquelle,
la précision des délits de presse tels qu'envisagés par le
législateur de 1881 semble en tout état de cause, incarner un
vrai gage de sécurité pour les organes de presse mais aussi, pour
la sauvegarde de la liberté d'expression.
Il résulte de ce chapitre que le domaine de
compétence de l'article 1382 du Code civil, bien que résiduel,
demeure, et ce malgré le pouvoir d'attraction exercé par la loi
de
291 Pour son plaidoyer en faveur d'une restauration de la
responsabilité civile de droit commun en matière de presse :V. E.
Dreyer, Responsabilités civile et pénale des
médias, LexisNexis, 3e éd., 2011, n°25, p.
22.
292 V. par exemple en ce sens : G. Viney, note sous Civ.
2e, 24 janv. 1996, JCP G, 1996. I. 3985 ; N. Droin, Les
limites à la liberté d'expression dans la loi sur la presse du 29
juillet 1881, Disparition, permanence et résurgence du délit
d'opinion, LGDJ, 2011, p. 74 ; E. Dreyer, op. cit. p. 23.
293 V Supra n°92 et s.
80
1881. Selon la nature de l'intérêt
lésé, la marge d'expression de la responsabilité pour
faute varie, au grès des espèces, sans certitudes, sans
véritables repères.
Mais une chose est sûre : son domaine d'intervention ne
peut pas - en principe - empiéter sur celui de la loi sur la
liberté de la presse. La même observation peut d'ailleurs
être faite pour ce qui est des atteintes à certains droits
subjectifs apparus plus récemment et spécialement
protégés par la loi. Il s'agit en effet de ces « nouveaux
droits de la personnalité » que constituent essentiellement, le
droit au respect de la vie privée, de la présomption d'innocence
et de l'image et qui contribuent largement à ce phénomène
de rejet de l'article 1382 du domaine de la presse.
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