Paragraphe 2 : Dénigrement et diffamation : une
frontière précaire
116. La frontière séparant le délit
pénal de diffamation envers les particuliers - réprimé par
l'article 29 de la loi sur la liberté de la presse - du délit
civil de dénigrement envers les produits et services - sanctionné
par l'article 1382 du Code civil - semble particulièrement poreuse. Par
un phénomène de « transcendance », il est
aisément envisageable que la critique abusive d'un produit puisse
traverser ce dernier pour finalement attenter à l'honneur ou à la
considération de son producteur.
117. Pourtant, en vue de limiter tout conflit de
compétence entre droit spécial et droit commun, une jurisprudence
constante admet que « les appréciations, même excessives
touchant les produits, les services ou les prestations d'une entreprise
industrielle ou commerciale, n'entrent pas dans les prévisions de
l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, dès lors qu'elles ne
concernent pas la personne physique ou morale »253.
La formule - claire et logique - implique donc qu'aussi excessive ou
mensongère soit la critique, dès lors qu'aucune personne morale
ou physique n'est mise en cause, l'article 29 de la loi de 1881 ne peut avoir
vocation à s'appliquer, la condition tenant à ce que soit mise en
cause une personne déterminée faisant
défaut254.
252 À savoir donc, la faute, le préjudice et le
lien de causalité.
253 Civ. 2e, 16 juin 2005 : Bull. civ.II.
n°156 ; Civ. 2e, 7 oct. 2004 : Bull. civ.II.
n°445 ; Civ. 2e, 8 avr. 2004 : Bull. civ.II.
n°182 ; Civ. 2e, 24 avr. 2003 : Bull. civ.II.
n°112 ; Civ. 2e, 23 janv. 2003 : Bull. civ.II.
n°15.
254 En effet, pour que le délit de diffamation de
l'article 29 de la loi sur la liberté de la presse puisse être
réprimé, trois conditions cumulatives sont exigées : une
imputation ou allégation d'un fait précis ; une mise en cause
d'une personne physique ou morale déterminée ; une atteinte
à l'honneur ou à la considération de cette personne (V.
M-L. Rassat, Droit pénal spécial, Précis Dalloz,
6e éd., 2011, p. 579 et s.). Ainsi, pour constituer une
diffamation, la critique d'un produit, même excessive doit - quand bien
même attenterait-elle à l'honneur ou à la
considération du producteur - mettre en cause ce dernier.
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118. Or, difficile d'admettre dans certains cas qu'une
critique, bien que ne mettant pas en cause explicitement le producteur ou le
prestataire de service, n'ait eu pour dessein d'attenter à l'honneur de
ce dernier.
En effet, notons cet arrêt controversé rendu par
la première chambre civile le 27 septembre 2005255 dans
lequel il fut jugé que l'émission de télévision
« Combien ça coûte » portant sur les «
arnaques des régimes alimentaires » avait, par l'illustration
répétée d'une photographie publicitaire d'un produit, le
Cegisil, rendu identifiable son fabriquant, le laboratoire
Cegipharma, de sorte que les allégations
réalisées par le reportage étaient constitutives du
délit de diffamation de l'article 29 de la loi spéciale. Dans cet
arrêt, la Cour de cassation a donc reproché à
l'émission que la critique faite à l'égard des produits
vendus sur le marché, et notamment le Cegisil, ait «
par voie d'insinuation »256, visé son
fabricant, le laboratoire Cegifarma. Ainsi, la Haute juridiction a pu
estimer - les imputations étant selon elle suffisamment précises,
la personne mise en cause identifiable et le préjudice d'atteinte
à l'honneur avéré - que les conditions de mise en oeuvre
de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 relatives à la diffamation
envers les particuliers étaient réunies, le texte spécial
devant ainsi primer sur le texte général que constitue l'article
1382 du Code civil.
Il incombe de mesurer l'impact d'une telle décision
pour la victime. En effet, la qualification de « diffamation » au
détriment de celle de « dénigrement » a pour
conséquence majeure de faire primer l'application du régime
procédural très particulier de la loi sur la presse avec les
conséquences néfastes que l'on connaît pour l'aboutissement
de l'action civile en réparation menée par les
victimes257. En outre, il ressort de cet arrêt que la Cour
semble davantage vouloir asseoir l'exclusivisme du texte de 1881 que respecter
le principe d'interprétation stricte de la loi pénale qu'impose
l'article 111-4 du Code Pénal258. Cela est tout a fait
regrettable. Lorsque l'on connaît les difficultés que peuvent
poser les dispositions procédurales de la loi sur la presse aux victimes
- à la grande joie des responsables ! - ne devrait-on pas tout
simplement considérer que l'évocation explicite d'un produit
prime sur celle implicite de son producteur, de sorte que l'article 1382 du
Code civil doit trouver à s'appliquer ? Cela aurait en tout cas le
mérite de couper court à toute forme d'ambigüité.
255 Civ. 1e, 27 sept. 2005 : Bull. civ.I.
n°346.
256 Civ. 1e, 27 sept. 2005 préc.
257 Prescription trimestrielle, formalisme de la citation et
offre de preuve contraire du diffamateur notamment.
258 C. Rojinsky et L. Boubekeur, « Critiquer un produit
peut relever de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse »,
Légipresse n°229-III, Mars 2006, p. 42 ; V. art. 111-4 du
Code pénal.
119.
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Néanmoins, il convient de le noter, quand bien
même le tracé de la frontière séparant le
dénigrement de la diffamation peut donner lieu à
interprétation, cette jurisprudence du 27 septembre 2005 ne semble
finalement constituer qu'un avatar jurisprudentiel. En effet, il apparaît
classiquement qu'aussitôt qu'un produit où service est visé
par des propos litigieux, la qualification opérée par les juges
va au dénigrement. En témoignent, un certain nombre de
décisions, à l'instar notamment de celle rendue par la
deuxième chambre civile en date du 16 juin 2005 dans l'affaire illustre
dite du Beaujolais. Dans cette affaire, étaient en cause des
propos dont le caractère diffamatoire aurait très certainement
à nouveau été retenu par la première chambre civile
si elle avait eu à statuer sur ce cas le jour de sa décision du
27 septembre 2005259. Pourtant, la deuxième chambre civile,
alors compétente pour statuer, considéra qu'en l'espèce
« seul le vin produit était mis en cause » et ce,
malgré de multiples allégations paraissant paradoxalement -
à notre sens - nettement remettre en cause les compétences des
viticulteurs.
120. Cette décision, ainsi que d'autres rendues dans
le même sens260, semble en réalité vouloir
redorer le blason de l'article 1382 du Code civil pour consolider l'idée
selon laquelle tout propos abusif mettant en cause un produit ou un service
doit être qualifié de dénigrement, dès lors
qu'aucune personne physique ou morale n'est explicitement mise en cause.
L'impérialisme du texte spécial, pour ce qui est des atteintes
mettant en cause un intérêt patrimonial, semble ainsi retrouver
ses limites. Mais qu'en est-il lorsque l'atteinte suscite la mise en cause d'un
intérêt de nature extrapatrimonial ? C'est ce qu'il convient
désormais d'examiner.
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