Section 2 : Les abus mettant en cause un
intérêt extrapatrimonial
121. Les intérêts extrapatrimoniaux renvoient
aux attributs inhérents à la personne en tant que sujet de droit.
Parmi ces attributs, incessibles, intransmissibles, figurent notamment le droit
à l'honneur, à la dignité, ou encore, le droit au respect
de la vie privée261 souvent nommés « droits de la
personnalité ». Leur atteinte ne génère pas un
préjudice d'ordre
259 En effet, parmi les propos poursuivis, figuraient
notamment : « les viticulteurs négligent la qualité de
leur vin en augmentant leur productivité » ; « font
pisser la vigne pour produire un maximum de vin » ; ou encore
« vendent des produits de mauvaise qualité ».
260 V. notamment : Civ. 2e, 8 avr. 2004 : Bull.
civ.II. n°182 ; Civ. 1e, 5 juil. 2006 : Bull.
civ.I. n°356.
261 R. Guillien et J. Vincent, Lexique des termes juridiques
2012, Dalloz, 19e éd., 2012, p. 391.
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économique, mais d'ordre moral262. Ce sont
donc les intérêts moraux de la personne qui sont ici en cause.
122. La protection des intérêts moraux de la
personne est principalement assurée par la loi du 29 juillet 1881 qui
conserve un véritable monopole de compétence en la
matière. Les infractions de diffamation et injure, dont la
répression permet de sanctionner des atteintes à l'honneur ou
à la considération de la victime, nourrissent à ce titre
la grande majorité du contentieux de la presse. « De tous les
biens, le plus précieux à soigner est, sans contredit, celui
d'une bonne réputation »263 disait Dareau. Mais
quelle est la place occupée par l'article 1382 du Code civil en ce
domaine ?
123. Si la jurisprudence du 27 septembre 2005264
semblait vouloir mettre un terme définitif à la fonction
complétive de l'article 1382 pour consacrer au texte de 1881 le monopole
de l'arbitrage des intérêts moraux des victimes, cette ambition
fut rapidement détractée par ses commentateurs. Et cela, tant sur
le plan théorique que pratique (Paragraphe 1). Depuis cet arrêt,
la faute regagne donc sa place et continue, au gré des espèces
qui lui sont confiées, de « définir la protection
minimale mise à la disposition de toutes les victimes qui ne disposent
pas d'un instrument plus efficace » 265 (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : les enseignements de la jurisprudence du 27
septembre 2005
124. Après s'être penché dans la
première partie266 sur la question de la
légitimité théorique de cette jurisprudence de 2005 au
regard des grands principes gouvernant notre droit, et fondamentalement ceux
encadrant la responsabilité civile extracontractuelle267, il
convient de s'intéresser maintenant à la portée pratique
de cette jurisprudence. En effet, en théorie nous l'avons vu, les
arguments penchent de façon nettement favorable pour une application
complétive de l'article 1382 du Code civil vis à vis du texte
spécial. Or, la pratique nous permet-elle de tirer des conclusions
semblables ? La vocation subsidiaire de
262 Il convient toutefois de préciser que la
lésion d'un intérêt moral n'exclu pas pour autant celle
concomitante d'un intérêt économique. Il ne faut donc pas
cloisonner ces intérêts en ce sens que les frontières les
séparant sont souvent bien maigres. Nul doute que la
révélation au grand public d'une information à
caractère diffamatoire et au contenu dégradant relative à
un entrepreneur puisse être largement nuisible pour l'image de son
entreprise et donc pour la prospérité économique de cette
dernière.
263 F. Dareau, Traité des injures dans l'ordre
judiciaire, 1777, Discours préliminaire, p. vij.
264 Attention, nous parlons ici de la jurisprudence du 27
septembre 2005 étudiée dans la Partie I (Supra
n°80) et non de celle rendue en matière de diffamation et
dénigrement étudiée dans la Partie II (Supra
n°118).
265 G. Viney, « Pour ou contre un principe
général de responsabilité pour faute?»,
Mél. P. Catala, Litec 2001, p. 557.
266 V. Supra n°81 et s.
267 V. sur ce point : P. Jourdain, Les principes de la
responsabilité civile, Dalloz, 7e éd., 2007.
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la responsabilité pour faute ne constitue t-elle pas
une menace au contact de la liberté d'expression ?
125. Rappelons-le, mardi 27 septembre 2005, la
première chambre civile de la Cour de cassation déclara que
« les abus de la liberté d'expression envers les personnes ne
peuvent être poursuivis sur le fondement de l'article 1382 du Code civil
»268 : la formule retentit alors comme un coup de
tonnerre. Aucun abus de la liberté d'expression dont la portée
attente à la personne - à ses intérêts
extrapatrimoniaux - ne peut désormais fonder une action au regard de la
responsabilité civile de droit commun. Il importe donc peu que
l'intérêt lésé soit ou non pris en
considération par la loi sur la liberté de la presse, aucune
allusion n'étant faite à celle-ci par la première
chambre.
126. Sauf à considérer que la loi du 29 juillet
1881 se suffit à elle-même pour assurer l'équilibre entre
la liberté d'expression d'une part et le droit des personnes de
l'autre269, il semblerait qu'il puisse y avoir des abus de la
liberté d'expression dont les conséquences dommageables ne
justifieront aucune réparation. Pourtant, si une approche
théorique permettait déjà aisément de s'incommoder
d'un tel constat270, nous pouvons d'ores et déjà
affirmer que la pratique paraît corroborer ce sentiment d'indignation. En
effet, comment avec une telle jurisprudence, les victimes de propos ne se
confondant ni avec la diffamation ni avec l'injure publique, mais dont le
caractère dénigreur est incontestable, trouveront
réparation271 ? Comment espérer que soient
sanctionnés les propos heurtant de façon
délibérée les convictions religieuses, tout en sachant que
les articles de la loi sur la presse censés les protéger
272 , sont inaptes à remplir cette tâche de
manière satisfaisante273? Comment aussi sanctionner le
directeur de publication n'assurant pas son rôle de contrôle et de
surveillance des annonces qu'il diffuse274 ? Comment rappeler
à
268 Civ. 1e, 27 sept. 2005 préc.
269 Conformément au Doyen Carbonnier : V. J. Carbonnier,
« Le silence et la gloire », D. 1951, chron. p.
119.
270 V. Supra n°96 et s.
271 Pour des exemples de dénigrement de la personne
retenus en jurisprudence : Civ. 2e, 15 avr. 1999 : Comm. com.
électr. 1999, comm. 14 ; Civ. 2e, 5 juillet 2001 :
LPA 24 sept. 2001, p.7 ; Civ. 2e, 13 fév. 1991 :
Bull. civ.II. n°51.
272 La protection des convictions religieuses est
assurée par les délits de provocation à la haine
religieuse (Art. 24 al. 6) et d'injure et diffamation à caractère
discriminatoire (art. 32 et 33) de la loi du 29 juillet 1881.
273 V. en ce sens : Ph. Malaurie, Les personnes, Les
incapacités, Défrénois, 3e éd.,
2007, n°328 ; E. Dreyer, « Disparition de la
responsabilité civile en matière de presse », D. 2006,
p. 1140 ; G. Lécuyer, Traité de droit de la presse et des
médias, Lexisnexis, 1ère éd., 2009, p.
720.
274 V. Civ. 2e, 10 juin 2004 : RTDciv.
2004, p. 728, appliquant l'article 1382 contre un directeur de publication
publiant des petites annonces mensongères.
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l'ordre le journaliste méconnaissant son obligation de
vérification de l'exactitude des informations qu'il
diffuse275 ou manipulant l'histoire pour accréditer ses
thèses276?
127. Alors bien évidemment, ces espèces sont
relativement rares et ne recouvrent qu'une proportion infime du contentieux de
la presse. Mais ne suffisent-elles pas à discréditer les tenants
de la thèse du « système juridique clos » partisans
d'une éradication complète de la responsabilité civile de
droit commun dans le domaine de la liberté d'expression ? On peut se le
demander. Bien entendu, face au phénomène d'objectivation que
connaît la responsabilité civile se traduisant en partie par la
multiplication des régimes spéciaux277, la
subsidiarité semble être devenue l'essence même de l'article
1382 du Code civil278. Mais ce constat est, et doit demeurer, un
signe de perfection de notre droit. Cela permet en effet d'éviter
l'inconfortable situation à laquelle certaines victimes sont parfois
injustement confrontées : le vide juridique279.
Heureusement, un certain nombre d'arrêts rendus
postérieurement à cette décision attestent du
prosélytisme inépuisable dont fait preuve la
responsabilité civile de droit commun. Comme le souligne le professeur
Philippe Brun, « deux siècles plus tard, le totem est encore
debout »280. Le paysage jurisprudentiel en atteste, et
semble finalement avoir transformé l'arrêt du 27 septembre 2005 en
une brèche sans conséquences.
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